28 octobre 2022

Une petite phrase a un auteur, l’Académie française n’est pas seule à l’oublier

« "Petite phrase" : La définition magistrale de l’Académie française » est à ce jour le huitième billet le plus consulté de ce blog. Sans nul doute, la définition forgée par le Quai Conti est remarquable et inégalée. Elle souffre pourtant d’une omission capitale.

En 1935, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française ignorait la petite phrase. Celle-ci est entrée en 2011 dans le troisième volume de la neuvième édition, en cours. Les académiciens s’y sont même pris à deux fois, avec deux définitions identiques à un mot près :

  • « phrase concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »
  • « formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »

La première illustre l’un des sens de l’adjectif « petit ». La seconde, l’un des sens du nom « phrase ». L’Académie procédant par ordre alphabétique, la seconde définition est postérieure à la première. On peut considérer qu’elle la corrige.

Une correction s’imposait en effet. La première définition ci-dessus sert à éclairer cette définition de « petit » : « dont la valeur ou l'importance est faible ». Elle voisine avec d’autres exemples comme « rendre un petit service », « de petits tracas », « au petit bonheur la chance ». Pourtant, si la petite phrase doit « marquer les esprits », c’est sans doute que sa valeur n’est pas si faible ! À moins que les esprits ne le soient eux-mêmes – mais imagine-t-on l’Académie française faire preuve à ce point de… mauvais esprit ?

La seconde définition échappe à cette contradiction interne. Les académiciens l’ont mûrement soupesée puisque ils ont choisi de remplacer le mot « phrase » par le mot « formule » au moment même où ils réfléchissaient au sens du mot « phrase ». Cette dernière est une « proposition simple […] grammaticalement autonome, et qui présente une unité de sens ». La « formule », une « expression condensée, nette et frappante ». Ainsi, il y a plus d’énergie dans la formule que dans la phrase. Pour des sciences comme les mathématiques, une formule exprime de manière symbolique une règle opératoire et se suffit à elle-même. Qu’on songe à E = mc² : Einstein y concentre l’univers entier en trois lettres, un chiffre et un symbole mathématique. En effet, une petite phrase résume souvent une vaste pensée.

L’ethos toujours capital

La définition de l’Académie est remarquable à d’autres égards :

  • La petite phrase n’est pas seulement petite, c’est-à-dire brève, elle est « concise », c’est-à-dire qu’elle « fait entendre beaucoup de choses en peu de mots ». Elle contient davantage qu’elle-même.
  • La petite phrase se présente « sous des dehors anodins ». Puisqu'il y a « dehors », implicitement, il y a aussi « dedans ». Si les premiers sont « anodins », c’est que l’important, dans la petite phrase, se cache à l'intérieur.
  • La petite phrase « vise ». Autrement dit, elle est animée d’une intention. Le sujet du verbe d’action, c’est elle. Et elle atteint parfois des cibles imprévues.
  • La petite phrase est destinée à « marquer », c’est-à-dire à produire une impression durable. Elle relève plus de la mémoire que de l'intelligence.
  • La petite phrase marque « les esprits », pluriel qui dénote son caractère collectif : elle s’adresse en général à un groupe, non à une personne.

En douze mots seulement, les académiciens ont donc livré une définition pesée au trébuchet, spécialement riche de sens. Il y manque pourtant deux éléments essentiels : les médias et, surtout, l’auteur. Si la petite phrase est animée d’une vie propre, encore lui faut-il un géniteur. 

L’identité de l’auteur, autrement dit l’ethos d’Aristote, est pour beaucoup dans les dedans implicites d’une petite phrase. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « le Gaulois réfractaire » ne signifieraient rien si ces phrases n’étaient d'Emmanuel Macron. La différence capitale entre « L’État c’est moi » et « La République c’est moi » n’est pas entre l’État et la République mais entre Louis XIV et Jean-Luc Mélenchon.

Le locuteur souvent oublié

Pourquoi cet oubli de l’auteur ? Probablement parce que sa présence paraît évidente : toute phrase a un auteur. Ce qui est trop visible reste parfois inaperçu – c’est l’éléphant dans la pièce ! L’Académie française n’est pas seule à négliger le locuteur. Il est intéressant de comparer sa définition en douze mots à celle de dictionnaires et encyclopédies contemporains. C’est l’objet du tableau ci-dessous.

On remarquera spécialement la définition de l’encyclopédie libre Wikipedia, alimentée par les internautes. L’article « petite phrase » a été créé en décembre 2007. Il proposait la définition suivante : « un court extrait de discours ou une brève citation, destinée à marquer les esprits et être reprise dans les médias du fait de son effet percutant ». Cette définition est restée à peu près inchangée (seuls les six derniers mots ont été supprimés) pendant près de quinze ans. C’est seulement en juillet 2022 qu’un contributeur signant WikipSQ y a introduit la mention d’un « acteur médiatique et le plus souvent politique ».

 La petite phrase et ses protagonistes dans les dictionnaires usuels

Source

Définition

Auteur

Médias

Public

Trésor de la langue française (1988, 2021 en ligne)

« propos bref d’un homme politique qui sert à frapper l’opinion »

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Petit Robert (1993, 2017)

« petite phrase, extraite des propos d'un homme public et abondamment commentée par les médias »

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Maxidico (1996)

« propos d’une personnalité, gén. politique, repris par les médias qui en amplifient l’importance ou l’effet sur l’opinion « 

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Le Grand Robert de la langue française (2001)

« expression ou phrase, faisant formule et prononcée dans un contexte politique »

 

 

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Le Robert, Dictionnaire culturel en langue française (2005)

« v. 1980, expression ou phrase, faisant formule et prononcée dans un contexte politique »

 

 

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Le Grand Larousse illustré (2018)

« élément d’un discours, notamm. politique, repris par les médias pour son impact potentiel sur l’opinion »

 

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CNRTL (2022, en ligne)

« propos bref d'un homme politique, qui sert à frapper l'opinion »

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Larousse (2022, en ligne)

« courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité et censée révéler la pensée profonde de l’auteur »

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The Free Dictionary (2022, en ligne)

« élément d’un discours, en particulier politique, repris par les médias pour son impact potentiel sur l’opinion »

 

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Wikipedia (2022, en ligne)

« un court extrait de discours ou une brève citation publique, d'acteurs sociaux (acteur médiatique et le plus souvent politique), destinée à marquer les esprits et être reprise dans les médias »

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Wiktionary (2022, en ligne)

« courte phrase ou citation, volontaire ou non, qui marque les esprits parce qu’elle est facilement détachée de son contexte »

 

 

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Michel Le Séac’h

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0

11 octobre 2022

C’est une bonne situation, ça, ministre ? : Marlène Schiappa, entre féministe et « sex symbol »

Mais comment fait-elle ? À 39 ans, Marlène Schiappa revendique plus de trente livres, dont une dizaine publiés depuis 2017 ! Dans C’est une bonne situation, ça, ministre ?, seule parution de 2022 à ce jour, elle décrit sa vie de secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations (2017-2020) puis de ministre déléguée chargée de la Citoyenneté (2020-2022).

