27 novembre 2023

Spin dictators : la tyrannie qui n’en a pas trop l’air

Les dictatures du 20e siècle gouvernaient par la force, voire la terreur, et se coupaient du monde. D’élections, il n’était pas question. Les dictatures d’aujourd’hui gouvernent plutôt par la manipulation de l’information et le modelage de l’opinion publique. Elles sont dirigées par des spin dictators (dictateurs de la manipulation), terme forgé par référence aux spin doctors, ou conseillers en communication qui façonnent l’image des personnalités politiques.

Sergei Gouriev et Daniel Treisman en exposent le fonctionnement dans Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, paru en 2022 en anglais et cette année en français et dans une dizaine d’autres langues.

Serguei Gouriev a eu tout le loisir d’expérimenter le sujet in vivo : docteur en mathématiques appliquées et en économie, il a été très proche du pouvoir russe comme « plume » de Dmitri Medvedev. Menacé pour avoir défendu Khodorkovski dans l’affaire Ioukos, il s’est réfugié en France en 2013. Après avoir été économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), il dirige la formation et la recherche à Sciences Po. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques à l’University of California Los Angeles (UCLA) est spécialiste des affaires russes. Les deux auteurs ont d’abord été réunis par « l’énigme Poutine » : depuis 2000, « Vladimir Poutine faisait mine d’adhérer aux principes de la démocratie, alors que son instinct le menait clairement dans une autre direction ». Puis ils ont constaté que son mode de contrôle politique n’était pas unique…


Contrairement aux dictatures de la peur, les dictatures de la manipulation ne suppriment pas les élections mais les « encadrent » avec soin. Gérées avec compétence, elles laissent à la société une marge de liberté, dont elles tracent nettement les limites en réprimant brutalement les opposants qui les transgressent. Il leur arrive d’ailleurs de revenir aux anciennes méthodes quand les nouvelles ne fonctionnent plus, comme l’a montré Vladimir Poutine en attaquant l’Ukraine : « un chef d’État qui semblait naguère exceller dans de subtiles méthodes de contrôle semble désormais déterminé à rayer un pays voisin de la carte » tout en instaurant en interne un système d’information de guerre étroitement contrôlé et répressif.

Repousser les dissidents vers les marges

Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle est une référence incontournable appuyée sur 160 pages de notes et 70 pages de bibliographie. Il n’est pas question ici d’en faire une recension détaillée mais uniquement de s’interroger sur le rôle éventuel des petites phrases dans les dictatures de la manipulation. Il ne peut s’agir que d’aperçus limités, car les auteurs privilégient logiquement l’aspect institutionnel des choses et non la rhétorique ou le contenu des messages. Ils disent qui sont et ce que font les propagandistes sans détailler leurs propos.

Les régimes autoritaires sont souvent violents en parole. Dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, on parlait de « trancher des têtes » et de « malfaisants […] qui nous ont plongé dans le dos leur poignard empoisonné ». Ils utilisent « les moyens mis en usage chez les Perses et les barbares », dit Aristote, en envisageant néanmoins une « deuxième espèce de souverain », qui, « quoique un tyran, gouvernant dans son propre intérêt […]se montre complètement vertueux […] et […] jamais vicieux ». Il inspire plus le respect que la crainte et ses sujets ne se rendent pas compte de leur asservissement. Plus tard, à son tour, Machiavel conseille aux princes « de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ».

Les méthodes de ces spin dictators sont plus subtiles, elles « relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue ». Les contenus évoluent. Là où les autocrates du XXe siècle se délectaient d’une imagerie violente […], les spin dictators adoptent une rhétorique plus froide, faite de compétence et de maîtrise, parfois sous un léger vernis socialiste ou nationaliste ».

La censure ne disparaît pas mais se fait discrète : « si les restrictions imposées à la presse deviennent trop flagrantes, elles peuvent avoir un effet en retour indésirable. Aussi, quand ces dictateurs censurent, ils censurent aussi le fait même qu’ils censurent ». Ils « se contentent de repousser leurs détracteurs vers les marges, en conservant la mainmise sur les chaînes de télévision nationales. Ils se moquent de ce que l’intelligentsia dit d’eux en privé, ou même en public, si c’est devant un petit auditoire. Les intellectuels dissidents sont autorisés à publier leurs revues confidentielles, à diffuser leurs émissions sur des chaînes câblées et à publier dans des journaux étrangers, tant que la demande est faible. » Mais on veille à les couper des masses : on les insulte, on met en doute leurs motivations, on les accuse d’antipatriotisme et d’élitisme, et l'on attise le ressentiment culturel.

La plupart des spin dictators n’ont pas de doctrine officielle. « À la place, ces gens utilisent un ensemble kaléidoscopique d’images et de thèmes qui visent de multiples auditoires à la fois. Le dirigeant russe associe l’histoire impériale, l’imagerie communiste et le traditionalisme conservateur dans ce que l’essayiste politique Ivan Krastev appelle « un cocktail Molotov de postmodernisme français et d’instrumentalisme propre au KGB ».

Les petites phrases seulement comme des ombres

Et les techniques de communication leur apportent des moyens nouveaux. « Beaucoup de spin dictators ont saisi d’instinct l’idée avancée par des chercheurs comme Jacques Ellul : la propagande la plus efficace est horizontale, transmise par de petits groupes et réseaux, souvent à travers des conversations informelles. Ils cherchaient des moyens d’implanter leurs messages dans des réseaux locaux, en supprimant toute trace de leur origine. » Ils détournent ainsi l’attention. Si nécessaire, il leur arrive aussi de « noyer les messages indésirables dans un flot de contenus progouvernementaux. L’aiguille de l’opposition disparaît ensuite dans une meule de foin de propagande. » Après les élections russes de 2011, 26 000 comptes Twitter frauduleux ont ainsi diffusé des milliers de tweets du monde entier en piratant les hashtags utilisés par des détracteurs de Poutine.

