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03 octobre 2022

De quoi les petites phrases sont-elles le nom ?

 What's in a name? That which we call a rose
By any other name would smell as sweet
‑ William Shakespeare

Étrangement peu étudiées par les sciences politiques et les sciences cognitives, les petites phrases le sont davantage par les sciences du langage – du moins en français. Pour le 8e Congrès mondial de linguistique française, Damien Deias, de l’Université de Lorraine, a cherché à cerner les usages de la dénomination « petite phrase » et à comprendre comment elle est reconnue et comprise par le grand public. Il s’est appuyé sur un questionnaire auprès de 203 participants[i].

Dans son intervention, Damien Deias souligne entre autres que l’expression « petite phrase » n’a pas de « strict équivalent repéré dans d’autres langues » pour désigner « les énoncés médiatiques retentissants en circulation ». Comme je l’ai moi-même noté[ii], la traduction « petite phrase = sound bite » retenue par Le Grand Robert & Collins, le Harrap’s Unabridged Dictionary ou le Harrap’s Shorter est une facilité illusoire. En réalité, le « sound bite » est attaché au discours par l’homme politique alors que la « petite phrase » en est plutôt détachée par les médias ou le public[iii] !

Dans la pratique, les mots ou locutions anglaises associées à « petite phrase » sont très divers. Sur le site de traduction automatique Linguee, par exemple, « sound bite » ou « soundbite » vient en tête, mais une quinzaine d’autres sont proposés, issus de textes bilingues provenant souvent de l’administration canadienne ou des institutions européennes. De l’anglais au français, la variété est encore plus grande. Le consensus est donc loin de régner chez les traducteurs, et c’est moins la pénurie que l’abondance qui menace. 

En allemand, en espagnol, en italien, en portugais, la plupart des dictionnaires bilingues ignorent tout simplement l’expression « petite phrase ». Quelques-uns tentent des approximations. Le Gran diccionario Español-Francès Francès-Español Larousse (2018) traduit « petite phrase » par « frase lapidaria »… mais « frase lapidaria » par « formule lapidaire ». À l’article « petit », mais non à « phrase », le Grand dictionnaire français-italien italien-français de Larousse(2006) indique : « dichiarazoni, frasi (di un personnaggio publico commentate dai giornali) ». En revanche, « petite phrase » n’apparaît pas dans les traductions de « dichiarazone » et « frase ». L’expression anglo-saxonne sound bite est parfois utilisée sans traduction, comme au Portugal[iv]. Le mot latin « elocutiuncula » ne semble pas avoir de successeur. Le chinois possède un idéogramme (提法) pour désigner une formulation ne varietur, mais il peut s’appliquer à d’autres concepts.

L’avenir au punchline ?

Cependant, les phrases détachées, immédiatement reconnaissables et associées à un homme politique paraissent être un phénomène universel, quel que soit le nom qu’on leur donne. Et sans barrière linguistique. L’anaphore « I have a dream » de Martin Luther King sera définie par exemple comme « frase » en espagnol, « parole » en italien, « redefragmenten » (fragment de discours) en allemand, etc., mais le fait important est qu’elle est internationalement reconnue et que partout on la considère comme « quatre mots à part » auxquels on accorde un sens implicite assez homogène. C’est un phénomène cognitif et non linguistique.

La langue française dispose d’une expression assez bien identifiée pour le désigner : en cela réside peut être son originalité. Mais les petites phrases elles-mêmes s’expriment en toutes langues. Le professeur David McCallam a pu étudier « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne »[v] en traitant des « sound bites » sans être moins compréhensible ou moins convaincant pour autant. Pour le lecteur français, la locution est appliquée justement aux exemples cités.

Elle n’a pourtant pas le monopole du concept en français. En particulier, l’usage de l’anglais « punchline » lui fait concurrence. Il désigne à l’origine la formule frappante (punch) qui conclut un morceau de rap. Et il tend à se répandre sur l’internet pour désigner n’importe quelle formule bien sentie. Une « petite phrase assassine » est parfois raccourcie en « scud ». Quelquefois apparaît un néologisme formé sur le nom d’un homme politique, comme « raffarinade ». Les jours de l’expression « petite phrase » sont peut-être comptés, pas ceux du concept. Un successeur de McCallam pourra sûrement étudier sans difficulté « Les "punchlines" dans la politique anglo-saxonne ».

Anachronismes invisibles

Le passé est témoin de l’évolution du vocabulaire : avant d’être appelées « petites phrases », les petites phrases étaient appelées autrement ! La première publication universitaire consacrée aux petites phrases est notoirement « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » de Patrick Brasart[vi]. Ce titre paraît si naturel que personne ne semble remarquer son caractère délibérément anachronique. Bien entendu, la locution « petite phrase » n’était pas en usage à l’époque de la Révolution. On parlait systématiquement de « mots » : autre temps, autre terme, mais concept identique – au point que le passage du « mot » à la « petite phrase » est transparent. Sous une expression du 20e siècle, Patrick Brasart traite sans difficulté de la communication politique du 18e siècle, avant la radio, la télévision et l’internet. Surtout, il montre que même si la culture rhétorique des acteurs a évolué, les petites phrases d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Y compris dans leur versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase » [vii].

