La France souffle la première bougie des « gilets
jaunes ». À l’origine, ce mouvement semblait motivé par la hausse de la
taxe sur les carburants. Son retrait n’avait pas ramené le calme. Le vrai
problème était donc ailleurs.
Plusieurs observateurs désignaient les « petites
phrases » d’Emmanuel Macron. Une déclaration d’un député anonyme de La
République en marche était largement reprise dans la presse :
« 80 %
du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du
chef de l’État depuis six mois »[i].
Après tout, les petites phrases sont des intruses qui s’invitent dans un débat
où elles ne devraient pas avoir leur place. Elles sont à l’éloquence politique
traditionnelle ce que les gilets jaunes sont au corps politique
traditionnel !
Pour les auteurs de
Dans la tête des Gilets jaunes,
le premier ressort de la révolte est le sentiment d’être méprisé éprouvé par
les manifestants :
« on se sent blessé en tant qu’individu par
l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par E. Macron intuitu
personae qu’on est socialement humilié. Des phrases-cultes sur les illettrés,
les Gaulois réfractaires, le pognon de dingue, les gens qui ne sont rien, ceux
qui n’ont qu’à traverser la rue reviennent en boucle »[ii].
Au minimum, on pouvait voir dans les petites phrases le prétexte, l’allumette de la révolte des Gilets jaunes. Ainsi commence un
appel solennel de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher,
fondateurs du mouvement de gauche Place publique, publié le 8 décembre 2018
[iii] :
« La crise vient de loin. Par des mesures injustes et des petites
phrases arrogantes, Emmanuel Macron a certes allumé l’étincelle, mais le feu ne
demandait qu’à prendre. ».
Mieux : l’épouse du chef de l’État serait sur la même
ligne. À en croire Nathalie Schuck, co-auteure de
Madame la Présidente,
« Brigitte
Macron déteste toutes les petites phrases : traverser la rue pour trouver du
boulot ; les feignants ; les gens qui ne sont rien… explique-t-elle. Elle lui a
dit : 'T'es en train de foutre en l'air ton quinquennat arrête tes conneries
!' »[iv].
La thèse du rôle prééminent des petites phrases a été
développée par Arnaud Mercier, professeur d’information-communication à Paris 2
Panthéon-Assas
[v]. Selon lui,
Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance
« en multipliant depuis son
élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été
prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en
galère, au profit des "premiers de cordée" ».
Des petites phrases
assassines ! Le mot est
fort, l’accusation est grave : un assassinat est un
« meurtre
commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal). Mais,
« oh ! encore une question », comme dirait le lieutenant
Colombo, quelles sont ces petites phrases assassines à destination des
Français ?
Le professeur Mercier en cite quatre expressément :
« Je
traverse la rue, je vous trouve du travail », « des Gaulois
réfractaires au changement », « on met un pognon de dingue dans les
minima sociaux », « des gens qui ne sont rien ». Et en
effet, ces formules ont souvent été reprises par les protestataires.
« Dans le dos de leur habit fluo ou en chanson, les manifestants en colère
se réapproprient des expressions du président qui les ont parfois agacés ou
choqués » notait Camille Caldini
[vi],
qui avait repéré en particulier des
« Gaulois réfractaires », des
«
pognon de dingue » et des
« traverser la rue ».
Interrogeons davantage les quatre suspectes.
Les visiteurs défilent au palais de l’Élysée, ouvert au
public pour les Journées du patrimoine en septembre 2018. Emmanuel Macron leur
fait les honneurs du logis et s’enquiert de leurs préoccupations. Un jeune
horticulteur cherche du travail mais n’en trouve pas. Emmanuel Macron l’incite
à en envisager d’autres métiers, car certains secteurs – le bâtiment, les
hôtels-cafés-restaurants… – proposent des emplois à guichets ouverts :
« Je
traverse la rue, je vous en trouve ».
Cette petite phrase est-elle préméditée ? Évidemment
non : le président n’a pu préparer les dizaines voire les centaines de
dialogues brefs noués ce jour-là. Est-elle prononcée
« à destination
des Français » ? Pas davantage : elle s’adresse à un
interlocuteur donné, localisé, confronté à une situation particulière. La
formule se veut un encouragement, pas un reproche. Elle n’est même pas très
claire à cause du relatif « en », dont l’antécédent est incertain
(travail ? entreprise ?).