Comme Marlène Schiappa lit aussi un livre par jour (p. 264), sans préjudice de la liste quotidienne des « SMS d’alertes police », liste de tout ce qui s’est passé dans le pays au cours de la nuit (p. 277), cet ouvrage de 368 pages a été écrit vite, forcément. Trop vite parfois. « On m’a plongée d’emblée, comme Blandine dans la fausse [sic] aux lions, dans le grand bain médiatique » (p. 186), assure l’auteure, qui n’a pas pris soin de vérifier : les lions du cirque (la fosse, c’est Daniel) se sont inclinés devant sainte Blandine, finalement livrée à un taureau furieux.

Elle connaît mieux le métier de ministre que la vie des saints, bien sûr, mais cela ne signifie pas que son livre soit si riche en informations sur le premier. Il empile des anecdotes qui divertissent sans être très informatives. Il glisse parfois vers le livre politique classique et rasoir avec des déclarations de principe et des listes de mesures prises ou à prendre. Il dit du bien d’Emmanuel Macron, d’Édouard Philippe, de Jean Castex, de Gérald Darmanin et, à la dernière page, comme pour réparer un oubli, de Brigitte Macron. Surtout, il parle beaucoup, avec chaleur, de Marlène Schiappa. 

Sous couvert de citation, quelquefois, ou en parlant d’elle-même à la troisième personne. Mais le plus souvent franco, sans circonlocutions ni fausse modestie : puisqu’elle est satisfaite d’elle-même, pourquoi ne pas le dire ? Ce premier degré est plutôt sympathique, d’ailleurs : professionnelle de la politique pour ainsi dire depuis sa petite enfance, l’auteure semble s’émerveiller sincèrement de ce qui lui arrive, à elle, fille de prolo élevée en HLM qui n’a pas fait d’études (trois détails pas totalement faux mais loin d’être totalement vrais). D’autres, à sa place, pourraient se sentir blasés.

Répliques culte et petites phrases

Marlène Schiappa, dans ce livre, ne parle guère de politique politicienne ni de campagnes électorales. Les petites phrases y occupent donc peu de place. En fait, elles ne sont expressément évoquées que… par sa sœur Carla, préfacière du livre : « Nous avons le cuir solide, mais j’avoue avoir parfois eu envie d’en découdre quand il y a eu trop de méchanceté ou de jalousie. Les petites phrases détournées, les vidéos tronquées, l’intrusion dans la vie privée, les moqueries font partie du package » (p. 12).

Le titre du livre, cependant, recycle une réplique culte du film Astérix et Obélix : Mission Cléopatre : « C’est une bonne situation, ça, scribe ? » Marlène Schiappa aime bien ce genre de clin d’œil. Une citation détournée de Spiderman (« Un grand pouvoir induit de grandes responsabilités ») lui a valu un « lynchage » sur les réseaux sociaux (p. 264). L’un des chapitres de son livre est intitulé « No women no cry », titre d’une chanson de Bob Marley (p. 153). Un autre reprend l’adage latin « De minimis non curat praetor » (p. 258). Un troisième, « Jamais sans son gilet » (p. 281), évoque Jamais sans ma fille au temps des « gilets jaunes ».

Tout de même, la ministre a aussi ses propres petites phrases et consacre un chapitre à la plus fameuse d’entre elles : « On ne va pas s’interdire les plans à trois » (p. 205). Cette gaillardise, à l’occasion du vote d’une loi contre la polygamie, lui a valu un prix de l’Humour politique. L’humour n’est pas sans risque en politique. Le sexe non plus. Marlène Schiappa se rassure en disant que « la France reste le pays du marivaudage et du libertinage » (p. 205). Mais le danger pour elle serait de s’imposer comme un sex symbol plutôt que comme une personnalité politique.

Invitation à la caricature

Elle a résolument fait du féminisme son territoire politique. Elle a le sentiment de l’incarner. Au point d’en créer le vocabulaire, elle le dit modestement via un témoin, d’autant plus sincère qu’il ne l’aime pas : « "Féminicide, c’est quoi ce mot ? Encore un truc de féministe inventé par Schiappa ! Personne ne l’utilisera !", lance avec une clairvoyance remarquable un chroniqueur des Grandes Gueules sur RMC » (p. 229). (Clairvoyance limitée cependant vers l’arrière, puisque « féminicide » était déjà utilisé au 20e siècle par René Dumont, et même au 19e s. à propos de Barbe-Bleue.)

Or son féminisme est très sexué. Son image publique s’en ressent. Communication oblige, elle assure éprouver « respect et considération » pour les journalistes. Mais elle ne dissimule pas tout le mal qu’elle en pense. Elle ne peut donc pas trop compter sur leur bienveillance. « Des centaines d’articles dans la presse en ligne écrivent tout et n’importe quoi, de préférence n’importe quoi », s’afflige-t-elle. « Tout est bon pour me faire passer pour une bimbo » (p. 187). Autrement dit, c’est sur le thème du sexe que son image publique se construit.

Elle l’a plus qu’un peu cherché. Elle a publié une douzaine d’ouvrages érotiques. Elle a joué sur scène Les Monologues du vagin. Elle ne recule pas devant des références lestes : « Alors, comme disait Arletty : "Mon cœur est français… ", vous connaissez la suite ! » (p. 207). Son point d’exclamation semble plus un clin d’œil complice qu’un geste de pudeur tardive (pour qui ne connaîtrait pas « la suite », Arletty ajoutait : « mon cul est international »). Si sa sortie sur les « plans à trois » a marqué, c’est justement parce qu’elle cadrait bien avec son personnage.

Marlène Schiappa a de bons arguments à faire valoir sur ce terrain. Le tout est d’en faire un élément d’image sans s’y laisser enfermer, d’être sex symbol ET leader politique à la fois. C’est une voie étroite…

Michel Le Séac’h

Marlène Schiappa, C’est une bonne situation, ça, ministre ? -- Éditions de l’Observatoire/Humensis, Paris, 2022 -- ISBN 979-10-329-2071-8 -- 368 pages, 22 euros.

06 octobre 2022

Sandrine Rousseau : la notoriété par les petites phrases

« Il faut changer de mentalité pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité » a déclaré voici quelques jours Sandrine Rousseau, députée Europe-Écologie-Les Verts (EELV). La sortie a été qualifiée de petite phrase par, entre autres, Le Monde, TF1, (« une énième petite phrase qui a déchaîné les passions ») ou Gala (« Une petite phrase qui a fait grand bruit et qui a valu une salve de critiques à la femme politique »).