Un anachronisme analogue ne choque pas davantage dans le titre d’un colloque organisé en 2019 par la MSHS de l’Université de Poitiers : « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des XVIe et XVIIe s. »[viii], consacré à « la place et [au] rôle des pointes, mots d’esprit, concetti et autres petites phrases dans le contexte des livres ou des pièces théâtrales ». Très conscients de jouer avec les mots et les époques, les organisateurs ajoutent : « À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ». Nancy Freeman Regalado, spécialiste américaine de la littérature médiévale, affirme pour sa part avoir repéré « une petite phrase à résonance politique, qui semble avoir eu cours dans les couloirs du palais de Philippe le Bel, […] entre les pages de cinq textes datant de 1313 à 1359 : "Porchier mieus estre ameroie que Fauvel torchier". » Elle use de l’anachronisme en toute connaissance de cause et s’en explique de manière convaincante[ix].

Ainsi, l’apport de la linguistique pourrait être tout à la fois de montrer le caractère singulier de l’expression « petite phrase » et la plasticité de la langue quand il s’agit de désigner un concept qui, lui, paraît immuable.

Michel Le Séac’h


[i] Damien Déias, « La reconnaissance sociale de la dénomination ”petite phrase” », Congrès mondial de linguistique française, Jul 2022, Orléans, France. ffhal-03717772f

[ii] Michel Le Séac’h, « Comment dit-on "petite phrase" en anglais ? », blog Phrasitude, 26 juillet 2021.

[iii] On peut noter aussi que si la « petite phrase » est de l’ordre du texte, le « sound bite » est de l’ordre du son. Quand il était question de « petite phrase » au début du 20e s., on faisait en général référence au passage de la sonate de Vinteuil évoqué par Marcel Proust dans La Recherche. Voir Michel Le Séac’h, « Une brève histoire des petites phrases », blog Phrasitude, 2 juin 2020.

[iv] Francisca Gonçalves Amorim, « O soundbite – Fenómeno comunicacional de (in)visibilidade política », Estudos em Comunicação, nº 26, vol. 2 (mai, 2018).

[v] David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4ème trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040

[vi] Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) », Mots, septembre 1994, n°40. p. 106-112.

[vii] Idem.

[viii] Journée d’étude organisée par Étienne Boillet. Voir https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php

[ix] Nancy Freeman Regalado, « Le porcher au palais : Kalila et Dimma, le Roman de Fauvel, Machaut et Boccace », Études littéraires, vol. 31, n°2, hiver 1999, https://id.erudit.org/iderudit/501238ar.

08 novembre 2021

TF1 et les petites phrases, cheval de Troie des médias en politique

« Les politiques ne viennent pas chez nous pour la petite phrase », assurait Thierry Thuillier, directeur de l’information du groupe TF1, dans Le Figaro de vendredi dernier(1). Vilains petits canards de la communication politique, les petites phrases ont plutôt mauvaise réputation. La presse les prend souvent avec des pincettes. Pour beaucoup, la forme dominante du discours politique s’écarte des idéaux journalistiques d’objectivité, de pondération, de rationalisme.

« C'est triste, mais c'est ainsi », s’affligeait naguère Éric Le Boucher dans Les Échos en rappelant les formules qui ont agité les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron : « la petite phrase sur les "Gaulois" ou le dialogue avec un jeune chômeur occupent bien plus d'espace médiatique que des sujets majeurs sur la santé, la pauvreté ou l'école(2). » 

Cependant :

1) Ces petites phrases traitaient implicitement d’un « sujet majeur », à savoir Emmanuel Macron lui-même : à tort ou à raison, les Français y voyaient le portrait en pointillés d’un leader nouvellement élu et encore mal connu.

2) Quand la presse met en valeur les petites phrases au lieu de les occulter,  on ne peut exclure qu'elle se plie tout simplement aux préférences des citoyens-lecteurs. « Et puis, journalistes et rédacteurs en chef sont aussi humains, après tout, et obéissent aux mêmes tendances que leur public », ont aussi rappelé Soroka et McAdams(3).

3) Les petites phrases pourraient bien être une sorte de cheval de Troie au profit des journalistes : une fois entrée dans les esprits, elles ouvrent la voie à une foule de commentaires. Ce qui accroît le poids des médias dans le débat politique.

La qualification même de « petite phrase » pourrait constituer une forme d’éditorialisation. Elle est presque toujours décernée par les médias. (Jamais un homme politique ne dit expressément : « Ceci est une petite phrase » ‑ quoi qu’il puisse le suggérer par d’autres moyens.) Pour David McCallam, « l'homme politique ne fait que livrer de la matière brute aux médias, afin que ceux-ci en extraient et par la suite en façonnent la figure rhétorique qu'est le sound bite »(4).

