« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce
monde » : cette citation de Camus aux allures de dicton est aussi
devenue une petite phrase politique. Elle rejaillit chaque fois que le débat
politique achoppe sur une question de vocabulaire. En 1987, par exemple, du
temps de Jospin, fallait-il dire
« adaptation » au lieu de « privatisation »[1] ?
Ces jours-ci, faut-il parler d’islamisme, d’islam politique, de radicalisme
musulman, de séparatisme, etc. ?
Chaque fois, certains citent de travers et d’autres le leur
reprochent. Il est vrai que l’erreur est fréquente. Une recherche Google sur
« mal nommer les choses » + camus retourne environ 18.400 résultats.
Une recherche sur « mal nommer un objet » + camus, environ 3.120. La
formule exacte est pourtant la seconde ! « Mal nommer les choses
ajoute à la misère du monde », écrivait cette semaine Le Canard enchaîné,
souvent pointilleux pourtant[2].
Circonstance atténuante : en l’absence de guillemets, sa formule était une allusion plutôt qu'une citation.
La philologue Michaela Heinz[3]
recensait en 2012 les variantes suivantes : « Mal nommer les choses,
c'est ajouter au malheur des hommes / ...c'est ajouter aux malheurs du monde /
...c'est, volontairement ou non, ajouter au malheur du monde / ...c'est
contribuer au malheur du monde / ...c'est rajouter aux malheurs du monde /
...c'est ajouter au malheur d'autrui/
...c'est ajouter à la misère du monde / ...c'est participer à la régression du
monde / ... c'est ajouter au malheur de l'autre. »
Une citation de 1944 pour un débat « aussi vieux que
l’homme »
Cependant, le point vraiment contestable est l’attribution
de la formule à Albert Camus ! Cette phrase est extraite d’un commentaire qu'il a consacré au philosophe Brice Parain (1897-1971). Elle résume une partie des
réflexions de celui-ci sur le langage[4].
Évidemment, il est plus chic de citer Camus qu'un quasi-inconnu.
Plus politiquement correct aussi : ancien communiste définitivement
vacciné par un long séjour en URSS, Brice Parain fut très proche des écrivains collaborationnistes Pierre Drieu La
Rochelle et Jean Fontenoy.
Quant au fond, Camus ne prend pas vraiment position. Il note
surtout que le débat ne date pas d’hier et que le propos de Parain est de « marquer
avec des arguments nouveaux un paradoxe aussi vieux et aussi cruel que l’homme.
[…] Car l’originalité de Parain, pour le moment du moins, c’est de maintenir le
dilemme en suspens. Il affirme sans doute que, si le langage n’a pas de sens,
rien ne peut en avoir et que tout est possible. Mais ses livres montrent en
même temps [c’est Camus qui souligne] que les mots ont juste assez de sens
pour nous refuser cette ultime certitude que tout est néant. » Allons bon,
doit-on aussi ranger « en
même temps » au rayon des petites phrases empruntées à Camus ?
« Je ne crois pas que le modèle Amish permette de
régler les défis de l'écologie contemporaine » déclare Emmanuel Macron le
14 septembre, à l’Élysée, devant un groupe de patrons de la French Tech, pour
justifier le déploiement de la 5G. Gala,
Le
Parisien, le Huffington
Post, Reporterre
et d’autres y voient aussitôt une « petite phrase ».
Tactiquement, on voit bien l’utilité d’un Amish
bashing. Au moment où les Verts et autres écologistes s'attirent des
moqueries en rafale pour des propositions comme la suppression du Tour de
France ou des sapins de Noël, une louche d’ironie supplémentaire est plus
rapide et plus efficace qu’un argumentaire technologique en faveur de la 5G.
Surtout devant un parterre de convaincus.
Pour Emmanuel Macron, il est a priori moins dangereux de
s’en prendre aux Amish qu’aux « Gaulois réfractaires ». Les Amish
suscitent aisément les moqueries avec leurs barbes, leurs salopettes et leurs
chapeaux de paille. Pourtant, attirer l’attention de la presse sur cette petite église chrétienne d’Amérique du Nord n’est pas sans risque.
La
référence exotique du président
D’abord, les Amish ne sont pas systématiquement rétrogrades.
Chacune de leurs communautés peut décider d’adopter ou non une nouvelle
technologie. Ses membres se réunissent pour déterminer si elle répond à une
condition essentielle : être plus utile que nocive pour ses valeurs.