Sandrine Rousseau pouvait-elle ignorer ce qui allait se passer ? C’est douteux. Elle défraie la chronique politique depuis un bout de temps, presque toujours de la même manière. La presse désigne souvent ses déclarations comme des « petites phrases ». Quelques exemples :

Ses soutiens s’en désolent. « Face à l’irruption de Sandrine Rousseau dans le débat public (…), aucune méthode de disqualification ne lui sera épargnée : focales sur ses "petites phrases" dites "polémiques" et psychologisation de son combat politique tracent les grandes lignes », écrivait Sophie Eustache chez Acrimed[i]. « A contrario, ses propositions (…) ne sont pas (ou si peu) discutées. » Autrement dit, la presse s’intéresse moins à ce qu’elle promet qu’à ce qu’elle dit, et considère que ce qu’elle dit révèle qui elle est. « Je ne suis pas reconnue comme autre chose qu’une femme ayant parlé de son vécu personnel », estime Sandrine Rousseau elle-même.

Jacques Julliard, qui ne l’aime pas, dit finalement la même chose dans Le Figaro[ii] : les médias « ont repéré en elle la "bonne cliente", celle qui fait de l’écoute, en raison même de l’énormité de ses propos. (…) Ainsi va de nos jours le système médiatique : ce n’est pas la nature de son contenu qui fait la valeur de l’information mais la personnalité de l’informateur. » La réciproque est vraie : c’est l’information qui fait la personnalité de l’informateur pour un public qui ne le rencontrera d’aucune autre manière.

Qui imagine l’entrecôte grillée mise en examen ?

Or Sandrine Rousseau n’est pas n’importe quel « informateur ». L’an dernier, elle dispute la primaire de l’élection présidentielle chez EELV. Quand elle se déclare, les observateurs la donnent largement battue par Yannick Jadot, Éric Piolle et Delphine Batho, beaucoup plus connus et titrés qu’elle. Elle est finalement qualifiée pour le second tour, auquel elle obtient 49 % des voix ! Malgré une campagne très virulente ‑ ou justement grâce à cette campagne virulente ?

Son cas n’est pas sans rappeler celui de François Fillon lors de la primaire de la droite en 2016. Classé quatrième dans les sondages au début de la campagne, il s’impose finalement. Entre-temps, il y a eu sa petite phrase « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? »

Consciemment ou non, les électeurs se disent sans doute que la personnalité d’un président compte finalement davantage, face à l’adversité, que des « propositions » soumises à bien des aléas. Et si pour eux ses petites phrases résument son caractère, il est légitime qu’ils y prêtent attention. Surtout si le personnel politique les y incite. « La députée écologiste Sandrine Rousseau est devenue l’une des cibles favorites de cercles conservateurs en raison de ses propos mêlant écologie et féminisme », note Le Monde. Cela « démontre » implicitement son importance pour eux. S’ils la critiquent, c’est qu’elle compte !

Emmanuel Macron a probablement bénéficié d’un phénomène analogue en 2014 à la suite de sa petite phrase sur les « illettrées de Gad » : l’opposition saisit l’occasion pour s’en prendre vivement au jeune ministre de l’économie. Ce faisant, elle lui confère d’emblée une stature spéciale.

Cela n’a probablement pas échappé à la députée écologiste. « Faire évoluer les mentalités par des punchlines bien huilées, telle est la stratégie que Sandrine Rousseau a décidé d’adopter », assure Anastasia Wolfstirn dans Gala, en rubrique « News de stars »[iii]. S’agit-il d’ailleurs de « faire évoluer les mentalités » ou d’assurer sa notoriété ? Sa phrase sur la virilité de l’entrecôte n’est pas originale. Comme l’a observé Frédéric Mas, on en lit davantage chez Pierre Bourdieu et Roland Barthes (« le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin », etc.)[iv]. L’importance de cette petite phrase n’est pas dans ce qu’elle dit de la viande mais dans ce que les électeurs comprennent de Sandrine Rousseau.

Michel Le Séac’h

 Photo Wikimedia Commons par Tilou90, licence CC-AS 4.0


[i] Sophie Eustache, « Sandrine Rousseau, la candidate qui n’a pas plu aux médias », Acrimed, 4 octobre 2021. https://www.acrimed.org/Sandrine-Rousseau-la-candidate-qui-n-a-pas-plu

[ii] Jacques Julliard, « Au secours, Monsieur Xi Jinping ! », Le Figaro, 3 octobre 2022. https://www.lefigaro.fr/vox/politique/jacques-julliard-au-secours-monsieur-xi-jinping-20221002

[iii] Anastasia Wolfstirn, « Sandrine Rousseau “caricature de ses idées” ? Pourquoi ses adversaires l’apprécient… », Gala, 10 septembre 2022. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/sandrine-rousseau-caricature-de-ses-idees-pourquoi-ses-adversaires-lapprecient_501821

[iv] Frédéric Mas, « Sandrine Rousseau : le steak qui cache la forêt », Contrepoints, 1er septembre 2022. https://www.contrepoints.org/2022/09/01/437955-sandrine-rousseau-le-steak-qui-cache-la-foret

03 octobre 2022

De quoi les petites phrases sont-elles le nom ?

 What's in a name? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet
‑ William Shakespeare

Étrangement peu étudiées par les sciences politiques et les sciences cognitives, les petites phrases le sont davantage par les sciences du langage – du moins en français. Pour le 8e Congrès mondial de linguistique française, Damien Deias, de l’Université de Lorraine, a cherché à cerner les usages de la dénomination « petite phrase » et à comprendre comment elle est reconnue et comprise par le grand public. Il s’est appuyé sur un questionnaire auprès de 203 participants[i].

Dans son intervention, Damien Deias souligne entre autres que l’expression « petite phrase » n’a pas de « strict équivalent repéré dans d’autres langues » pour désigner « les énoncés médiatiques retentissants en circulation ». Comme je l’ai moi-même noté[ii], la traduction « petite phrase = sound bite » retenue par Le Grand Robert & Collins, le Harrap’s Unabridged Dictionary ou le Harrap’s Shorter est une facilité illusoire. En réalité, le « sound bite » est attaché au discours par l’homme politique alors que la « petite phrase » en est plutôt détachée par les médias ou le public[iii] !

Dans la pratique, les mots ou locutions anglaises associées à « petite phrase » sont très divers. Sur le site de traduction automatique Linguee, par exemple, « sound bite » ou « soundbite » vient en tête, mais une quinzaine d’autres sont proposés, issus de textes bilingues provenant souvent de l’administration canadienne ou des institutions européennes. De l’anglais au français, la variété est encore plus grande. Le consensus est donc loin de régner chez les traducteurs, et c’est moins la pénurie que l’abondance qui menace. 

En allemand, en espagnol, en italien, en portugais, la plupart des dictionnaires bilingues ignorent tout simplement l’expression « petite phrase ». Quelques-uns tentent des approximations. Le Gran diccionario Español-Francès Francès-Español Larousse (2018) traduit « petite phrase » par « frase lapidaria »… mais « frase lapidaria » par « formule lapidaire ». À l’article « petit », mais non à « phrase », le Grand dictionnaire français-italien italien-français de Larousse(2006) indique : « dichiarazoni, frasi (di un personnaggio publico commentate dai giornali) ». En revanche, « petite phrase » n’apparaît pas dans les traductions de « dichiarazone » et « frase ». L’expression anglo-saxonne sound bite est parfois utilisée sans traduction, comme au Portugal[iv]. Le mot latin « elocutiuncula » ne semble pas avoir de successeur. Le chinois possède un idéogramme (提法) pour désigner une formulation ne varietur, mais il peut s’appliquer à d’autres concepts.

