Il faut voir comme on se parle montre avant toutes choses comment Gérald Garutti écrit. Paru début 2023, ce petit livre alerte, voire expéditif, multiplie les formules brillantes, les énumérations en avalanche, les anaphores lancinantes (« Des arts du vivant. Des arts du rassemblement. Des arts du dire », etc.), les apophtegmes surprenants.
Mais il ne s’agit pas seulement d’afficher une passion ou de faire joli. Le but est aussi utilitaire : il s’agit de mettre en valeur le Centre des arts de la parole (CAP) créé par l’auteur à Aubervilliers avec une triple mission : publier, créer, former. Ce livre est un « manifeste pour les arts de la parole ».
D’un manifeste, on n’attend pas un exposé neutre. Gérald Garutti dresse un tableau presque apocalyptique de la parole au 21e siècle : jamais l’Humanité n’a tant parlé – « mais est-ce que ça s’écoute ? » Il faut réagir ! « De la parole, nous refusons la réduction à ses versions éruptive et délatrice, cancanière et moutonnière, babillarde et concassée. À sa caricature évidée, débitée en discours indigents. En slogans piteux. En messages dérisoires. En toutes petites phrases. En vains éléments de langage. À sa triste figuration par les trois mousquetaires des temps modernes, Infox, Pathos, Clashos et Boxoffice. » On aura noté au passage le coup de patte presque rituel aux « petites phrases ». Vous avez dit « éléments de langage » ?
À cette parole réduite et néanmoins surabondante, l’auteur oppose la « parole juste ». Elle répond à vingt-sept conditions : humanité, maîtrise, courage, conscience, justesse, présence, etc. Une constellation idéale, voire idéaliste, qui s’exprime à travers les sept « arts » que l’auteur range sous la bannière de la parole légitime (« tout l’arc de la parole ») : le théâtre, le récit, la poésie, l'éloquence, la conférence, le dialogue, le débat. Ces arts sont choisis par lui « pour parer à la dégradation de la parole, […] pour résorber ce fléau qui abîme nos vies » (p. 96).
Gérald Garutti reconnaît les limites de sa vision irénique puisque « chacun de ces arts peut aussi passer du côté obscur – être mis au service de puissances mortifères », telle l’éloquence « dévoyée en caisse de résonance du nazisme ». Sous-entendu : la langue peut être la meilleure ou la pire des choses, Ésope l’avait fort bien dit voici plus de 2 600 ans. Pour rester du juste côté, il faut respecter la « nécessité absolue de fonder les arts de la parole sur la parole dans toute sa plénitude », forte parole qui n’exclut pas un souci du concret : on parvient à la parole juste « en pratique, en cultivant la parole comme l’art des arts » (p. 86).Ce qui ramène aux enseignements du CAP. Si l’idée d’un lieu « qui interroge la société » et « qui rassemble les publics » rappelle l’idéal un peu daté des maisons de la culture malruciennes de 1961, la recherche d’une discipline tant dans la réflexion que dans l’expression peut être salutaire. Mise en alexandrins, la haine du monde est déjà moins haineuse. Naturellement, Gérald Garutti ne borne pas la vocation du CAP à ce travail sur la forme, mais c’est un bon début.
On s’interroge quand même sur les vertus qu’il prête à la parole. « De l’éloquence, la punchline est le résidu mortifère », estime-t-il par exemple. Mais qu’est-ce qu’une punchline ? Stricto sensu, c’est la formule frappante qui conclut un morceau de rap. Il y a souvent de l’hostilité dans le rap ; pourtant, c’est quand même une forme de parole travaillée, au même titre que la poésie. Et pourquoi excommunier la punchline si la parole « admet la discussion – la question, la réponse, la réplique, la divergence, le désaccord, l’objection, la contestation, la contradiction, la controverse » (p. 84) ‑, tolère la critique et supporte la mise à distance, y compris sous forme de raillerie, de satire ou de parodie ?
Ce sont là trois des vingt-sept conditions de la « parole juste ». Elles laissent ouverte la voie du conflit verbal. Comme le fait aussi une autre condition plus haut placée : « La parole présuppose l’autre – l’éthique, l’ouverture, la bienveillance, la tolérance, le respect, la considération, la reconnaissance » (p.82). (Le titre du livre fait d’ailleurs référence à la Foule sentimentale d’Alain Souchon.) Bien sûr, la parole est destinée à l’autre, encore qu’on puisse parler tout seul ou à Dieu, mais dès que l’autre intervient, le risque d’antagonisme ne peut être exclu – you have to be two to tango. Dès l’origine, sans doute, la parole été aussi apte aux invectives qu’aux roucoulades. En contrepoint des arts de la parole, il faudra convoquer les « sciences de la parole ».
M.L.S.
Gérald Garutti, Il faut voir comme on se parle – Manifeste pour les arts de la parole, Arles, Actes Sud – Centre des arts de la parole, 2023. ISBN : 978-2-330-17464-4. 160 pages, 12,50 €.