Certaines technologies, l’électricité solaire, par exemple, passent le test
plus aisément que d’autres. Vers l’âge de 16 ans, les jeunes Amish sont invités
à prendre leurs distances lors de la période du rumspringa. Ils
découvrent alors le monde extérieur. Ils choisissent ensuite de retourner, ou
pas, dans leur communauté ; 80 à 90 % reviennent. La vie façon Amish
doit avoir du bon[1].
Mais surtout, les Amish ne sont pas une référence familière
pour une grande partie des Français. On les perçoit au mieux, de manière
caricaturale, comme un phénomène exotique et suranné. En donnant l’impression
de s’être penché sérieusement sur un « modèle Amish », fût-ce pour le
rejeter, Emmanuel Macron se montre, comme avec le « Kamasutra
de l’ensauvagement », en décalage avec son opinion publique. Ce qui ne
lui a jamais réussi.
Michel Le Séac’h
_____________________
[1]Cal Newport,
professeur d’informatique à l’université de Georgetown, présente les Amish
comme un exemple de frugalité numérique dans Réussir (sa vie) grâce au
minimalisme digital – Moins de technologie, plus de concentration, Paris,
Alisio, 2020.
La locution « petite phrase » ne date que du 20e siècle, mais le concept est évidemment plus vieux – vieux comme la parole,
peut-être. Homère utilise plus de cent fois la belle expression ἔπεα πτερόεντα
(épea pteróenta), c’est-à-dire « paroles ailées » ou « mots
ailés », reprise par d’autres auteurs de l’Antiquité. Dans son œuvre,
cette formule signale des phrases fortes, destinées à être retenues.
Pour certains, Homère comparait les mots à des oiseaux, qui
s’échappent dès qu’on les libère. Cela en fait des dangers pour leur auteur. C’est l’interprétation d’Alexander Pope
(1688-1744), traducteur de L’Iliade et L’Odyssée en anglais, qui
se réfère à une explication trouvée chez Plutarque. Mais selon la plupart des
exégètes, il faut plutôt comprendre « paroles empennées » : la
métaphore renvoie à la flèche plutôt qu’à l’oiseau. Chez Homère, ces phrases ne
servent pas seulement à communiquer, ce sont des armes qui frappent et qui
blessent en atteignant leur but.
Lucien (120-180) utilise l’expression en ce sens. Dans son Héraclès,
il assure que l’équivalent celtique d’Hercule était le dieu Ogmios. Un Gaulois
lui explique : « nous croyons que c'est par
la force de son éloquence qu'Hercule a accompli ses exploits. C'était un sage
qui faisait violence par la puissance de sa parole. Les traits que vous lui
voyez sont ses discours, qui pénètrent, volent droit au but, et blessent les
âmes. Ne dites-vous pas vous-mêmes des paroles ailées ? »
Les paroles ailées d’Homère ont eu une descendance jusqu’à
nos jours. « Les Anciens comparoient les paroles à des fleches »,
note l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en 1729 :
« ils donnoient des ailes aux unes & aux autres, des fleches, des
paroles ailées ; & pour exprimer leur vitesse, ils se servoient du
verbe VOLER, tela volant, verba volant. En effet, les paroles sont comme
des fleches invisibles, qui partent de la bouche, & qui vont frapper
l'oreille ». En français, le mot « trait » a longtemps désigné à
la fois une flèche et « ce qu’il y a de plus vif et de plus brillant dans
un discours » (4e édition du Dictionnaire de l’Académie
française, 1762).
La MSHS de l’Université de Poitiers a organisé en 2019 un
colloque intitulé « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des
XVIe et XVIIe s. »[i]. Il couvrait
même une période plus large puisque ses organisateurs indiquaient :
« À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra
résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec
notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant
d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ».
Aiguisée : le qualificatif se situe bien dans la tradition des paroles
ailées homériennes. Et l’idée reste peut-être présente dans « petite phrase ».
Selon certains philologues, « petit » vient de la racine
indo-européenne pik, « qui a le sens de blesser, piquer, piler,
broyer et en général nuire »[ii].
