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28 octobre 2022

Une petite phrase a un auteur, l’Académie française n’est pas seule à l’oublier

« "Petite phrase" : La définition magistrale de l’Académie française » est à ce jour le huitième billet le plus consulté de ce blog. Sans nul doute, la définition forgée par le Quai Conti est remarquable et inégalée. Elle souffre pourtant d’une omission capitale.

En 1935, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française ignorait la petite phrase. Celle-ci est entrée en 2011 dans le troisième volume de la neuvième édition, en cours. Les académiciens s’y sont même pris à deux fois, avec deux définitions identiques à un mot près :

  • « phrase concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »
  • « formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »

La première illustre l’un des sens de l’adjectif « petit ». La seconde, l’un des sens du nom « phrase ». L’Académie procédant par ordre alphabétique, la seconde définition est postérieure à la première. On peut considérer qu’elle la corrige.

Une correction s’imposait en effet. La première définition ci-dessus sert à éclairer cette définition de « petit » : « dont la valeur ou l'importance est faible ». Elle voisine avec d’autres exemples comme « rendre un petit service », « de petits tracas », « au petit bonheur la chance ». Pourtant, si la petite phrase doit « marquer les esprits », c’est sans doute que sa valeur n’est pas si faible ! À moins que les esprits ne le soient eux-mêmes – mais imagine-t-on l’Académie française faire preuve à ce point de… mauvais esprit ?

La seconde définition échappe à cette contradiction interne. Les académiciens l’ont mûrement soupesée puisque ils ont choisi de remplacer le mot « phrase » par le mot « formule » au moment même où ils réfléchissaient au sens du mot « phrase ». Cette dernière est une « proposition simple […] grammaticalement autonome, et qui présente une unité de sens ». La « formule », une « expression condensée, nette et frappante ». Ainsi, il y a plus d’énergie dans la formule que dans la phrase. Pour des sciences comme les mathématiques, une formule exprime de manière symbolique une règle opératoire et se suffit à elle-même. Qu’on songe à E = mc² : Einstein y concentre l’univers entier en trois lettres, un chiffre et un symbole mathématique. En effet, une petite phrase résume souvent une vaste pensée.

L’ethos toujours capital

La définition de l’Académie est remarquable à d’autres égards :

  • La petite phrase n’est pas seulement petite, c’est-à-dire brève, elle est « concise », c’est-à-dire qu’elle « fait entendre beaucoup de choses en peu de mots ». Elle contient davantage qu’elle-même.
  • La petite phrase se présente « sous des dehors anodins ». Puisqu'il y a « dehors », implicitement, il y a aussi « dedans ». Si les premiers sont « anodins », c’est que l’important, dans la petite phrase, se cache à l'intérieur.
  • La petite phrase « vise ». Autrement dit, elle est animée d’une intention. Le sujet du verbe d’action, c’est elle. Et elle atteint parfois des cibles imprévues.
  • La petite phrase est destinée à « marquer », c’est-à-dire à produire une impression durable. Elle relève plus de la mémoire que de l'intelligence.
  • La petite phrase marque « les esprits », pluriel qui dénote son caractère collectif : elle s’adresse en général à un groupe, non à une personne.

En douze mots seulement, les académiciens ont donc livré une définition pesée au trébuchet, spécialement riche de sens. Il y manque pourtant deux éléments essentiels : les médias et, surtout, l’auteur. Si la petite phrase est animée d’une vie propre, encore lui faut-il un géniteur. 

L’identité de l’auteur, autrement dit l’ethos d’Aristote, est pour beaucoup dans les dedans implicites d’une petite phrase. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « le Gaulois réfractaire » ne signifieraient rien si ces phrases n’étaient d'Emmanuel Macron. La différence capitale entre « L’État c’est moi » et « La République c’est moi » n’est pas entre l’État et la République mais entre Louis XIV et Jean-Luc Mélenchon.

Le locuteur souvent oublié

Pourquoi cet oubli de l’auteur ? Probablement parce que sa présence paraît évidente : toute phrase a un auteur. Ce qui est trop visible reste parfois inaperçu – c’est l’éléphant dans la pièce ! L’Académie française n’est pas seule à négliger le locuteur. Il est intéressant de comparer sa définition en douze mots à celle de dictionnaires et encyclopédies contemporains. C’est l’objet du tableau ci-dessous.

On remarquera spécialement la définition de l’encyclopédie libre Wikipedia, alimentée par les internautes. L’article « petite phrase » a été créé en décembre 2007. Il proposait la définition suivante : « un court extrait de discours ou une brève citation, destinée à marquer les esprits et être reprise dans les médias du fait de son effet percutant ». Cette définition est restée à peu près inchangée (seuls les six derniers mots ont été supprimés) pendant près de quinze ans. C’est seulement en juillet 2022 qu’un contributeur signant WikipSQ y a introduit la mention d’un « acteur médiatique et le plus souvent politique ».