De-ci, de-là, on devine l’intervention très probable des petites phrases. Elles peuvent apporter le « léger vernis » de certains messages. La mise à l’écart des dissidents passe sans doute par des petites phrases « assassines », chargées d’un sens implicite destructeur d’image et compréhensible par le public. Le « cocktail » de postmodernisme et d’instrumentalisme s’exprime, on l’imagine, sous des formes brèves véhiculant un message implicite. Sans être désignées, les petites phrases apparaissent comme des ombres portées sur le mur de la caverne. Peut-être les auteurs pousseront-ils leur travail jusqu’à les déchiffrer ?

Michel Le Séac’h

Sergei Gouriev et Daniel Treisman
Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle 
Payot, Paris, 2023 

10 novembre 2023

« Les chambres à gaz sont un détail » : une petite phrase encore puissante trente-six ans plus tard

Des citoyens peuvent-ils participer à une manifestation contre l’antisémitisme alors que le président de leur parti vient de déclarer qu’à son avis le fondateur d’un parti dont le sien est issu n’était pas antisémite ? À Lilliput, un tel débat aurait quelque chose de la querelle entre gros-boutiens et petit-boutiens. Mais nous sommes en France : les mots ont un sens et non deux bouts. « Antisémitisme » désigne aussi bien la pratique active du pogrom que les considérations historiques illégales pour lesquelles Jean-Marie Le Pen a été condamné*. Et les polémiques autour de la participation du Rassemblement national à la manifestation organisée le 12 novembre 2023 par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale illustrent bruyamment l’importance des petites phrases.

Tout vient de ce dialogue sur BFM TV, le 5 novembre, entre le journaliste Benjamin Duhamel et Jordan Bardella, président du Rassemblement national :

‑ Est ce qu'il n'y a pas unparadoxe à porter la cause de la lutte contre l'antisémitisme comme vous le faites à l'instant quand on est patron d'un parti qui a été dirigé pendant près de 40 ans par un condamné pour négationnisme et pour des propos notoirement antisémites ?

‑ Je pourrais vous rappeler que M. Faure est l'héritier d'un mouvement politique qui a fait élire à la tête du pays M. Mitterrand qui a reçu des mains du maréchal Pétain la plus haute distinction du régime de Vichy. […]

‑ Moi je vous pose une question précise sur l'héritage du Front national devenu Rassemblement national dirigé pendant près de 40 ans par Jean-Marie Le Pen.

‑ M. Duhamel, la rupture politique entre Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen en 2015 a précisément eu lieu sur la question de l'antisémitisme, allant même jusqu'à exclure son propre père.

‑ Jean-Marie Le Pen, il n'est pas antisémite ?

‑ et euh... je ne le crois pas... je ne sonde pas les cœurs et les reins,  je ne le crois pas.

‑ Ah vous ne croyez pas que Jean-Marie Le Pen est antisémite ?

‑ Non je ne le crois pas…

‑ Mais il a quand même été condamné plusieurs fois pour cela.

‑ …maintenant, je suis né en 1995 et vous me parlez d'un temps que je n'ai pas connu […]

‑ Donc Jean-Marie Le Pen pour vous n'était pas antisémite... n'est pas antisémite.

‑ Non mais je ne suis pas juge, M. Duhamel.

‑ Ben les juges ont parlé puisqu'il a été condamné.

‑ Ben… les juges ont parlé, je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite. Maintenant, euh, je n'aurais évidemment pas tenu les propos qu'il a tenus sur, euh, le point de détail parce que pour moi l'horreur de la Shoah n'est pas un point de détail de l'histoire.

Le plus étonnant dans cette affaire est que M. Bardella, politicien chevronné malgré son jeune âge, se soit laissé aller à répondre : « je ne le crois pas ». Il connaissait certainement l’histoire du « point de détail » de 1987, il savait quelle était la « bonne » réponse et il était sûrement conscient que la question initiale visait à le piéger. Naïveté et sincérité voisinent dangereusement dans le débat politique. « Les adversaires du RN se délectent, depuis dimanche soir, du faux pas du jeune dirigeant », constate Clément Guillou dans Le Monde.

« Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite » est une formule moins puissante émotionnellement ‑ moins diabolisante ‑ que « les chambres à gaz sont un détail ». Et l’esprit ne saisit pas toujours bien les négations, a fortiori une négation d’un « anti ». Les commentateurs s’attachent donc plutôt à la deuxième phrase. Ainsi, une déclaration plutôt alambiquée (« Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé, je n'ai pas pu moi-même en voir, je n'ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième guerre mondiale »), concernant des actes commis il y a quatre-vingts ans dans un pays étranger par un régime disparu, prononcée il y a trente-six ans par un homme aujourd’hui âgé de 95 ans, retiré depuis longtemps de la vie politique, tient encore une place considérable dans les débats politiques contemporains en France.

Ce faisant, ils soulignent l’incroyable puissance des petites phrases. Ils mettent aussi en évidence leur caractère de micro-rhétorique :

Logos Ce qui rend saillante la phrase de Jean-Marie Le Pen n’est pas son contenu littéral mais son sous-entendu réel ou supposé (« Je ne crois pas que les chambres à gaz aient existé »).