Néanmoins, la presse donne un retentissement national à la
parole présidentielle. Elle la redresse aussi : la formule devient
« je
traverse la rue, je vous trouve du travail » ou
« je vous
trouve un emploi ». Ainsi clarifiée, elle devient l’épicentre des
commentaires. Plusieurs médias, comme
Le
Midi libre,
Paris
Match,
Gala,
RTL,
Sud
Radio ou
LCI
la qualifient expressément de petite phrase. Elle est reprise des milliers de
fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag
#TraverseLaRueCommeManu
lancé sur Twitter.
Le 29 août 2018, en visite officielle au Danemark, Emmanuel
Macron prononce un discours devant la reine Margrethe II. Comme le veut la
coutume, il rend hommage au pays qui l’accueille. Il vante sa pratique de la
« flexi-sécurité » et ajoute : « Il ne s'agit pas d'être
naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son
histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières
années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que !
Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit. »
Y a-t-il préméditation ? Sans doute : un discours
officiel prononcé lors d’une visite d’État a sûrement été préparé à l’avance.
Est-il « à destination des Français » ? Non, il est
destiné à la reine du Danemark et au-delà d’elle aux Danois : le président
de la République française dit qu’ils ne sont pas des Gaulois. Il ne dit
pas expressément que les Français en sont, même si la conclusion paraît
s’imposer d’elle-même. Elle n’est pas forcément offensante pour un peuple qui a
fait un triomphe à Astérix.
Mettre sur un même plan religion d’État (« peuple
luthérien ») et origine ethnique (« Gaulois ») aurait
pu choquer. Ce n’est pas ce raccourci qui est retenu. La presse française se
focalise sur le volet « gaulois » de ce passage. Le JDD, LCI,
France Culture et d’autres y voient explicitement une « petite
phrase ». Les réseaux sociaux français font de même : le discours est
tronqué, son sujet, les Danois, disparaît entièrement. Il n’y en a que pour le
Gaulois (souvent mis au pluriel comme en atteste la version retenue par le
professeur Mercier, « des Gaulois réfractaires au changement »).
La réserve « encore que ! » est ignorée : la formule est
prise pour une affirmation sans nuance.
Le 12 juin 2018, des images « volées » d’une
réunion de travail entre Emmanuel Macron et ses plus proches collaborateurs
commencent à circuler sur l’internet. Dans une discussion à bâtons rompus, le
président déclare : « La politique sociale, regardez, on met un
pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, y sont quand même pauvres,
on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui
tombent pauvres, ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens
de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens
pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil. » En réalité, cette petite vidéo d’un peu moins de deux
minutes a été délibérément mise en ligne via Twitter par Sibeth Ndiaye, alors
conseillère du président de la République chargée de la communication. « On
met un pognon de dingue dans les minima sociaux » y occupe trois
secondes.
Y a-t-il préméditation ? A priori non, la scène est une
véritable réunion de travail. En tout cas, la petite phrase n’est pas destinée
à être mise en valeur. Est-elle à destination des Français ? Non, elle s’adresse
aux collaborateurs de l’Élysée. Sibeth Ndiaye a tenté de précises son intention
dans un tweet : « Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore
satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il
nous précise donc le brief ! Au boulot ! » L’intention était de montrer le président au travail, pas de
présenter une déclaration politique.
Peine perdue : la presse et les réseaux sociaux ne
s’intéressent qu’au « pognon dingue », qualifié de « petite
phrase » dans La Dépêche, Capital, Gala et d’autres.
Sibeth Ndiaye a voulu montrer un président bosseur qui s’adresse à ses
collaborateurs ; on voit finalement un président gaffeur qui s’adresse aux
Français. L’objectif est de lutter contre la pauvreté ? Beaucoup croient
comprendre qu’il s’agit de réduire les budgets sociaux.