L’avenir au punchline ?

Cependant, les phrases détachées, immédiatement reconnaissables et associées à un homme politique paraissent être un phénomène universel, quel que soit le nom qu’on leur donne. Et sans barrière linguistique. L’anaphore « I have a dream » de Martin Luther King sera définie par exemple comme « frase » en espagnol, « parole » en italien, « redefragmenten » (fragment de discours) en allemand, etc., mais le fait important est qu’elle est internationalement reconnue et que partout on la considère comme « quatre mots à part » auxquels on accorde un sens implicite assez homogène. C’est un phénomène cognitif et non linguistique.

La langue française dispose d’une expression assez bien identifiée pour le désigner : en cela réside peut être son originalité. Mais les petites phrases elles-mêmes s’expriment en toutes langues. Le professeur David McCallam a pu étudier « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne »[v] en traitant des « sound bites » sans être moins compréhensible ou moins convaincant pour autant. Pour le lecteur français, la locution est appliquée justement aux exemples cités.

Elle n’a pourtant pas le monopole du concept en français. En particulier, l’usage de l’anglais « punchline » lui fait concurrence. Il désigne à l’origine la formule frappante (punch) qui conclut un morceau de rap. Et il tend à se répandre sur l’internet pour désigner n’importe quelle formule bien sentie. Une « petite phrase assassine » est parfois raccourcie en « scud ». Quelquefois apparaît un néologisme formé sur le nom d’un homme politique, comme « raffarinade ». Les jours de l’expression « petite phrase » sont peut-être comptés, pas ceux du concept. Un successeur de McCallam pourra sûrement étudier sans difficulté « Les "punchlines" dans la politique anglo-saxonne ».

Anachronismes invisibles

Le passé est témoin de l’évolution du vocabulaire : avant d’être appelées « petites phrases », les petites phrases étaient appelées autrement ! La première publication universitaire consacrée aux petites phrases est notoirement « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » de Patrick Brasart[vi]. Ce titre paraît si naturel que personne ne semble remarquer son caractère délibérément anachronique. Bien entendu, la locution « petite phrase » n’était pas en usage à l’époque de la Révolution. On parlait systématiquement de « mots » : autre temps, autre terme, mais concept identique – au point que le passage du « mot » à la « petite phrase » est transparent. Sous une expression du 20e siècle, Patrick Brasart traite sans difficulté de la communication politique du 18e siècle, avant la radio, la télévision et l’internet. Surtout, il montre que même si la culture rhétorique des acteurs a évolué, les petites phrases d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Y compris dans leur versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase » [vii].

Un anachronisme analogue ne choque pas davantage dans le titre d’un colloque organisé en 2019 par la MSHS de l’Université de Poitiers : « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des XVIe et XVIIe s. »[viii], consacré à « la place et [au] rôle des pointes, mots d’esprit, concetti et autres petites phrases dans le contexte des livres ou des pièces théâtrales ». Très conscients de jouer avec les mots et les époques, les organisateurs ajoutent : « À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ». Nancy Freeman Regalado, spécialiste américaine de la littérature médiévale, affirme pour sa part avoir repéré « une petite phrase à résonance politique, qui semble avoir eu cours dans les couloirs du palais de Philippe le Bel, […] entre les pages de cinq textes datant de 1313 à 1359 : "Porchier mieus estre ameroie que Fauvel torchier". » Elle use de l’anachronisme en toute connaissance de cause et s’en explique de manière convaincante[ix].

Ainsi, l’apport de la linguistique pourrait être tout à la fois de montrer le caractère singulier de l’expression « petite phrase » et la plasticité de la langue quand il s’agit de désigner un concept qui, lui, paraît immuable.

Michel Le Séac’h


[i] Damien Déias, « La reconnaissance sociale de la dénomination ”petite phrase” », Congrès mondial de linguistique française, Jul 2022, Orléans, France. ffhal-03717772f

[ii] Michel Le Séac’h, « Comment dit-on "petite phrase" en anglais ? », blog Phrasitude, 26 juillet 2021.

[iii] On peut noter aussi que si la « petite phrase » est de l’ordre du texte, le « sound bite » est de l’ordre du son. Quand il était question de « petite phrase » au début du 20e s., on faisait en général référence au passage de la sonate de Vinteuil évoqué par Marcel Proust dans La Recherche. Voir Michel Le Séac’h, « Une brève histoire des petites phrases », blog Phrasitude, 2 juin 2020.

[iv] Francisca Gonçalves Amorim, « O soundbite – Fenómeno comunicacional de (in)visibilidade política », Estudos em Comunicação, nº 26, vol. 2 (mai, 2018).

[v] David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4ème trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040

[vi] Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) », Mots, septembre 1994, n°40. p. 106-112.

[vii] Idem.

[viii] Journée d’étude organisée par Étienne Boillet. Voir https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php

[ix] Nancy Freeman Regalado, « Le porcher au palais : Kalila et Dimma, le Roman de Fauvel, Machaut et Boccace », Études littéraires, vol. 31, n°2, hiver 1999, https://id.erudit.org/iderudit/501238ar.

16 août 2022

Une partie de campagne de Rachel Khan et Xavier Gorce : petites phrases au troisième degré

Une partie de campagne décrit « la présidentielle à laquelle vous avez échappé ». Le narrateur, Guy Marchant, chômeur célibataire de 45 ans, décide un matin en se rasant de se présenter à l’élection présidentielle. Il organise sa campagne avec ses copains de Grandville-sur-Loire, en suivant méthodiquement les préceptes de La Campagne électorale pour les nuls.

Rachel Khan, la pamphlétaire de Racée qui brandit son origine métisse comme un étendard, secondée par l’illustrateur Xavier Gorce, poussé hors du Monde pour cause de dessins pas politiquement corrects, s’en donne à cœur joie dans cet ouvrage satirique. Elle cultive un faux premier degré naïf et factuel qui n’est pas sans rappeler le ton pince-sans-rire de Sempé et Goscinny dans Le Petit Nicolas (« mon papa, qui est très modeste, est devenu tout rouge »…), avec une foule de sorties burlesques et pourtant « tellement vraies ». Derrière la façade des candidats et de leur entourage, il y a autant de cœurs que de cerveaux...

La campagne de Guy Marchant est on ne peut plus basique : elle rappellera quelque chose à tout le monde sans rien apprendre à personne. Le livre vise à distraire ! Cependant, dans un troisième degré a priori involontaire, il illustre le rôle majeur des petites phrases dans la vie politique. Il s’ouvre d’ailleurs sur l’une d’elles : « Win the "yes" needs the "no" to win against the "no" ». Cette petite phrase de Jean-Pierre Raffarin est intéressante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle est en anglais, bien sûr. Ensuite parce qu’elle signale un leader qui ne cherche pas le pouvoir. Dans l’utilisation qu’en fait Rachel Kahn, elle montre aussi qu’une formule d’apparence absurde peut être prise comme typique de la vie politique !