Ethos : Ce sous-entendu est légitimé par la réputation de l’auteur de la phrase.

Pathos : Lequel fait l’objet d’une forte hostilité de la part du public.

Michel Le Séac’h

* Si l’on veut entrer dans les… détails, Jean-Marie Le Pen a été condamné pénalement pour antisémitisme une seule fois, à la suite de ces propos tenus en 1986 : « Je dédie votre accueil à Jean-François Kahn, à Jean Daniel, à Ivan Levaï, à Elkabbach, à tous les menteurs de la presse de ce pays. Ces gens-là sont la honte de leur pays. » Les quatre journalistes cités étaient notoirement d’origine juive, ce qui a motivé la condamnation. Jean-Marie Le Pen a aussi été condamné pour injures et pour contestation de crimes contre l’humanité en raison de sa phrase de 1987 sur les chambres à gaz. De plus, il a été condamné par des tribunaux civils à verser d’importants dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1382 du code civil (« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») en raison de la douleur morale infligée aux plaignants par ses propos.

Photo BootEXE : Jordan Bardella au Parlement Européen de Strasbourg en septembre 2022 via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0 DEED

20 octobre 2023

Il faut voir comme on se parle : Gérald Garutti cultive les arts de la parole

Il faut voir comme on se parle montre avant toutes choses comment Gérald Garutti écrit. Paru début 2023, ce petit livre alerte, voire expéditif, multiplie les formules brillantes, les énumérations en avalanche, les anaphores lancinantes (« Des arts du vivant. Des arts du rassemblement. Des arts du dire », etc.), les apophtegmes surprenants.

Mais il ne s’agit pas seulement d’afficher une passion ou de faire joli. Le but est aussi utilitaire : il s’agit de mettre en valeur le Centre des arts de la parole (CAP) créé par l’auteur à Aubervilliers avec une triple mission : publier, créer, former. Ce livre est  un « manifeste pour les arts de la parole ».

D’un manifeste, on n’attend pas un exposé neutre. Gérald Garutti dresse un tableau presque apocalyptique de la parole au 21e siècle : jamais l’Humanité n’a tant parlé – « mais est-ce que ça s’écoute ? » Il faut réagir ! « De la parole, nous refusons la réduction à ses versions éruptive et délatrice, cancanière et moutonnière, babillarde et concassée. À sa caricature évidée, débitée en discours indigents. En slogans piteux. En messages dérisoires. En toutes petites phrases. En vains éléments de langage. À sa triste figuration par les trois mousquetaires des temps modernes, Infox, Pathos, Clashos et Boxoffice. » On aura noté au passage le coup de patte presque rituel aux « petites phrases ». Vous avez dit « éléments de langage » ?

À cette parole réduite et néanmoins surabondante, l’auteur oppose la « parole juste ». Elle répond à vingt-sept conditions : humanité, maîtrise, courage, conscience, justesse, présence, etc. Une constellation idéale, voire idéaliste, qui s’exprime à travers les sept « arts » que l’auteur range sous la bannière de la parole légitime (« tout l’arc de la parole ») : le théâtre, le récit, la poésie, l'éloquence, la conférence, le dialogue, le débat. Ces arts sont choisis par lui « pour parer à la dégradation de la parole, […] pour résorber ce fléau qui abîme nos vies » (p. 96).

Gérald Garutti reconnaît les limites de sa vision irénique puisque « chacun de ces arts peut aussi passer du côté obscur – être mis au service de puissances mortifères », telle l’éloquence « dévoyée en caisse de résonance du nazisme ». Sous-entendu : la langue peut être la meilleure ou la pire des choses, Ésope l’avait fort bien dit voici plus de 2 600 ans. Pour rester du juste côté, il faut respecter la « nécessité absolue de fonder les arts de la parole sur la parole dans toute sa plénitude », forte parole qui n’exclut pas un souci du concret : on parvient à la parole juste « en pratique, en cultivant la parole comme l’art des arts » (p. 86).

Ce qui ramène aux enseignements du CAP. Si l’idée d’un lieu « qui interroge la société » et « qui rassemble les publics » rappelle l’idéal un peu daté des maisons de la culture malruciennes de 1961, la recherche d’une discipline tant dans la réflexion que dans l’expression peut être salutaire. Mise en alexandrins, la haine du monde est déjà moins haineuse. Naturellement, Gérald Garutti ne borne pas la vocation du CAP à ce travail sur la forme, mais c’est un bon début.

On s’interroge quand même sur les vertus qu’il prête à la parole. « De l’éloquence, la punchline est le résidu mortifère », estime-t-il par exemple. Mais qu’est-ce qu’une punchline ? Stricto sensu, c’est la formule frappante qui conclut un morceau de rap. Il y a souvent de l’hostilité dans le rap ; pourtant, c’est quand même une forme de parole travaillée, au même titre que la poésie. Et pourquoi excommunier la punchline si la parole « admet la discussion – la question, la réponse, la réplique, la divergence, le désaccord, l’objection, la contestation, la contradiction, la controverse » (p. 84) ‑, tolère la critique et supporte la mise à distance, y compris sous forme de raillerie, de satire ou de parodie ?