 La petite phrase et ses protagonistes dans les dictionnaires usuels

Source

Définition

Auteur

Médias

Public

Trésor de la langue française (1988, 2021 en ligne)

« propos bref d’un homme politique qui sert à frapper l’opinion »

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Petit Robert (1993, 2017)

« petite phrase, extraite des propos d'un homme public et abondamment commentée par les médias »

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Maxidico (1996)

« propos d’une personnalité, gén. politique, repris par les médias qui en amplifient l’importance ou l’effet sur l’opinion « 

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Le Grand Robert de la langue française (2001)

« expression ou phrase, faisant formule et prononcée dans un contexte politique »

 

 

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Le Robert, Dictionnaire culturel en langue française (2005)

« v. 1980, expression ou phrase, faisant formule et prononcée dans un contexte politique »

 

 

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Le Grand Larousse illustré (2018)

« élément d’un discours, notamm. politique, repris par les médias pour son impact potentiel sur l’opinion »

 

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CNRTL (2022, en ligne)

« propos bref d'un homme politique, qui sert à frapper l'opinion »

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Larousse (2022, en ligne)

« courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité et censée révéler la pensée profonde de l’auteur »

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The Free Dictionary (2022, en ligne)

« élément d’un discours, en particulier politique, repris par les médias pour son impact potentiel sur l’opinion »

 

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Wikipedia (2022, en ligne)

« un court extrait de discours ou une brève citation publique, d'acteurs sociaux (acteur médiatique et le plus souvent politique), destinée à marquer les esprits et être reprise dans les médias »

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Wiktionary (2022, en ligne)

« courte phrase ou citation, volontaire ou non, qui marque les esprits parce qu’elle est facilement détachée de son contexte »

 

 

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Michel Le Séac’h

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0

03 octobre 2022

De quoi les petites phrases sont-elles le nom ?

 What's in a name? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet
‑ William Shakespeare

Étrangement peu étudiées par les sciences politiques et les sciences cognitives, les petites phrases le sont davantage par les sciences du langage – du moins en français. Pour le 8e Congrès mondial de linguistique française, Damien Deias, de l’Université de Lorraine, a cherché à cerner les usages de la dénomination « petite phrase » et à comprendre comment elle est reconnue et comprise par le grand public. Il s’est appuyé sur un questionnaire auprès de 203 participants[i].

Dans son intervention, Damien Deias souligne entre autres que l’expression « petite phrase » n’a pas de « strict équivalent repéré dans d’autres langues » pour désigner « les énoncés médiatiques retentissants en circulation ». Comme je l’ai moi-même noté[ii], la traduction « petite phrase = sound bite » retenue par Le Grand Robert & Collins, le Harrap’s Unabridged Dictionary ou le Harrap’s Shorter est une facilité illusoire. En réalité, le « sound bite » est attaché au discours par l’homme politique alors que la « petite phrase » en est plutôt détachée par les médias ou le public[iii] !

Dans la pratique, les mots ou locutions anglaises associées à « petite phrase » sont très divers. Sur le site de traduction automatique Linguee, par exemple, « sound bite » ou « soundbite » vient en tête, mais une quinzaine d’autres sont proposés, issus de textes bilingues provenant souvent de l’administration canadienne ou des institutions européennes. De l’anglais au français, la variété est encore plus grande. Le consensus est donc loin de régner chez les traducteurs, et c’est moins la pénurie que l’abondance qui menace. 

En allemand, en espagnol, en italien, en portugais, la plupart des dictionnaires bilingues ignorent tout simplement l’expression « petite phrase ». Quelques-uns tentent des approximations. Le Gran diccionario Español-Francès Francès-Español Larousse (2018) traduit « petite phrase » par « frase lapidaria »… mais « frase lapidaria » par « formule lapidaire ». À l’article « petit », mais non à « phrase », le Grand dictionnaire français-italien italien-français de Larousse(2006) indique : « dichiarazoni, frasi (di un personnaggio publico commentate dai giornali) ». En revanche, « petite phrase » n’apparaît pas dans les traductions de « dichiarazone » et « frase ». L’expression anglo-saxonne sound bite est parfois utilisée sans traduction, comme au Portugal[iv]. Le mot latin « elocutiuncula » ne semble pas avoir de successeur. Le chinois possède un idéogramme (提法) pour désigner une formulation ne varietur, mais il peut s’appliquer à d’autres concepts.

L’avenir au punchline ?