Petites phrases partout

Le livre multiplie les références à des petites phrases célèbres. L’un de ses chapitres est intitulé « En vous rasant ? », un autre « Le meilleur d’entre nous ». Est-il question pour Guy Marchant de participer à un débat télévisé (p. 153) ? L’un des membres de son équipe de campagne proclame aussitôt « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Et les autres d’embrayer : « Travailleurs, travailleuses », « Rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir », etc. Jusqu’au moment où la directrice de campagne sonne la fin de la récré avec : « Je vous demande de vous arrêter ! »

De nombreuses autres citations ou allusions émaillent le livre : « La Corrèze plutôt que le Zambèze » (p. 54), « Mangez des tomes » chez le fromager pendant la visite du marché (p. 121), « Je crois encore aux forces de l’esprit » (p. 132), « J’aurais bien aimé vous donner raison, mais nous serions deux à avoir tort » (p. 159)… Il y a aussi des formules bien frappées qui n'attendent qu'un homme politique à leur mesure : « La vie ce sont les 3 t : Talent, Ténacité, Tarifs », « Je veux recoudre la France », « Le grand remplacement est la marche de l’histoire et si l’homme blanc n’est pas encore rentré dans cette marche de l’histoire, le reste de l’humanité ne va pas l’attendre », « Un engagement déconstruit pour un féminisme engagé », « Derrière les grands hommes, il y a toujours de grandes femmes », ou encore, en réplique à Arlette Chabot à la télévision : « Ce n’est peut-être pas votre question, mais c’est ma réponse » (p. 158).

La démonstration implicite et involontaire est claire : les petites phrases sont consubstantielles aux campagnes présidentielles.

Phrases-choc, punchlines et buzz

La première étape de la campagne est d’installer un QG, la seconde de choisir un slogan. La directrice de campagne improvisée définit celui-ci comme « une phrase-choc qui symbolise ou résume l’ensemble d’un programme ». Un peu plus tard, la même assure que le slogan, « c’est de la pub pour Guy Marchant ! » (On écarte d’ailleurs le slogan « Agir nos rêves » car « ça fait trop Martin Luther King ».) Peut-on à la fois, en une seule phrase, résumer tout un programme et peindre tout un personnage ? Rachel Khan ne va pas au bout de ce ressort satirique. Néanmoins, l’équipe de campagne tombe d’accord sur un slogan simple : « Votez pour moi », un message clair, « sans langue de bois », mais qu’on ne dépose pas à l’INPI parce que « ça a un coût ».

La question du programme ne vient que bien après celle du slogan censé le résumer ! Malgré les nobles déclarations, il est davantage au service du candidat que l’inverse. Mais à ce stade, la campagne est lancée, il faut assumer. On crée alors une « cellule riposte » chargée de répliquer aux sorties des autres candidats. Sa patronne se dit « forte en « punchlines ». « Je gère déjà tous les comptes sur les réseaux (…), je peux aussi tacler les autres, c’est plutôt amusant », assure-t-elle.

On observe la concurrence du coin de l’œil : « Il faut garder une dynamique et une sorte d’addiction des gens à cette course, comme le font très bien Attila Mour ou Voltaire [deux autres candidats] avec leurs petites phrases qui font le buzz » (p. 141).

 Cellule de crise

Le buzz ! C’est l’objectif capital. Guy Marchant s’inquiète de l’absence de retombées sur le net. « Je sais bien que la plus mauvaise presse pour un candidat c’est lorsqu’on ne dit rien sur lui », concède Valérie, sa directrice de campagne. « Ne t’inquiète pas, tu existes à nos yeux, ne t’inquiète pas, on va inventer un buzz ». Comment ? « On n’est pas assez sulfureux […]. Il faut provoquer de l’indignation, de la contestation, il y en a qui font un buzz par jour, par exemple, il faut buzzer » (p. 189). On crée alors une cellule de crise chargée de « réfléchir au sujet qui pourrait être intéressant pour un bon buzz ».

Et si la communication ordinaire ne suffit pas, vers la fin de la campagne, on cherchera à provoquer « un buzz qu’il faudrait savoir maîtriser, par exemple une phrase bien sentie ou une photo compromettante » (p. 181). Petite phrase toujours !

À la fin, malgré tous ces efforts, Guy Marchant n’est pas élu. Mais il obtient quand même 5,5 % des suffrages, et le président l’appelle pour négocier le second tour. Pas si mal, pour un chômeur célibataire de Grandville-sur-Loire.

Rachel Khan & Xavier Gorce
Une partie de campagne
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2022
208 pages, 15 €, ISBN 979-10-329-2420-4

Michel Le Séac’h

09 août 2022

On a les Politiques qu’on mérite, par Chloé Morin (autrement dit : « Vous l’avez bien cherché » ?)

Il y a pas mal d’amertume chez Chloé Morin. Elle est entrée en politique à 24 ans comme chargée de mission au cabinet du Premier ministre. De quoi voir la vie en rose, pour une jeune socialiste. Hélas, il s’agissait de Jean-Marc Ayrault. Comme d’autres, elle en a retiré une vision plutôt pessimiste de la politique, détaillée surtout dans son précédent essai, Les Inamovibles de la République(1).

Dans son nouveau livre, On a les Politiques qu’on mérite, elle veille néanmoins à évoquer ses fonctions aux marches du pouvoir. « J’ai pourtant passé plus de quatre ans en politique, comme conseillère à Matignon » écrit-elle. Des deux premières années, son principal souvenir semble être d’avoir été reléguée dans un placard à balais lors de travaux de décoration. Renvoyée en 2014 « aussi brutalement que Jean-Marc Ayrault »(1), elle a été repêchée par une collaboratrice de son successeur, Manuel Valls. De ce dernier, elle tire davantage d’enseignements. Ils n’ont apparemment pas suffi à la réconcilier avec la vie politique. Elle y a renoncé, assure-t-elle dans ses dernières lignes (p. 318) : « Je sais désormais pourquoi j’ai fait – indirectement il est vrai – de la politique. Et également pourquoi je n’en fais plus. »

Le livre n’éclaire pas totalement son titre énigmatique. Ces Politiques, magnifié(e)s par une capitale, ne sont pas les orientations d’un gouvernement mais les personnages qui prétendent au pouvoir. On, c’est nous : le peuple, les citoyens, les électeurs. Mais qu’est-ce que le mérite ? Chloé Morin ne veut pas dire que les Politiques ne sont pas à la hauteur des Français mais l’inverse : « Si l’air politique devient irrespirable pour l’immense majorité de ces élus juste « normaux », c’est parce que nous [les citoyens] attendons d’eux des choses proprement surhumaines, ce qui en décourage plus d’un. » (p. 315)

Éloge du clientélisme

Sans doute a-t-elle dû se retenir pour ne pas écrire plutôt : « Les Politiques n’ont pas le peuple qu’ils méritent ». Ou encore : « Vous l’avez bien cherché ! » Car, selon elle, à force de rendre la vie impossible aux gens dévoués, le peuple les fait fuir. Il ne reste que les « monstres » qui, eux, ne renoncent pas : Trump, Bolsonaro, Orban, Salvini, Le Pen, Zemmour, Mélenchon.