Ce sont là trois des vingt-sept conditions de la « parole juste ». Elles laissent ouverte la voie du conflit verbal. Comme le fait aussi une autre condition plus haut placée : « La parole présuppose l’autre – l’éthique, l’ouverture, la bienveillance, la tolérance, le respect, la considération, la reconnaissance » (p.82). (Le titre du livre fait d’ailleurs référence à la Foule sentimentale d’Alain Souchon.) Bien sûr, la parole est destinée à l’autre, encore qu’on puisse parler tout seul ou à Dieu, mais dès que l’autre intervient, le risque d’antagonisme ne peut être exclu – you have to be two to tango. Dès l’origine, sans doute, la parole été aussi apte aux invectives qu’aux roucoulades. En contrepoint des arts de la parole, il faudra convoquer les « sciences de la parole ».

M.L.S.

Gérald Garutti, Il faut voir comme on se parle – Manifeste pour les arts de la parole, Arles, Actes Sud – Centre des arts de la parole, 2023. ISBN : 978-2-330-17464-4. 160 pages, 12,50 €.

15 octobre 2023

Chrie : la pédagogie par la petite phrase

La rhétorique, ou art de persuader par le discours, occupait une place centrale dans la formation des jeunes de la Grèce antique, puis de Rome. Elle est restée une discipline importante longtemps après : au 19e siècle, dans les lycées français, la classe de 1ère s’appelait encore classe de rhétorique, et cette appellation a perduré dans les usages non officiels jusqu’au milieu du 20e s.

Les adolescents gréco-romains étaient préparés à la rhétorique par des exercices bien calibrés, les progymnasmata. De nombreux traités leur ont été consacrés par des auteurs de l’Antiquité ; presque tous sont perdus. Selon celui d’Aphtonius, rhéteur du 4e siècle, ces exercices étaient au nombre de quatorze : fable, narration, chrie, sentence, réfutation, confirmation, lieu commun, éloge, vitupération, comparaison, éthopée, description, thèse et législation[i].

Le nom de la chrie vient du mot grec chreia, utilité, car l’exercice était considéré comme spécialement utile. Elle « consistait à rappeler un mot, un trait remarquable pour l'appliquer adroitement, à un personnage déterminé ; le mot devait être court, pour mieux paraître en relief et forcer la jeune intelligence à plus d'efforts et de développements »[ii].

La chrie dite « de parole », par distinction avec la « chrie d’acte », se distingue de la sentence ou de la maxime principalement par le fait qu’elle se rattache toujours à un personnage désigné. C’est donc un exercice fondé sur une petite phrase.

La pratique de la chrie contribue sans doute à expliquer l’abondance des citations chez beaucoup d’auteurs de l’Antiquité comme Sénèque, lui-même fils de rhéteur. Elle est restée en usage dans les académies protestantes au moins jusqu’au 18e s. « Personne ne me surpassait, dit Goethe, dans les exercices de rhétorique, les chries et autres, et mon père en était si content qu'il me faisait à cette occasion des cadeaux d'argent considérables[iii]. » De nos jours encore, Victor Ferry, formateur qui se présente comme « fondateur de l’Artisanat rhétorique », conseille la pratique d’une chrie modernisée. « Personnellement, je n'aime pas tweeter », dit-il, « mais je m'y suis remis pour pratiquer la chrie[iv]. »

M.L.S.


[i] Aphtonius, Sophistae Progymnasmata, trad. latine Rodolpho Agricola et Ionnae Maria Catanæo, Lyon, Ioannes Lertout, 1581, p. 2.

[ii] Émile Amiel, L’Éloquence sous les Césars, Paris, Furne et Cie, 1864, p. 78.

[iii] Cité par Émile Amiel, op. cit.

[iv] Victor Ferry, Douze leçons de rhétorique pour prendre le pouvoir, Paris, Eyrolles, 2020.

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0

04 octobre 2023

« Taisez-vous Elkabbach ! », une petite phrase nominative… et fictive

Le décès du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, ce 3 octobre, ramène au jour la plus fameuse petite phrase qui lui soit associée : « Taisez-vous Elkabbach ! »

Les petites phrases contiennent rarement des noms propres. L’histoire en garde quelques témoignages dans les recueils de citations : « Dieu de Clotilde, si tu me donne la victoire, je me ferai chrétien », « Pends-toi brave Crillon », « Bois ton sang Beaumanoir »… et bien sûr « Rendez à César ce qui est à César ». Mais ils sont l’exception.

Le plus souvent, une petite phrase nominative est assez vite oubliée : « Wauquiez, c'est le candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel » (Benjamin Griveaux), « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ″J’en ai plein les couilles″ » (Bernard Tapie).

Même dans les petites phrases les plus célèbres, le nom propre tend à être omis s’il n’est pas indispensable à l’économie de la formule. « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur » (Valéry Giscard d’Estaing) tend à se réduire à « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

Si en revanche le patronyme est cité à titre de référence historique, positive ou négative, il fait partie du message et demeure, comme dans « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » (François Fillon) ou très récemment « Il y a du Doriot dans Roussel » (Sophia Chikirou).

« Entre ici Jean Moulin » est un cas à part : il résume en quatre mots l’hommage funèbre dont il est extrait, prononcé par André Malraux et parfois considéré comme l’un des plus grands discours de son siècle. Il serait inimaginable que le nom du défunt n’y figure pas. Il est en outre associé à une diction particulière qui le renforce.

Et au fond, c’est aussi le cas de « Taisez-vous Elkabbach ! », autre impératif prononcé avec le ton impérieux bien reconnaissable de Georges Marchais, alors premier secrétaire du Parti communiste. La petite phrase est restée fameuse… et pourtant elle n’a pas été prononcée par Georges Marchais !

