16 avril 2019

« Les ONG ont pu se faire complices des passeurs » : la non-petite phrase de Christophe Castaner

Le 5 avril 2019, clôturant la réunion des ministres de l’Intérieur du G7 à Paris, Christophe Castaner a fait une déclaration qui contenait le passage suivant :

Les ONG jouent un rôle essentiel pour apporter une aide aux migrants, cela ne fait aucun doute. Toutefois, en Méditerranée centrale on a observé de façon tout à fait documentée, je vous le dis, une réelle collusion, à certains moments, entre les trafiquants de migrants et certaines ONG. On a observé que certains navires d'ONG étaient ainsi en contact téléphonique direct avec des passeurs qui facilitaient le départ des migrants depuis les côtes libyennes dans des conditions effroyables, souvent au péril de leur vie. Les ONG, dans ce cas-là, ont pu se faire complices des passeurs.

Cette déclaration a soulevé une émotion certaine dans les milieux de gauche, qui ont surtout cité sa dernière phrase – sous une forme optimisée (« les ONG ont pu se faire complices des passeurs »). Pourtant, la presse n’a presque jamais utilisé l’expression « petite phrase » à son sujet. Cette absence de qualification est anecdotique, bien sûr. Elle a pourtant de quoi étonner puisque, de nos jours, l’étiquette « petite phrase » s’accroche aisément à tout propos un peu détonant d’un personnage politique.

Sur un thème connexe, le prédécesseur de Christophe Castaner au ministère de l’Intérieur, Gérard Collomb, avait évoqué au printemps 2018 « les migrants qui font un peu de benchmarking pour regarder les différentes législations à travers l’Europe ». À l’époque, cette sortie avait été largement qualifiée de « petite phrase », par exemple chez France Télévisions, Le Parisien ou France Soir.

Comment expliquer cette différence de traitement ? La question, je le redis, est purement anecdotique. Mais peut-être la réponse éclairerait-elle un peu le fonctionnement des petites phrases ? Trois types d’explication, correspondant aux trois phases d’une petite phrase, sont envisageables.

  1. Au niveau du contenu, le léger doute introduit dans la formule généralement citée (« ont pu ») l’affaiblit peut-être. Surtout, il n’est pas impossible que l’allégation du ministre de l’Intérieur soit déjà largement admise implicitement, y compris par certains de ceux qui s’offusquent de l’entendre explicitée. La convergence d’intérêts entre passeurs, migrants et sauveteurs relève du simple bon sens. La mer est grande. Plutôt que de la parcourir à la recherche de petites embarcations comme des aiguilles dans des bottes de foin autant aller chercher du côté où un coup de fil vous a obligeamment dit qu’elles pourraient se trouver, comme l’a noté Frontex p. 32 de son rapport d’analyse des risques de 2017. La déclaration de M. Castaner a pu paraître purement factuelle et objective.
  2. Au niveau du contexte, une petite phrase suppose un grand personnage – grand par rapport à son sujet, du moins (tout est relatif !). Peut-être Christophe Castaner n’était-il pas audible, début avril, sur un thème politique majeur. À cette date, son image était sûrement influencée par sa fameuse fiesta en boîte de nuit. En tout cas, sa sortie à propos des ONG a été relativement peu reprise sur les réseaux sociaux. Et les recherches sur Google ne mentent pas : le graphique de tendance des recherches reproduit plus bas montre un grand intérêt pour la recherche « Castaner + boîte de nuit » au mois de mars et pratiquement aucun pour « Castaner + ONG » début avril (le résultat est le même si la recherche porte sur « passeurs » ou sur « migrants »). Un gros plan sur le début avril (second graphique) montre que le thème des ONG n'éclipse que très fugitivement celui de la boîte de nuit.
  3. Au niveau de la culture, la déclaration du ministre de l’Intérieur n’a pas de valeur heuristique, elle ne dit ni quoi faire ni quoi penser. Sa version « canonique » (« Les ONG ont pu se faire complices des passeurs ») évoque des acteurs qui concernent peu l’opinion publique. Celle-ci connaît les migrants, pas les passeurs ni les ONG. Si M. Castaner avait plutôt présenté les ONG comme « complices des migrants », sa déclaration aurait sans doute trouvé plus d’écho. Mais lequel ? Selon le dernier sondage Harris Interactive Epoka, l’immigration est le thème qui préoccupe le plus les électeurs aujourd’hui. En définitive, la déclaration du ministre de l’Intérieur était peut-être trop consensuelle pour faire petite phrase.
Michel Le Séac’h




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