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10 novembre 2023

« Les chambres à gaz sont un détail » : une petite phrase encore puissante trente-six ans plus tard

Des citoyens peuvent-ils participer à une manifestation contre l’antisémitisme alors que le président de leur parti vient de déclarer qu’à son avis le fondateur d’un parti dont le sien est issu n’était pas antisémite ? À Lilliput, un tel débat aurait quelque chose de la querelle entre gros-boutiens et petit-boutiens. Mais nous sommes en France : les mots ont un sens et non deux bouts. « Antisémitisme » désigne aussi bien la pratique active du pogrom que les considérations historiques illégales pour lesquelles Jean-Marie Le Pen a été condamné*. Et les polémiques autour de la participation du Rassemblement national à la manifestation organisée le 12 novembre 2023 par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale illustrent bruyamment l’importance des petites phrases.

Tout vient de ce dialogue sur BFM TV, le 5 novembre, entre le journaliste Benjamin Duhamel et Jordan Bardella, président du Rassemblement national :

‑ Est ce qu'il n'y a pas unparadoxe à porter la cause de la lutte contre l'antisémitisme comme vous le faites à l'instant quand on est patron d'un parti qui a été dirigé pendant près de 40 ans par un condamné pour négationnisme et pour des propos notoirement antisémites ?

‑ Je pourrais vous rappeler que M. Faure est l'héritier d'un mouvement politique qui a fait élire à la tête du pays M. Mitterrand qui a reçu des mains du maréchal Pétain la plus haute distinction du régime de Vichy. […]

‑ Moi je vous pose une question précise sur l'héritage du Front national devenu Rassemblement national dirigé pendant près de 40 ans par Jean-Marie Le Pen.

‑ M. Duhamel, la rupture politique entre Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen en 2015 a précisément eu lieu sur la question de l'antisémitisme, allant même jusqu'à exclure son propre père.

‑ Jean-Marie Le Pen, il n'est pas antisémite ?

‑ et euh... je ne le crois pas... je ne sonde pas les cœurs et les reins,  je ne le crois pas.

‑ Ah vous ne croyez pas que Jean-Marie Le Pen est antisémite ?

‑ Non je ne le crois pas…

‑ Mais il a quand même été condamné plusieurs fois pour cela.

‑ …maintenant, je suis né en 1995 et vous me parlez d'un temps que je n'ai pas connu […]

‑ Donc Jean-Marie Le Pen pour vous n'était pas antisémite... n'est pas antisémite.

‑ Non mais je ne suis pas juge, M. Duhamel.

‑ Ben les juges ont parlé puisqu'il a été condamné.

‑ Ben… les juges ont parlé, je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite. Maintenant, euh, je n'aurais évidemment pas tenu les propos qu'il a tenus sur, euh, le point de détail parce que pour moi l'horreur de la Shoah n'est pas un point de détail de l'histoire.

Le plus étonnant dans cette affaire est que M. Bardella, politicien chevronné malgré son jeune âge, se soit laissé aller à répondre : « je ne le crois pas ». Il connaissait certainement l’histoire du « point de détail » de 1987, il savait quelle était la « bonne » réponse et il était sûrement conscient que la question initiale visait à le piéger. Naïveté et sincérité voisinent dangereusement dans le débat politique. « Les adversaires du RN se délectent, depuis dimanche soir, du faux pas du jeune dirigeant », constate Clément Guillou dans Le Monde.

« Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite » est une formule moins puissante émotionnellement ‑ moins diabolisante ‑ que « les chambres à gaz sont un détail ». Et l’esprit ne saisit pas toujours bien les négations, a fortiori une négation d’un « anti ». Les commentateurs s’attachent donc plutôt à la deuxième phrase. Ainsi, une déclaration plutôt alambiquée (« Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé, je n'ai pas pu moi-même en voir, je n'ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième guerre mondiale »), concernant des actes commis il y a quatre-vingts ans dans un pays étranger par un régime disparu, prononcée il y a trente-six ans par un homme aujourd’hui âgé de 95 ans, retiré depuis longtemps de la vie politique, tient encore une place considérable dans les débats politiques contemporains en France.