Invité par Jean-Pierre Elkabbach à une soirée télévisée sur la chaîne Antenne 2 le soir des élections législatives de 1978, le dirigeant communiste monopolise la parole. Interrompu par le journaliste, il menace de quitter le studio et affirme : « C’est extrêmement désagréable de discuter avec vous. » Il évoque aussi une possible censure à l’encontre du journaliste sous forme d’une coupure d’antenne décidée par les syndicats.

La menace a beau n’être qu’un sous-entendu, elle est parfaitement claire. Thierry Le Luron, imitateur et humoriste très talentueux, s’en empare et la condense sous la forme « Taisez-vous Elkabbach ! », qui remporte un grand succès. Elle est d’autant plus crédible que, l’année précédente, Georges Marchais s’est fait remarquer par une autre petite phrase nominative, elle aussi à l’impératif : « Liliane, fais les valises ! ». On ne prête qu’aux riches.

Michel Le Séac’h

Photo Mickael Denet, Jean-Pierre Elkabbach lors de la matinale d'Europe 1 en Gare de Lyon à Paris le 21 mars 2014, via Wikimedia Commons, CC BY S-A 3.0

02 octobre 2023

« Il y a du Doriot dans Roussel » : une petite phrase et pire encore entre insoumis et communistes

La gauche française est secouée depuis une dizaine de jours par une petite phrase qu’on aurait pu croire improbable. Le 20 septembre, Sophia Chikirou, députée de La France insoumise (LFI) partage sur Facebook un avis négatif sur Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et ajoute : « Il y a du Doriot dans Roussel ». Jean-Luc Mélenchon, chef des Insoumis, approuve.

Bien entendu, Jacques Doriot et Fabien Roussel ont quelque chose en commun : il y a du communisme dans l’un comme dans l’autre. Doriot a été député communiste pendant treize ans, de 1924 à 1937. Roussel l’est depuis six ans. Mais leurs parcours sont bien différents.

Celui de Jacques Doriot est chahuté. Jeune ouvrier, il devient militant socialiste (SFIO) avant d’adhérer au Parti communiste. Formé à l’agit’prop’ en Union soviétique, il devient à 25 ans député de Saint-Denis. Désireux d’œuvrer à une union de la gauche refusée par le PCF, il est exclu du parti en 1934 puis crée en 1936 un parti concurrent, le PPF, qui évoluera vers le national-socialisme. Pendant la guerre, héraut de la gauche collaborationniste, il finit par s’engager dans la LVF, se bat sous l’uniforme allemand sur le front de l’Est et meurt d’un fait de guerre à 46 ans.

 Les leaders communistes en 1928. En haut, de gauche
à droite, Duclos, Cachin, Barbé (également
cofondateur du PPF) ; en bas, Doriot, Alloyer, Thorez.
En comparaison, Fabien Roussel, 53 ans, mène une existence linéaire de communiste pur jus. Adhérent du mouvement de jeunesse du PC dès l’adolescence, il est embauché à 20 ans à L’Humanité, où son père est journaliste, puis travaille pour des parlementaires et ministres communistes avant d’être élu député en 2017 et désigné secrétaire national du PCF l’année suivante.

De toute évidence, Sophia Chikirou s’est livrée à une provocation envers l’appareil communiste. Mais les remous vont bien au-delà. L’Humanité réagit au quart de tour. « Le Rubicon a été franchi en matière d’injures et de calomnies entre partenaires de gauche », s’indigne le quotidien communiste, qui appelle à la rescousse les partis membres de la Nupes. « Le gouvernement doit sortir le pop-corn en nous voyant nous taper dessus », déplore dans ses colonnes l’écologiste Cyrielle Chatelain. « Depuis l’été, s’est instaurée entre nous une guerre de la petite phrase. Là, on tombe dans l’attaque interpersonnelle et la décrédibilisation des autres partis… ».

Torts partagés et néanmoins gravissimes

Mais reconnaître explicitement une « guerre de la petite phrase » sous-entend que les torts ne sont pas tous du côté de LFI. Dans Slate, Sylvain Boulouque renvoie encore plus clairement aux « usages rhétoriques du PCF dans les années 1920 et 1930, ou lors des heures chaudes de la guerre froide ». Et il ajoute : « le syndrome de la forteresse assiégée semble refaire surface avec d'autant plus d'aisance que le secrétaire général du PCF est lui aussi adepte des petites phrases choc qui génèrent la polémique ». Jean-Numa Ducange est sur la même ligne dans Marianne : « On peut bien sûr critiquer la ligne de Roussel, y compris sa méthode qui consiste parfois à faire parler de lui à tout prix à l’aide d’une « ″petite phrase″ ».

Mais les sept mots de Sophia Chikirou et surtout le nom de Doriot, chargé de sous-entendus épouvantables, portent apparemment la « guerre » à un degré supérieur. « Je me penche rarement sur une petite phrase, mais celle-ci est lourde de sens et peut-être de conséquences », gronde Patrick Cohen dans un éditorial de La 5. Il y voit une « diabolisation du débat public qui renvoie tout le monde à l'extrême-droite » : avec l’intervention du diable, la guerre des petites phrases devient guerre de religion.

M.L.S.