Et le commentaire s’accroît quand le sound bite se recule

Cet enjeu est plus marqué encore pour la presse audiovisuelle, destinataire originelle des « sound bites ». Ces derniers n'ont cessé de raccourcir depuis un demi-siècle. Quant aux entretiens et débats télévisés, ils sont de plus en plus morcelés. Cette évolution vers des formats courts est constatée « généralement sur le mode de la déploration(5) » : elle empêche les politiques de justifier leurs positions. Mais, corrélativement, le temps d’antenne réservé aux commentaires s’accroît.

Ainsi, souligne le professeur Eike Mark Rinke, en raccourcissant les sound bites, les journalistes s’arrogent un rôle croissant dans l’évaluation des positions politiques(6). On l’a bien vu lors de la dernière campagne présidentielle américaine. Donald Trump a multiplié sur Twitter les déclarations brèves et tonitruantes. Même s’il en avait eu le désir, il n’aurait pu s’en expliquer hors du web, faute d’accès non filtré aux médias. Les journalistes, en revanche, en faisaient longuement l’exégèse.

« Pour échapper au format nécessairement réduit des journaux télévisés et à la dictature du "sound bite", de la "petite phrase", il y a les talk shows, qui combinent très intimement information et spectacle », observait Roger-Gérard Schwartzenberg(7). On peut douter que ce format réduise vraiment la place des petites phrases ; en revanche, il accroît le rôle des médias. Philippe Moreau-Chevrolet a ainsi évoqué « le "style Jean-Jacques Bourdin", où ce sont les questions de l'intervieweur ‑ et non les réponses du politique ‑ qui créent l'événement »(8)

En l’occurrence, le but du journaliste est d’amener son invité politique non à dérouler un programme préfix mais à « sortir ses tripes ». Ce qui dans bien des cas peut signifier : lâcher des petites phrases. Le journaliste, alors, ne se contente pas d’exploiter les petites phrases : il les suscite.

TF1 revalorise le vocabulaire

Les politiques s'attendraient donc à autre chose sur TF1 ? Mais Thierry Thuillier ajoute aussitôt : « Dans leur tête, passer au "20 Heures" renvoie en quelque sorte à la stature d’un chef d’État. » La petite phrase est ainsi sublimée plutôt que supprimée : pour faire acte de leadership, il n’est même pas nécessaire de répondre en quelques mots à Jean-Jacques Bourdin et ses collègues, il suffit de se montrer sur le média le plus puissant. Lequel, corrélativement, affirme ainsi son pouvoir sur le politique.

Dans ses journaux télévisés, insiste Thierry Thuillier, TF1 privilégie « un entretien court et percutant, des 5-6 minutes, centrés sur des annonces. Nous voulions éviter de faire des interviews vide-poches de vingt minutes, où toutes les questions sont posées mais dont on ne retient pas grand-chose(9). » Voir dans les petites phrases des annonces percutantes et dans les exposés programmatiques des vide-poches insipides est une réévaluation habile des éléments de langage, mais ce n'est pas renier la démarche du « sound bite journalism »

Quant au « temps long » auquel aspirent les philosophes, il est délégué, au nom de la « complémentarité », à LCI, chaîne d’information continue du groupe TF1. Qui ne sera pas totalement privée de petites phrases puisqu’il lui reviendra aussi d’organiser des débats entre politiques.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube, chaîne TF1, « 2017, l’ultime face-à-face », https://www.youtube.com/watch?v=7lnvPnLO3Zk



(1) Caroline Sallé, « Thuillier : "Si les politiques veulent parler aux jeunes, qu’ils viennent aux JT de TF1" », Le Figaro, 5 novembre 2021, p. 26.
(2) Éric Le Boucher, « Juger Macron sur le fond, pas sur la forme », Les Échos, 21 septembre 2018, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/juger-macron-sur-le-fond-pas-sur-la-forme-139617, consulté le 18 septembre 2021.
(3) Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics and Negativity », Political Communication, vol. 32, n° 1, 2015, p. 1-22, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10584609.2014.881942
(4) David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4e trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040, consulté le 2 novembre 2021.
(5) Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « Poser les "petites phrases" comme objet d’étude », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 18-23.
(6) Eike Mark Rinke, « The Impact of Sound-Bite Journalism on Public Argument », Journal of Communication, vol. 66, n° 4, août 2016, https://doi.org/10.1111/jcom.12246
(7) Roger-Gérard Schwartzenberg, La Politique mensonge, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 409.
(8) Philippe Moreau-Chevrolet, « Comment Manuel Valls se transforme en... François Hollande », blog du Huffington Post, 8 décembre 2014, https://www.huffingtonpost.fr/philippe-moreau-chevrolet/interview-valls-france-2_b_6287324.html, consulté le 13 juillet 2019.
(9) Caroline Sallé, article cité.