Ce faisant, ils soulignent l’incroyable puissance des petites phrases. Ils mettent aussi en évidence leur caractère de micro-rhétorique :

Logos Ce qui rend saillante la phrase de Jean-Marie Le Pen n’est pas son contenu littéral mais son sous-entendu réel ou supposé (« Je ne crois pas que les chambres à gaz aient existé »).

Ethos : Ce sous-entendu est légitimé par la réputation de l’auteur de la phrase.

Pathos : Lequel fait l’objet d’une forte hostilité de la part du public.

Michel Le Séac’h

* Si l’on veut entrer dans les… détails, Jean-Marie Le Pen a été condamné pénalement pour antisémitisme une seule fois, à la suite de ces propos tenus en 1986 : « Je dédie votre accueil à Jean-François Kahn, à Jean Daniel, à Ivan Levaï, à Elkabbach, à tous les menteurs de la presse de ce pays. Ces gens-là sont la honte de leur pays. » Les quatre journalistes cités étaient notoirement d’origine juive, ce qui a motivé la condamnation. Jean-Marie Le Pen a aussi été condamné pour injures et pour contestation de crimes contre l’humanité en raison de sa phrase de 1987 sur les chambres à gaz. De plus, il a été condamné par des tribunaux civils à verser d’importants dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1382 du code civil (« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») en raison de la douleur morale infligée aux plaignants par ses propos.

Photo BootEXE : Jordan Bardella au Parlement Européen de Strasbourg en septembre 2022 via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0 DEED

09 septembre 2020

« Le Kamasutra de l’ensauvagement », une imprudence de la part d’Emmanuel Macron

Interrogé le 8 septembre sur le mot « ensauvagement », Emmanuel Macron répond : « Ce qui m’importe ce sont les actes, pas les mots ». Est-ce une manière d’enterrer la querelle de vocabulaire entre son ministre de la Justice et son ministre de l’Intérieur autour de cet « ensauvagement » ?


Hélas le président de la République ajoute aussitôt, à l’attention de la presse et devant les caméras : « Avec les commentaires, vous avez fait le Kamasutra de l'ensauvagement, depuis quinze jours, tous ensemble. Donc je vous laisse à votre Kamasutra. Ce qui m'importe, c'est le réel ! » Si l’on veut se débarrasser d’un mot, il ne faut pas y revenir, il faut éviter de le prononcer soi-même.

Surtout si c’est pour le rendre encore plus saillant en l’accolant à un mot encore plus remarquable, « Kamasutra ».

Dans la bouche du président de la République, le « Kamasutra de l’ensauvagement » est une critique à l’encontre de la presse. N’empêche que c’est lui qui en parle. C’est dans sa bouche que sont les mots. Or la connotation sexuelle du nom « Kamasutra » en fait une bombe sémantique.

Cette sortie manifestement pas préparée paraît éminemment dangereuse pour Emmanuel Macron. La presse française a toujours respecté la vie privée des présidents de la République. François Mitterrand a pu vivre une double vie pendant ses deux mandats. L’opinion publique n’a pas cette réserve – et elle dispose aujourd’hui de moyens accrus pour se livrer à la médisance. L’histoire sentimentale particulière d’Emmanuel Macron stimule les fantasmes. Des anicroches comme le statut à part de Benalla ou le selfie avec un jeune Antillais torse nu les ont aggravés. Les réseaux sociaux et les courriers des lecteurs en témoignent abondamment. Certains s’empressent de voir dans la plaisanterie un peu leste la pointe de l’iceberg de préoccupations inavouables.

Le « Kamasutra » risque de coller à Emmanuel Macron comme le « détail » à Jean-Marie Le Pen, la « bravitude » à Ségolène Royal ou le « Kärcher » à Nicolas Sarkozy. Il risque de réapparaître à tout bout de champ, dans un recyclage permanent au fil des priorités du gouvernement : Kamasutra de la relance, Kamasutra de l’innovation, Kamasutra des gestes barrières… Si la crise sanitaire et économique s’aggrave, il pourrait prendre un côté « qu’ils mangent de la brioche » tout à fait dommageable.

Michel Le Séac’h