Photo : Domaine public, BNF, via Picryl

27 septembre 2023

« La France a perdu une bataille mais la France n’a pas perdu la guerre » : ceux qui ont entendu la petite phrase

« La France a perdu une bataille, la France n’a pas perdu la guerre » est incontestablement l’une des paroles historiques les plus connues du 20e s. L’historien Alain Decaux a raconté avec vivacité, dans un livre préfacé par Alain Peyrefitte[i], comment le général de Gaulle a été amené à la prononcer : « le lendemain, 18 juin [1940], à 18 heures, de Gaulle se rend à la BBC pour y prononcer son premier appel aux Français. Un studio de radio. De Gaulle, escorté du lieutenant Geoffroy de Courcel, s’assied derrière le micro posé sur une table. Il prend la parole […] ″La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre !″ »

« Qui peut l’entendre, cette phrase ? », demande sérieusement un autre historien, Max Gallo[ii]. « D'abord, matériellement, rares sont ceux, peut-être une dizaine de milliers, qui ont pu prendre cet appel à la radio. » En fait, comme chacun sait aujourd’hui, « matériellement », personne n’a pu entendre cette phrase. Elle n’a pas été prononcée le 18 juin 1940 à la radio mais placardée sur une affiche fin juillet 1940.

Pourtant, plaisante un troisième historien, Guy Bechtel, « J'en ai vu de ces amoureux de la première heure qui juraient avoir été émus par la terrible phrase : "La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre[iii]." ». Parmi ces auditeurs inspirés figure, selon ses biographes, le futur maréchal Leclerc, alors lieutenant :

J'entends, le 18 juin 1940, la Marseillaise qui s'échappe du petit poste de radio caché dans un coin du grenier, puis la voix du général de Gaulle retentit : « La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre[iv] ! »

Parmi ces privilégiés figure aussi l’avocat socialiste Jean-Yves Goëau-Brissonnière :

Cette plage solitaire... Est-ce au poste de galène de la cabane que j'ai entendu, un soir de juin de l'an 40, une voix lointaine qui semblait sortir de l'ombre entre fading et parasites ? "La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre[v]."

Et le comte Henry d’Ornano, haut fonctionnaire gaulliste :

De ce soldat, je ne connaissais même pas le nom, je n'avais jamais lu son livre Vers l'armée de métier, lorsque mon oreille entendit, de Londres, cette voix inconnue et grave dont l'accent était celui des Prophètes !: "La France a perdu une bataille, la France n'a pas perdu la guerre[vi] !"

Ou encore le célèbre journaliste et patron de presse Pierre Lazareff :

J'atteignis, non sans nouvelles difficultés, le Portugal, dans les derniers jours de juin. Et c'est au Portugal, dans la petite ville de Guarda, perdue dans les montagnes, que j'entendis la Voix que la France attendait. Sur la petite place de cette minuscule cité médiévale, un coiffeur avait installé un haut-parleur et l'avait branché sur la B.B.C. de Londres. Je passais par là au moment où le général de Gaulle répétait sa phrase célèbre : "la France a perdu une bataille...[vii]"

De nombreux mémorialistes moins capés ont eux aussi raconté dans quelles circonstances ils ont entendu la phrase fameuse, à la radio, le 18 juin 1940, tels Lucienne-Marie Enfrey (« Je l'ai gardée dans le dédale de mes oreilles, comme les coquillages gardent le bruit de la mer dans leur circonvolutions[viii] »), Janine Elissetche (« Je bois ces paroles avec ferveur me sentant lavée de la souillure, envahie d'un désir de revanche[ix] ! »), Josette Lassalle (« Je me rappelle très bien le visage soudainement coloré de notre père, d'habitude plus pâle[x] ») ou Albert de Pouzols (« Quelqu'un tourna le bouton et tout à coup, par-dessus le brouhaha des consommateurs, une voix s'éleva, grave et simple[xi] »).

Il est facile d’ironiser, bien sûr, devant cet afflux de paramnésies. Cependant, il nous administre une leçon évidente : les petites phrases peuvent être puissantes au point de transcender la vérité et de plier les mémoires. Que « La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre ! » n'ait pas été prononcée le 18 juin 1940 ne change rien à l'engagement des personnes qui disent l'avoir entendue. La petite phrase n'en est pas la cause ; son absence n'y a pas fait obstacle. Mais il leur a néanmoins fallu l'intégrer à leur parcours personnel.

Michel Le Séac’h


[i] Alain Decaux, 1940-1945 : De Gaulle, celui qui a dit non, Paris, TF1 éditions, 1999.

[ii] Max Gallo, Le XXe siècle, Paris, Perrin, 1979

[iii] Guy Bechtel, Le Général n'existe pas, ou du peu de réalité d'un officier supérieur, Mayenne, Éditions de l’esprit nouveau, 1963.

[iv] Paul Dupays, Renaissance de l'A.F.N.: Chronique historique. La vie reprend, janvier-avril 1943, Londres, Éditions de la critique, 1943.

[v] Jean-Yves Goëau-Brissonnière, Mission secrète pour la paix en Algérie : 1957, Paris, Lieu commun, 1992.

[vi] Henry d'Ornano, L'action gaulliste aux États-Unis, 1940-1945, Paris, Central presse, 1948.

[vii] Pierre Lazareff, De Munich à Vichy, New York, Brentano’s, 1944

[viii] Lucienne-Marie Enfrey, Une femme entre les femmes, Nice, Société d’impression méditerranéenne, 1958.

[ix] Janine Elissetche, Comment je suis devenue lieutenant-colonel "le", Paris, Éditions La Bruyère, 1991.

[x] Josette Lassalle, entretiens avec Jacques Balié, Une Bordelaise dans la Résistance, Bordeaux, Mollat, 1996.

[xi] Albert de Pouzols, Les rebelles du "Saint-Pierre", Genève, Éditions du Milieu du monde, 1945.