Mais à quoi reconnaître alors un Politique « juste normal » ? Chloé Morin livre un plaidoyer inattendu en faveur du clientélisme : « Le "clientélisme", ou l’argument ultime que l’on brandit pour nier la réalité de la popularité d’un élu, sans même voir que cette accusation salit autant l’électeur – traité comme un vulgaire animal qui suivrait aveuglément celui qui lui donne à manger – que le politique qu’elle vise. » (p. 307).

Elle a été à bonne école : Isabelle Balkany est probablement le témoin qu’elle cite le plus largement dans son livre. Du moins nominativement, car si ses entretiens sont datés, ses interlocuteurs sont souvent anonymes : on croise par exemple « un ex-collaborateur de cabinet », « l’épouse d’un très haut responsable politique écologiste » ou, à quatre reprises, « une vieille routière de la politique ». Ils suivent souvent un même fil conducteur : la politique, c’est très dur, et le dégagisme, ça n’est pas juste. D’une lecture rapide on pourrait retirer l’impression que les Politiques qu’on mérite sont du genre geignard.

« Je traverse la rue » entendu d’en face

Ce serait pourtant injuste. Ce livre s’intéresse aussi à la politique vue d’en haut. Et c’est là qu’interviennent les petites phrases – qui selon Chloé Morin la tirent vers le bas. L’un de ses premiers chapitres est en grande partie consacré au fameux « Je traverse la rue… » d’Emmanuel Macron(2). « C’est l’une de ces "petites phrases" qui font le sel de la politique et les choux gras des médias, de celles que le public retient et ressasse encore des années plus tard, parce qu’elles auront soudainement semblé donner un sens à ce que l’on pressentait confusément. » C’est parfaitement dit : l’important, dans la petite phrase, n’est pas tant son auteur que son public – qui y voit le portrait de son auteur. Un alignement idéal du logos, de l’ethos et du pathos.

« Le verdict est clair », estime Chloé Morin : « Macron méprisant, Macron déconnecté. Cette petite phrase tronquée et relayée à l’infini a donc achevé de brosser ce portrait en creux d’un président découplé du réel, laissant le citoyen ébahi, comme à chaque fois – et les épisodes sont légion –, devant une telle déconnexion de ses élites. » C’est l’interprétation bruyante qu’en ont donné les Gilets jaunes. Mais l’analyse n’est pas poussée assez loin : qu’ont pensé en silence ceux qui n’ont pas besoin de traverser la rue ? N'était-il pas tentant, pour les retraités et les fonctionnaires entre autres, de se donner bonne conscience en se disant que, après tout, quand on veut, on peut ? La question n’a jamais été posée à ces publics qui pèsent lourd dans l’électorat du président. Si la réponse était « oui », l’alignement du logos, de l’ethos et du pathos ne serait pas moins idéal, quoique diamétralement opposé !

Chloé Morin a interrogé Emmanuel Macron alors qu’elle préparait son livre, « Emmanuel Macron, qui à de nombreuses reprises a vu ses "petites phrases" être retournées contre lui » (p 193). Il est dommage qu’elle ne lui ait pas demandé si ces petites phrases n’ont pu aussi tourner en sa faveur auprès d’électeurs finalement plus nombreux.

La vertu à 4,5 %

Yannick Jadot peut apparaître comme l’exemple inverse, le type même de « celui ou celle qui choisit de ne pas jouer de la petite phrase » (p. 276). Chloé Morin s’étend longuement sur son cas. « Au fond, Yannick Jadot estime que même les citoyens en colère attendent avant tout des politiques des réponses, et non qu’ils "gueulent plus fort qu’eux", comme un simple miroir de leur détresse et de leurs aspirations. » Il veille à la tenue de ses interventions publiques : « Ce n’est pas parce que les gens regardent des débats hystérisés en masse […] que c’est ce qu’ils attendent de la politique. […] Il faut garder en tête le fait que les gens ne croient pas au Grand Soir, ne veulent pas la révolution, ils veulent simplement de vraies réponses. Donc, dans cette campagne présidentielle, nous devons être aussi sur des choses très concrètes, sur des choses comme le pouvoir d’achat, le prix de l’énergie, expliquer comment concrètement nous allons aider les gens pour que demain soit un peu meilleur qu’aujourd’hui ».

Cependant, une petite phrase ne consiste pas nécessairement à « gueuler » ‑ témoin « Je traverse la rue ». Et « hystérisés » ou pas, les citoyens regardent quand même les débats : quand on choisit un chef, on s’assure qu’il a un tempérament de leader. Surtout, Chloé Morin a rencontré Yannick Jadot bien avant l’élection présidentielle. Sans quoi elle n’aurait pu éviter de l’interroger sur le rapport éventuel entre sa campagne vertueuse et son score de 4,5 % des voix.

Questions remises à plus tard

Ce ne sont pas les seules occasions manquée. Parmi les cas étudiés par Chloé Morin figure celui de Myriam El Khomry, ancienne ministre socialiste du Travail, victime d’un « procès en incompétence » pour n’avoir pas su dire à Jean-Jacques Bourdin combien on pouvait signer de CDD successifs. Battue aux élections législatives de 2017 bien que soutenue à la fois par le PS et par LREM, elle a quitté une vie politique trop dure pour elle. « Ma façon de faire de la politique s’accommode assez mal de la petite phrase qu’il faut commenter où lâcher dans les médias », assure-t-elle. À défaut de savoir sa leçon, une bonne repartie opposée au journaliste aurait-elle pu retourner la situation ?

En sens inverse, quand Chloe Morin revient sur le cas de François Fillon « auteur le 28 août 2016, dans son fief de Sablé-sur-Sarthe, de la tirade assassine "Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ?", missile alors lancé en direction de Nicolas Sarkozy », elle devrait se demander si ce missile a contribué à sa victoire contre Alain Juppé dans la primaire de la droite.

Ces questions non posées pourraient n’être qu’un contre-temps. Ce sera pour une autre fois. À 34 ans, Chloé Morin a peut-être quitté la vie politique mais, essayiste prolifique, elle n’est certainement pas perdue pour la science politique.

Chloé Morin
On a les Politiques qu'on mérite
Paris, Fayard, 2022. 320 p., 19 €.

Michel Le Séac'h

______________

(1) Chloé Morin, Les Inamovibles de la République, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2020.
(2) Voir Michel Le Séac’h, Les Petites phrases d’Emmanuel Macron, Paris, Librinova, 2022, p. 2.

13 juillet 2022

Macron : « Ça m’en touche une sans bouger l’autre »

Critiqué à retardement pour avoir reçu les dirigeants d’Uber du temps où il était ministre de l’Économie, Emmanuel Macron affecte, le 12 juillet, de mépriser l’attaque : « Ça m'en touche une sans bouger l'autre », dit-il. Non sans soulever des réactions. « La petite phrase du président éclipse presque la première séance de questions au gouvernement », note BFM TV.