La Station F est un lieu parisien très branché. Installée à
l’initiative de Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet de la SNCF, c’est
le plus gros incubateur du monde pour les start-ups du numérique. François
Hollande, président de la République, a posé la première pierre en 2014.
Emmanuel Macron inaugure l’établissement le 29 juin 2017.
Devant un parterre d’invités de marque et de jeunes
« start-upeurs », il rappelle que la Halle Freyssinet était un grand
dépôt ferroviaire et brode sur l’esprit des lieux : « Ne pensez pas une seule seconde que si
demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est
faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c'est un
lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce
que c'est un lieu où on passe, parce que c'est un lieu qu'on partage ». Les
« gens qui ne sont rien » sont immédiatement isolés du
discours et présentés comme une petite phrase.
Y a-t-il préméditation ?
C’est douteux : prononcé sans prompteur, le discours d’Emmanuel Macron
était très peu structuré ; il paraît largement improvisé. La petite phrase
est-elle destinée aux Français ? Non, elle s’adresse explicitement aux
dirigeants des start-ups hébergées par la Station F. Lesquels
s’imaginent plutôt du côté des « gens qui réussissent »
évoqués dans la même phrase.
°°°
Résumons les caractéristiques des quatre petites phrases
suspectées d’avoir provoqué le mouvement des Gilets jaunes :
|
Préméditation
|
Destinataires
immédiats
|
Orientation
principale du passage incriminé
|
Interprétation
dominante de la petite phrase
|
« Je traverse la rue, je vous trouve du
travail »
|
Non
|
Un jeune chômeur
|
Où trouver du travail
|
Macron prend les chômeurs pour des flemmards
|
« Des Gaulois réfractaires au changement »
|
Oui
|
S.M. la reine Margrethe II
|
Les qualités du Danemark et des Danois
|
Macron juge les Français rétrogrades
|
« On met un pognon de dingue dans les minima
sociaux »
|
Non
|
Des collaborateurs de l’Élysée
|
Comment sortir les gens de la pauvreté
|
Macron voudrait réduire les budgets sociaux
|
« Des gens qui ne sont rien »
|
Peut-être
|
Des créateurs de start-ups
|
Rien n’est acquis dans la vie
|
Macron prend les gens de haut
|
Ainsi, sur quatre « petites phrases assassines à
destination des Français », au moins deux ne présentent pas le
caractère de préméditation propre à l’assassinat, aucune n’est directement
destinée à l’ensemble des Français et aucune ne reflète fidèlement le message
du fragment incriminé.
Aujourd’hui, pour retrouver le sens réel de la plupart des
formules citées ci-dessus, il faut se replonger dans la presse de l’époque.
Seules demeurent dans les mémoires des petites phrases qui témoignent moins de
ce que pense Macron que de ce que les Français ou les journalistes pensent
qu’il pense.
Cela n’infirme pas du tout l’hypothèse du « bordel par
les petites phrases ». Mais cela montre au minimum que le fonctionnement des
petites phrases, aspect majeur de la communication politique, est bien
plus complexe qu’on ne l’imagine parfois.
[i] Mathilde
Siraud, « La République en marche se fissure sur les ‘gilets
jaunes’ », Le Figaro, 2 décembre 2018.
[ii]
François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia, Dans la tête des
giles jaunes, Paris, V.A. Éditions, 2018, p. 13.
[iii] Raphaël
Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, «Fonder un nouveau pacte fiscal,
social et écologique», Le Parisien, 9 décembre 2018,
http://www.leparisien.fr/politique/fonder-un-nouveau-pacte-fiscal-social-et-ecologique-l-appel-de-place-publique-09-12-2018-7963845.php.
[iv] Interview de
Nathalie Schuck dans un documentaire diffusé par BFM TV le 19 septembre 2019. Voir
https://www.programme-tv.net/news/societe/239941-brigitte-macron-furieuse-contre-les-petites-phrases-demmanuel-macron-tes-completement-con-pourquoi-tu-as-dit-ca/.
[vi]
https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/video-gilets-jaunes-quand-les-gaulois-refractaires-reprennent-a-leur-compte-les-petites-phrases-d-emmanuel-macron_3085583.html#xtor=AL-67-[video]