Winged words et Geflügelte Worte
L’expression « winged words » reste connue dans le
monde anglophone. On en trouve de nombreuses utilisations après la parution des
traductions de Pope[iii]. Lord
Byron (1788-1824), dans son poème The Bride of Abydos (1813), évoque
« those winged words like arrows sped ». Thomas Campbell (1777-1844),
dans son recueil The Pleasures of Hope, paru en 1810, écrit :
« Go, child of Heav'n! (thy winged words proclaim) / Tis thine to search
the boundless fields of fame! ». John Horne Tooke (1736-1812), écrivain et
homme politique, a même publié un essai intitulé ἔπεα πτερόεντα or the
Diversions of Purley largement commenté par la presse littéraire de
l’époque. À
propos de Sir Walter Scott, qu’il n’aimait pas beaucoup, Thomas Carlyle (1795-1881) écrivait : « It has been said, 'no man has written as many volumes
with so few sentences that can be quoted.' Winged words were not his
vocation. » (« ‘personne n’a écrit autant de livres contenant aussi
peu de phrases qu’on puisse citer’, a-t-on dit. Les paroles ailés n’étaient pas
sa vocation »)[iv].
En allemand, l’expression « Geflügelte Worte » est bien connue
depuis la parution en 1864 d’un célèbre ouvrage portant ce titre. Œuvre du linguiste
Georg Büchmann (1822-1884), il recense 4 300 citations littéraires passées dans la conversation
courante. Mais son succès même a donné à la locution un sens
ambigu : désormais les Geflügelte Worte ne sont plus tant des formules
frappantes que des lieux communs ou des phrases toutes faites. Il en est de
même pour la locution « krylatye slova » en langue russe[v].
Michel Le Séac’h
Illustration :
Homère et les bergers par Corot, musée des Beaux-arts de Saint-Lô, photo
Xfigpower, [cc] 3.0, Wikimedia
[ii] Pierre
Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Nimes,
Lacour, 1991.
[iii] Et même
avant puisque la locution apparaît dans un poème d’Edmund Spenser
(1552-1599) : « The sweet numbers and melodious measures, / With
which I wont the winged words to tie / And make a tuneful diapase of
pleasures, /Now being let to run at liberty. » On la trouve aussi chez
Henry More (1614-1687)
[iv]The
Works of Thomas Carlyle, vol. 6, Cambridge University Press, 2010, p. 36.
[v] Voir Elena Chotova, Les
références culturelles dans les titres d’articles de la presse russe
contemporaine, thèse de doctorat, Université de Grenoble – 2014.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01333565
Interrogé le 8 septembre sur le mot « ensauvagement », Emmanuel
Macron répond : « Ce qui m’importe ce sont les actes, pas les
mots ». Est-ce une manière d’enterrer la querelle de vocabulaire entre son ministre de la
Justice et son ministre de l’Intérieur autour de cet « ensauvagement » ?
Hélas le président de la République ajoute aussitôt, à
l’attention de la presse et devant les caméras : « Avec les
commentaires, vous avez fait le Kamasutra de l'ensauvagement, depuis quinze
jours, tous ensemble. Donc je vous laisse à votre Kamasutra. Ce qui m'importe,
c'est le réel ! » Si l’on veut se débarrasser d’un mot, il ne faut
pas y revenir, il faut éviter de le prononcer soi-même.
Surtout si c’est pour le rendre encore plus saillant en
l’accolant à un mot encore plus remarquable, « Kamasutra ».
Dans la bouche du président de la République, le
« Kamasutra de l’ensauvagement » est une critique à l’encontre de la
presse. N’empêche que c’est lui qui en parle. C’est dans sa bouche que sont les
mots. Or la connotation sexuelle du nom « Kamasutra » en fait une
bombe sémantique.
Cette sortie manifestement pas préparée paraît éminemment
dangereuse pour Emmanuel Macron. La presse française a toujours respecté la vie
privée des présidents de la République. François Mitterrand a pu vivre une
double vie pendant ses deux mandats. L’opinion publique n’a pas cette réserve –
et elle dispose aujourd’hui de moyens accrus pour se livrer à la médisance.
L’histoire sentimentale particulière d’Emmanuel Macron stimule les fantasmes.
Des anicroches comme le statut à part de Benalla ou le selfie avec un jeune
Antillais torse nu les ont aggravés. Les réseaux sociaux et les courriers des
lecteurs en témoignent abondamment. Certains s’empressent de voir dans la
plaisanterie un peu leste la pointe de l’iceberg de préoccupations inavouables.