Or, remarquent plusieurs commentateurs, tel Maxime Tandonnet dans Atlantico, ce n’est pas une petite phrase DU président, du moins pas de ce président-ci. « Comme disait un de mes prédécesseurs », signale d’ailleurs Emmanuel Macron lui-même, qui pense évidemment à Jacques Chirac. Réutiliser une petite phrase existante permet de récupérer une partie de sa force, c’est le principe même de toute citation. Éventuellement, elle permet de se parer des habits d’un personnage populaire.

Il y a cependant une différence majeure entre Emmanuel Macron et Jacques Chirac. Si le premier s’est exprimé face caméra, aucun enregistrement n’atteste des propos de Jacques Chirac. La phrase n’est connue que via deux ou trois témoins. En particulier Jean-Louis Debré, qui écrit :

Combien de fois l'ai-je entendu dire : "Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre", "Les emmerdes c'est comme les cons, ça vole toujours en escadrille", "Je m'en tape le coquillard avec une patte d'alligator femelle", "ce sont des affaires de corneculs"...
Il aime provoquer par des expressions triviales, paillardes, rabelaisiennes.
(1)

Avant même l’élection présidentielle de 1995, « Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre » était considérée comme l’une des « expressions favorites » de Jacques Chirac(2). Aujourd’hui, une recherche Google sur « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre » ramène 35 500 résultats. Plus 4 760 pour « ça m’en touche une sans bouger l’autre ». Sans que personne puisse prouver ce que Chirac a dit, tout le monde sait qu’il l’a dit.

On ne prête qu’aux riches et ça lui ressemble bien, à l’instar d’autres expressions connues seulement par ouï-dire qui font partie de sa légende et décrivent son personnage. La petite phrase est un attribut du leader politique, la force de l’une renforce l’autre, et réciproquement. « Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre » est cohérent avec d’autres éléments de l’image de Jacques Chirac.

Mais Macron ? Son personnage est bien différent. Tant qu’on ne le voit pas dévorer la tête de veau et tâter le cul des vaches au Salon de l’Agriculture, l’expression ne paraît pas à sa place dans sa bouche. Gaillarde chez Chirac(3), elle devient vaguement grossière, voire sexuelle, chez son lointain successeur. Elle paraît ainsi vouée à l’oubli, cohérence cognitive oblige. C’est le mieux qui puisse arriver au président de la République. Car l’alternative serait qu’elle demeure rangée au nombre de ses sorties arrogantes. Pas bon.

Michel Le Séac’h

(1) Jean-Louis Debré, Ce que je ne pouvais pas dire, Paris, Groupe Robert Laffont, 2016.
(2) François Vey, ‎Emmanuel Hecht, Chirac de A à Z, Paris, Albin Michel, 1995.
(3) Jean Ruhlmann a avancé une autre explication en 2017 dans La Revue des Deux mondes : cette expression « vient du monde des boulistes, la pétanque étant un sport de masse au sud de la Loire ». Mais Emmanuel Macron n’est pas non plus connu comme un fervent pratiquant.

26 juin 2022

Une petite phrase implicite née d’un seul mot ?

Dans leur chasse aux informations inexactes, les Décodeurs du Monde se penchent parfois sur des petites phrases. Pour conclure, le cas échéant, qu’elles sont erronées, ou qu’elles n’ont pas été vraiment dites, ou qu’elles ont été détournées, ou qu’elles ont été mal comprises. Mais si une petite phrase se reconnaît d’abord au fait qu’elle est citée comme telle par des médias ou sur des réseaux sociaux, les Décodeurs, contribuent aussi à produire des petites phrases !

Ils se sont néanmoins dotés d’une sorte de définition de la petite phrase, reproduite en exergue de certaines de leurs analyses ces dernières années : « Une ‘petite phrase’ se retient vite, se détourne, se propage de réseau en réseau et se retourne contre la personne qui en est à l'origine. Parfois à tort, car les propos réellement tenus sont moins caricaturaux. » Elle a été appliquée à des propos de Gilles Le Gendre, Greta Thunberg, Agnès Buzyn… et en dernier lieu d’Amélie de Montchalin.

C’était le 15 juin. L’éphémère ministre de la Transition écologique est alors en campagne pour les élections législatives. Les Décodeurs publient un article intitulé : « Amélie de Montchalin a-t-elle accusé son adversaire aux législatives, Jérôme Guedj, d’antisémitisme ? » Il commence ainsi : « Une phrase de la ministre de la transition écologique sur son adversaire aux législatives a été critiquée ces derniers jours. La voici remise dans son contexte. » C’est même un peu plus qu’une affaire de contexte.

Alexis Corbière (LFI) s’indigne sur Public Sénat : « J’ai vu Mme de Montchalin, (…) elle est face à un monsieur que vous connaissez, Jérôme Guedj, [disant] qu’il aurait des relents d’antisémitisme. » Jules Pecnard, de Marianne, assure sur Twitter qu’« Amélie de Montchalin en remet une couche » et évoque à propos de Jérôme Guedj « une forme d’antisémitisme ». Ces propos se répandent aussitôt sur les réseaux sociaux.

La puissance d’un seul mot ?

Comme le relatent les Décodeurs, Mme de Montchalin a déclaré en réalité, sur CNews : « Quand vous voyez que certains qui étaient au Parti socialiste, responsables des enjeux de laïcité et des valeurs républicaines, sont aujourd’hui estampillés Nupes, où certains dans le même camp n’ont aucune difficulté à manifester avec l’antisémite Jeremy Corbyn. » Jamais elle n’a dit : « Guedj est un antisémite ». Mieux : personne ne dit qu’elle l’a dit. Mais beaucoup le sous-entendent dans leurs commentaires : à amalgame, amalgame et demi.

Qu’une petite phrase soit dénoncée sans avoir été vraiment prononcée, c’est relativement courant. Ici, la petite phrase fabriquée n'est pas non plus explicitée : elle n'est citée que de manière allusive. Et pourtant elle est là, elle fait débat, les Décodeurs en témoignent. C’est ce qui fait l’intérêt de cet épisode par ailleurs anecdotique. Comment expliquer un tel phénomène ? Se pourrait-il que le mot « antisémite » possède une puissance sémantique telle qu’il soit capable d'engendrer dans les esprits, de proche en proche, des petites phrases virtuelles ?

Michel Le Séac’h

16 mai 2022

Jean Castex, un Premier ministre (presque) sans petite phrase

Jean Castex a donc quitté l’hôtel Matignon. Rarement l’expression « petite phrase » aura été aussi peu prononcée à propos d’un personnage si haut placé dans la hiérarchie politique. Et ce n’est sans doute pas un hasard : rarement aussi un Premier ministre aura fait si peu d’ombre à un président.