Photo Thomas Citharel, via Wikimedia Commonslicence CC-AS 4.0, statue du général de Gaulle par Françoise Boudier

23 septembre 2023

« Rendez à César… » : abrogation de la petite phrase la plus célèbre de l’histoire ?

Très Saint Père, est-il permis d’accueillir/de rejeter les migrants [rayer la mention inutile] ? La question n’a pas été posée au pape François, de visite à Marseille – à Marseille et non en France a-t-il précisé – mais il s’en est emparé.

Chacun connaît l’épisode où, au faîte de sa gloire après plusieurs miracles, entré dans Jérusalem sous les acclamations, Jésus s’entend demander : « Est-il permis de payer le tribut à César ? » Autrement dit, doit-on verser un impôt à l’occupant romain ? Rebelle ou collabo selon sa réponse, il court de sérieux risques immédiats, venant soit des autorités, soit du peuple. Comme on sait, Jésus s’échappe de la question fermée en répondant : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »[i].

Cette phrase aurait pu être vite oubliée. On aurait pu n’y voir qu’une réplique habile, une simple pirouette qui évacue la question sans la régler. Ou un acte d’allégeance formulé en termes diplomatiques, puisque au fond la réponse est « oui » ; saint Paul, estime ainsi qu’elle impose au chrétien la soumission envers l’autorité publique. Cependant, de nombreux exégètes y voient en réalité la première expression du principe de séparation de l’Église et de l’État. Une petite phrase résolument politique : pour la première fois, le pouvoir religieux ne cherche pas à imposer une position au pouvoir politique. Ce qui facilitera bien sûr l’essor de la nouvelle religion à travers le monde romain, puis au-delà.

Quelle qu’ait pu être son intention réelle, la petite phrase de Jésus a pris une importance unique dans l’histoire. C’est « la proposition qui a sans doute joué le rôle politique le plus durable et le plus décisif de toute l’histoire de la pensée », estime le philosophe Roger Dadoun[ii]. Elle est, de loin, la citation de Jésus la plus fréquente sur le web. Et en numéro deux vient une autre petite phrase à connotation politique qui fait figure de confirmation : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »
La petite phrase de Jésus est-elle mortelle ? Le pape François a-t-il voulu rompre avec elle et prendre une position ouvertement politique ? Ce ne serait pas la première fois qu’il s’écarte de la parole divine. « Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal », déclarait-il en 2015 – loin du « Tendez la joue gauche », un message à l’aspect d’autant plus blasphématoire qu’il venait quelques jours après l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo

Pontife de son époque, François pourrait considérer qu’en comparaison de la question migratoire et des noyades en Méditerranée, la position fiscale de Jésus paraît presque anodine, pour ne pas dire gentillette. Lui-même prône une modification de l'ordre du monde. Il va au-delà du devoir de charité à l’égard du frère humain menacé de noyade en réclamant, au moins entre les lignes, un accueil inconditionnel des migrants. Et à ses côtés, l’archevêque de Marseille fustige expressément les « institutions politiques ».

Il faut noter cependant que le pape, qui sait parfaitement user des petites phrases, semble avoir évité toute formule explicite et concise qui se prêterait à des citations hostiles comme une sorte de corps du délit. De plus, rien ne dit qu’il s'adresse, lui, aux « institutions politiques » ni même à un peuple français très majoritairement opposé à l’accueil inconditionnel. En disant et en répétant qu’il se trouve non en France mais à Marseille, carrefour de la Méditerranée où trois continents se rencontrent, il s’adresse peut-être en réalité aux candidats à la migration, sans doute beaucoup plus nombreux dans une Afrique de 1,4 milliard d’habitants. Après tout, l’Église en manque de prêtres et de fidèles aurait quelques raisons de se considérer comme un « métier en tension ».

M.L.S.

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[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris, 2015, p. 64.

[ii] Roger Dadoun, « Du politique comme violence : corps mystique etcorps naturel », in:  Littérature, N°64, 1986. Propositions critiques pour Jean Levaillant. pp. 23-29. doi : 10.3406/litt.1986.1403. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1986_num_64_4_1403.

Photo presidencia.gov.ar, via Wikimedia CommonsCC-BY-SA-2.0


20 septembre 2023

Nicolas Sarkozy ne reconnaît qu'une petite phrase

Nicolas Sarkozy a publié une dizaine de livres. Dans Le Temps des combats, qui vient de paraître[i], il égrène ses souvenirs présidentiels de la période 2009-2011. Pour la première fois, sauf erreur, la locution « petite phrase » vient sous sa plume. Il évoque Ségolène Royal :

Je me souvenais d'ailleurs avec un brin de malice de cette petite phrase que je lui avais assénée quand, durant la campagne de 2007, les socialistes avaient lancé une polémique sur un prétendu espionnage de la candidate par mes équipes... J'avais balayé ces accusations fallacieuses d'un revers de main et ajouté : "Pour chercher quoi ? Son programme ? Ce n'est pas une enquête qu'il faut, c'est une exploration !" Cela n'était pas tendre, mais l'avenir m'a donné raison.

Le plus étonnant n’est pas que l’ancien président de la République éclaire ses années 2009-2011 en citant une phrase de 2007. C’est qu’il n’en cite pas d’autre. Car des petites phrases autrement fameuses ont marqué son parcours. Avant même son élection, c’était, en 2005 sur la dalle d’Argenteuil, « Vous en avez assez de cette bande de racailles? On va vous en débarrasser » et, à La Courneuve, « on va nettoyer au Karcher la cité ».