Cependant, les phrases détachées, immédiatement reconnaissables et associées à un homme politique paraissent être un phénomène universel, quel que soit le nom qu’on leur donne. Et sans barrière linguistique. L’anaphore « I have a dream » de Martin Luther King sera définie par exemple comme « frase » en espagnol, « parole » en italien, « redefragmenten » (fragment de discours) en allemand, etc., mais le fait important est qu’elle est internationalement reconnue et que partout on la considère comme « quatre mots à part » auxquels on accorde un sens implicite assez homogène. C’est un phénomène cognitif et non linguistique.

La langue française dispose d’une expression assez bien identifiée pour le désigner : en cela réside peut être son originalité. Mais les petites phrases elles-mêmes s’expriment en toutes langues. Le professeur David McCallam a pu étudier « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne »[v] en traitant des « sound bites » sans être moins compréhensible ou moins convaincant pour autant. Pour le lecteur français, la locution est appliquée justement aux exemples cités.

Elle n’a pourtant pas le monopole du concept en français. En particulier, l’usage de l’anglais « punchline » lui fait concurrence. Il désigne à l’origine la formule frappante (punch) qui conclut un morceau de rap. Et il tend à se répandre sur l’internet pour désigner n’importe quelle formule bien sentie. Une « petite phrase assassine » est parfois raccourcie en « scud ». Quelquefois apparaît un néologisme formé sur le nom d’un homme politique, comme « raffarinade ». Les jours de l’expression « petite phrase » sont peut-être comptés, pas ceux du concept. Un successeur de McCallam pourra sûrement étudier sans difficulté « Les "punchlines" dans la politique anglo-saxonne ».

Anachronismes invisibles

Le passé est témoin de l’évolution du vocabulaire : avant d’être appelées « petites phrases », les petites phrases étaient appelées autrement ! La première publication universitaire consacrée aux petites phrases est notoirement « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » de Patrick Brasart[vi]. Ce titre paraît si naturel que personne ne semble remarquer son caractère délibérément anachronique. Bien entendu, la locution « petite phrase » n’était pas en usage à l’époque de la Révolution. On parlait systématiquement de « mots » : autre temps, autre terme, mais concept identique – au point que le passage du « mot » à la « petite phrase » est transparent. Sous une expression du 20e siècle, Patrick Brasart traite sans difficulté de la communication politique du 18e siècle, avant la radio, la télévision et l’internet. Surtout, il montre que même si la culture rhétorique des acteurs a évolué, les petites phrases d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Y compris dans leur versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase » [vii].

Un anachronisme analogue ne choque pas davantage dans le titre d’un colloque organisé en 2019 par la MSHS de l’Université de Poitiers : « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des XVIe et XVIIe s. »[viii], consacré à « la place et [au] rôle des pointes, mots d’esprit, concetti et autres petites phrases dans le contexte des livres ou des pièces théâtrales ». Très conscients de jouer avec les mots et les époques, les organisateurs ajoutent : « À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ». Nancy Freeman Regalado, spécialiste américaine de la littérature médiévale, affirme pour sa part avoir repéré « une petite phrase à résonance politique, qui semble avoir eu cours dans les couloirs du palais de Philippe le Bel, […] entre les pages de cinq textes datant de 1313 à 1359 : "Porchier mieus estre ameroie que Fauvel torchier". » Elle use de l’anachronisme en toute connaissance de cause et s’en explique de manière convaincante[ix].

Ainsi, l’apport de la linguistique pourrait être tout à la fois de montrer le caractère singulier de l’expression « petite phrase » et la plasticité de la langue quand il s’agit de désigner un concept qui, lui, paraît immuable.

Michel Le Séac’h


[i] Damien Déias, « La reconnaissance sociale de la dénomination ”petite phrase” », Congrès mondial de linguistique française, Jul 2022, Orléans, France. ffhal-03717772f

[ii] Michel Le Séac’h, « Comment dit-on "petite phrase" en anglais ? », blog Phrasitude, 26 juillet 2021.

[iii] On peut noter aussi que si la « petite phrase » est de l’ordre du texte, le « sound bite » est de l’ordre du son. Quand il était question de « petite phrase » au début du 20e s., on faisait en général référence au passage de la sonate de Vinteuil évoqué par Marcel Proust dans La Recherche. Voir Michel Le Séac’h, « Une brève histoire des petites phrases », blog Phrasitude, 2 juin 2020.

[iv] Francisca Gonçalves Amorim, « O soundbite – Fenómeno comunicacional de (in)visibilidade política », Estudos em Comunicação, nº 26, vol. 2 (mai, 2018).

[v] David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4ème trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040

[vi] Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) », Mots, septembre 1994, n°40. p. 106-112.

[vii] Idem.

[viii] Journée d’étude organisée par Étienne Boillet. Voir https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php

[ix] Nancy Freeman Regalado, « Le porcher au palais : Kalila et Dimma, le Roman de Fauvel, Machaut et Boccace », Études littéraires, vol. 31, n°2, hiver 1999, https://id.erudit.org/iderudit/501238ar.