Les petites phrases accrochées aux basques de Jean Castex ne sont pas seulement rares, elles sont modestes, comme en témoignent ces quelques titres parus dans la presse française :

Ont également été qualifiées de petites phrases, occasionnellement : « Le meilleur moyen de soulager l’hôpital, c’est de ne pas tomber malade », « Il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea pour ouvrir des places en réanimation », « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital », « Les vaccinés n’ont plus de chance d’attraper la maladie » (lui-même l’attrapera deux fois), « La véritable variable, ce qui a le plus d'impact, on le sait, c'est fermer les écoles », « Je suis favorable à ce que nous allions plus loin et que nous élargissions les compétences de la collectivité européenne d’Alsace », « Il y a des gens qui rouspètent et il y a des gens qui agissent », « Il ne faut jamais raconter des fadaises ». Rien de tout cela ne semble avoir laissé de trace durable. Et rien ne peint un caractère.

Moins fort que Raffarin

Jean Castex ne restera pas dans l’histoire contemporaine comme « celui qui a dit » ceci ou cela. Hormis Jean-Marc Ayrault, trou noir de la politique, on ne voit pas de Premier ministre plus chiche en formules remarquables.

En particulier, aucune de ses petites phrases ne pourrait être considérée comme « assassine ». Jean Castex a peut-être tué StopCovid ou la campagne « Dedans avec les miens, dehors en citoyen », mais aucune de ses formules un peu remarquées n’était destinée à nuire à un autre homme politique(1). Surtout, aucune n’a pu être prise comme l’expression d’une rivalité avec le président de la République.

Les quelques phrases citées plus haut auraient pu, sans doute, acquérir une bien plus grande notoriété si la presse et l’opinion en avaient décidé ainsi. Si elles ne l’ont pas fait, c’est qu’elles n’ont pas vu chez Jean Castex l’étoffe d’un leader politique. Ce qui n’est pas une critique. Au poste qu’il a occupé pendant deux ans, il faut sans doute du talent et de l’abnégation pour bien montrer qu’on n’ira pas plus haut. Il n’aura pas surpassé Jean-Pierre Raffarin dans cet exercice, mais il aura bien fait le job.

Michel Le Séac’h

(1) À une exception subliminale près. « J'aurai l'occasion de me déplacer plus tard avec le ministre de l'Intérieur qui sera désigné sur ma proposition », avait-il déclaré le lendemain de sa nomination à Matignon, lors d'une visite à un commissariat. Deux ou trois journaux, dont Gala, y avaient vu une « petite phrase » annonçant que Christophe Castaner ne ferait pas partie du gouvernement qu'il était en train de constituer.

07 mai 2022

La Fièvre des urnes – 2 500 ans de passions électorales, par Laurent Pernot

Une élection politique est affaire de passions(1) et non de raison, affirme Laurent Pernot dans La Fièvre des urnes, paru voici quelques semaines.  Fièvre : le mot renvoie délibérément à un phénomène biologique non rationnel. Pourtant, admet l’auteur, « dans le phénomène de l’élection, aujourd’hui comme hier, c’est d’abord le calcul qui saute aux yeux. Calcul de l’électeur, qui cherche le choix le plus avantageux […] ; calcul du candidat qui cherche le moyen le plus efficace pour être élu. » Telle est la théorie. Il n’est pas nécessaire de gratter beaucoup pour montrer que la réalité est bien différente. La logique n’explique pas tout – peut-être même pas grand chose.

En revanche, les passions abondent ! « Les passions impliquées dans le phénomène de l’élection se révèlent aussi puissantes que variées », estime l’auteur – et de citer « notamment l’ambition, l’orgueil, l’amour-propre, le goût du risque (et l’humiliation) ; la crainte (et inversement la haine, le mépris) ; la solidarité, le patriotisme ; la soif de justice, la colère et l’indignation ; la joie ; la reconnaissance (et inversement l’ingratitude, la rancœur) ; l’avidité, l’envie et le désir sous toutes ses formes ».

Nombreuses, elles sont aussi anciennes. L’auteur, historien, ne se contente pas d’observer les élections contemporaines. Sa démonstration remonte loin. « Un livre de la Rhétorique d’Aristote en révèle autant sur les moyens psychologiques de la persuasion que les meilleurs travaux des spécialistes de la communication », souligne-t-il. Puis il déploie son raisonnement à travers l’histoire politico-littéraire, convoquant au service de sa thèse Périclès, Cicéron, Shakespeare, Montaigne, Italo Calvino, Balzac, Zola, Norman Mailer, Francesco De Sanctis et bien d’autres. La jubilation de l’érudition est manifeste, au risque de la digression !

Les passions s’expriment d’abord verbalement. « Par le discours, le candidat communique sa propre passion, il l’insuffle et fait naître les passions sœurs autour de lui – le "buzz" des médias et des réseaux sociaux faisant monter encore la fièvre langagière. » Prétend-on débattre de rigoureux programmes, sous la surveillance des journalistes ? Une communication purement intellectuelle, telle qu’on en trouve dans le champ des sciences exactes n’est pas envisageable dans le discours politique. Certes, « ce qui s’affiche, ce sont les analyses intellectuelles, le souci de l’intérêt général, les principes moraux et les valeurs propres à chaque obédience ». Mais, « derrière une façade raisonnable, l’engagement passionnel des personnes reste le plus souvent informulé – et même impensé. »

Les petites phrases, point de rencontre du pathos et de l'êthos ?

Laurent Pernot analyse au passage quelques petites phrases spécialement utiles à sa démonstration, comme le « Moi président » de François Hollande ou le « Au revoir » de Valéry Giscard d’Estaing. Il est dommage qu’il n’ait pas davantage approfondi leur rôle. Dans un précédent ouvrage(2), il avait justement insisté sur le fait que l’essentiel du discours politique est souvent caché. Dans un développement précisément intitulé « Débats et petites phrases », il constatait, après Theodore Herzl, que « le débat public constitue la forme la plus achevée du secret ».

C’est dire à quel point la relation entre l’orateur et son public est complexe. Laurent Pernot cite judicieusement La Rochefoucauld, « poussant la démonstration à l’extrême, suivant la règle des maximes : "Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours." » Inspiré par Tocqueville (« les seuls bons [discours] sont ceux qui émeuvent »), il souligne que « le maniement idoine des affects fait toute la différence entre l’"orateur", au sens plein du terme, et le simple "parleur" ».

Ce qui le ramène bien sûr à Aristote et à la fameuse distinction de l’êthos, le caractère, et du pathos, la passion, le premier définissant davantage l’orateur, le second son public. Une tension dont il aurait pu se demander si elle ne se résout pas dans les petites phrases, point de rencontre où le pathos distingue ou croit distinguer un êthos.

Laurent Pernot, de l’Institut, La Fièvre des urnes – 2 500 ans de passions électorales, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022, 192 pages, 19 €.

(1) De nos jours, « on utilise souvent le mot "émotions", plus neutre, plus scientifique », note Laurent Pernot. Qui préfère cependant le mot « passions » à cause de sa « puissance philosophique et littéraire ».

(2) Laurent Pernot, L’Art du sous-entendu, Paris, Fayard, 2018.

Michel Le Séac’h