Une autre phrase de 2007 avait été beaucoup plus remarquée : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire »[ii]. Cette formule prononcée à Dakar, extraite d’un discours bourré d’hommages appuyés à l’Afrique et aux Africains, s’est avérée calamiteuse. Le public entend ce qui est dit (logos) en fonction de ses sentiments (pathos) et de ceux qu’il attribue au locuteur (ethos). De plus, le cerveau a souvent un peu de mal avec les tournures négatives. Bon nombre d’auditeurs ont cru entendre : « L’homme africain n’est pas entré dans l’histoire ». L’omission de l’adverbe « assez » changeait radicalement le sens de la phrase.

Ségolène Royal, justement elle, est même allée plus loin en changeant l’adverbe. Visitant Dakar à son tour en 2009, elle déclarait : « Quelqu’un est venu ici vous dire que l’homme africain n’est pas encore entré dans l’histoire. Pardon, pardon pour ces paroles humiliantes. » On comprend que Nicolas Sarkozy lui en tienne rigueur et que, en 2023 encore, il saisisse l’occasion de se souvenir « avec un brin de malice de cette petite phrase [qu’il lui avait] assénée ». Même si l’opinion publique, elle, a oublié depuis longtemps cette formule « pas tendre » mais pas non plus très remarquable.

Souffle d'en bas

Si l’on demande à l’homme de la rue quelle phrase il attache à l’ex-président, il est bien possible que « Casse-toi pauv’ con ! » tienne la corde[iii]. Cette réplique violente à un visiteur qui lui disait : « Touche-moi pas, tu me salis ! », au Salon de l’agriculture de février 2008, avait marqué les esprits. Nicolas Sarkozy ne s’en souvient pas « avec un brin de malice » mais il est juste de noter que, sans parler de petite phrase, il n’en a pas totalement expurgé ses mémoires. Dans La France pour la vie[iv], il commente ainsi cette imprécation :

Lorsque l'on veut devenir Président, on se doit de considérer, de respecter et de s'intéresser à chacun. J'ai moi-même eu grand tort, lors d'une visite au Salon de l'agriculture, de céder à la provocation en répondant à l'individu qui m'avait insulté : "Casse-toi, pauvre c..." Ce fut une erreur, car il avait le droit de penser ce qu'il disait, même s'il n'avait pas à me le dire ainsi. Mais, en lui répondant, je me suis mis à son niveau.

L’ex-président, on le voit, revendique au moins des circonstances atténuantes : il a cédé à une provocation. Le « merde » de Cambronne à Waterloo était lui aussi une réponse à l’ennemi anglais. « Cambronne trouve le mot de Waterloo par visitation du souffle d’en haut » écrit Victor Hugo. Nicolas Sarkozy, dirait-il peut-être, s’est laissé visiter par le souffle d’en bas.

Michel Le Séac’h


[i] Nicolas Sarkozy, Le Temps des combats, Paris, Fayard, 2023.

[ii] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 103.

[iii] Idem, p. 87.

[iv] Nicolas Sarkozy, La France pour la vie, Paris, Plon, 2016.

Photo Wilson Dias/Abr, Wikimedia Commons, licence Creative Commons Attribution 3.0 Brazil.

05 septembre 2023

Petite phrase assassine : quand la métaphore tourne à l’abus de langage

Ouest-France a publié hier un article de réflexion intitulé « Stop aux petites phrases assassines ». Les petites phrases n’ont pas bonne presse, mais faut-il que le danger soit majeur pour que le premier quotidien français par sa diffusion leur consacre un quart de sa page 5…

En réalité, l’auteur de l’article ne songeait pas du tout au débat politique, lieu habituel des petites phrases « assassines » (deuxième adjectif le plus souvent appliqué aux petites phrases). Docteur en sciences de gestion, professeur agrégée dans un institut d’administration des entreprises, Isabelle Barth se préoccupe de petites phrases comme « Tu es méchant ! » ou « Tu ne sais rien faire ! » adressées à des enfants. Elles « étouffent à bas bruit » leur destinataire « comme les gouttes d’eau qui remplissent peu à peu le vase, saturent l’espace vital de celui ou celle qui les subit ».

Image générée par Dall-E, d'OpenAI, sur le thème
« politicien prononçant une petite phrase assassine »

C’est pousser la métaphore trop loin. Un assassinat est un meurtre avec préméditation. Les parents ou les professeurs visés par Isabelle Barth font des reproches aux enfants en espérant qu’ils vont s’améliorer et pas, sauf cas pathologiques, pour les pousser au désespoir. Si leur méthode n’est peut-être pas optimale, leur intention n’est sûrement pas maléfique, il ne faut pas confondre éducation déficiente et harcèlement moral. Et si le résultat est mauvais, il n’est pas prémédité.

Bien qu’inapproprié ici, l’adjectif « assassine » souligne néanmoins la puissance énorme de certaines phrases. Or la puissance d’une phrase aussi banale que « Tu es méchant ! » n’est pas dans ces trois mots eux-mêmes, il est dans l’univers de sous-entendus auquel ils renvoient. Un univers fait principalement des relations entre le locuteur et le destinataire de la phrase. Ce dernier, l’assassiné métaphorique, réagit à ce qu’on lui dit selon ses propres affects et l’idée qu’il se fait du locuteur. Ainsi, la petite phrase est une micro-rhétorique qui réalise l’unité du logos, du pathos et de l’ethos. Et au fond, ce n’est pas si différent dans le débat politique, mis à part le fait qu’une petite phrase s’adresse à un public entier et non à un seul auditeur.

M.L.S.