Le « Kamasutra » risque de coller à Emmanuel
Macron comme le « détail » à Jean-Marie Le Pen, la « bravitude »
à Ségolène Royal ou le « Kärcher » à Nicolas Sarkozy. Il risque de
réapparaître à tout bout de champ, dans un recyclage permanent au fil des
priorités du gouvernement : Kamasutra de la relance, Kamasutra de
l’innovation, Kamasutra des gestes barrières… Si la crise sanitaire et
économique s’aggrave, il pourrait prendre un côté « qu’ils mangent de la
brioche » tout à fait dommageable.
Avec la rentrée, la France entre dans le dur des mesures
anti-covid-19, à l’école, dans les entreprises et dans les transports en
commun. Beaucoup de gens pour qui elles n’étaient pas une réalité quotidienne y
sont désormais soumis. Et celle qui passe mal est évidemment le port du masque.
Porter un masque chirurgical en ville et au travail est une routine dans certains pays d’Asie. Mais les Français ne sont pas des Asiatiques. Et quand on voit une opposition dure monter en Allemagne et au Royaume-Uni, on se dit que la France y échappera difficilement. De fait, une hostilité croissante s'exprime depuis quelques jours sur le net et les réseaux sociaux. Beaucoup s’exclament : « le masque ne sert à rien ».
La force de cette expression est qu’il ne s’agit pas d’un
slogan ou d’un mot d’ordre mais d’une petite phrase. Et pas une simple parole
malheureuse mais une position officielle du gouvernement d’Édouard Philippe.
Celui-ci déclarait lui-même en mars dernier, au
journal de TF1 : « Porter un masque en population générale, ça ne
sert à rien ». À la même époque, son entourage plussoyait :
Le
masque est « totalement inutile pour toute personne dans la
rue » ‑ Jérôme Salomon, directeur général de la Santé.
« Les
Français ne pourront pas acheter de masques dans les pharmacies, car ce
n’est pas nécessaire si on n’est pas malade » ‑ Sibeth Ndiaye,
porte-parole du gouvernement.
(À propos de Sibeth Ndiaye, un site parodique lui avait fait
dire que « le port du masque ne sert à rien » mais qu’il deviendrait
obligatoire « dès que les stocks seront réapprovisionnés ». L’AFP
avait rapidement dénoncé ces « propos inventés »…)
Quelles que puissent être ses raisons objectives, un
changement de doctrine des experts médicaux par exemple, le gouvernement aura
du mal à se débarrasser de cette petite phrase. Elle collera à ses semelles
comme le légendaire sparadrap du capitaine Haddock. Elle nourrira toutes les
oppositions au masque, et tout ce que le gouvernement pourra dire à ce sujet sera
fatalement suspect d’insincérité. Il a lui-même délégitimé à l’avance une
mesure qu’il entend imposer aujour’hui.
Voici deux ans, un objet du quotidien, aussi basique que le masque, la chasuble de
sécurité, était devenu l’emblème d’une rébellion civique approuvée à ses débuts
par plus de 60 % des Français. La révolte des Gilets jaunes était largement
motivée par des petites phrases. Décidément, Emmanuel Macron et les siens
ont du mal avec ces objets verbaux mal identifiés.
le jeu des maladresses,
parfois des phrases sorties de leur contexte d'autres fois, de l'opposition, de
la vie politique a fait que cette détestation a pu être alimentée.
Derrière ces « phrases » du président de la
République, certains ont même entendu spontanément « petites phrases »,
comme France
2, Le
Figaro, Challenges
ou Nice
Matin. Elles font
évidemment songer au « carré macronien » : « je
traverse la rue », « les Gaulois réfractaires », « un
pognon de dingue » et « des gens qui ne sont rien ».
Le thème de la petite phrase « sortie de son
contexte » est un
grand classique de la vie politique. Ce n’est pas une nouveauté pour
Emmanuel Macron. En septembre 2017, peu après son élection donc, il déplorait
devant des journalistes : « J'ai fait un discours important à
Athènes, vous avez choisi une phrase sortie de son contexte » (en l’occurrence :
« je ne céderai rien devant les fainéants »).
Les théoriciens de l’analyse du discours ont créé un mot
pour désigner le phénomène d’extraction d’un fragment de texte :
aphorisation. Une
petite phrase est une aphorisation, précise Dominique Maingueneau. L’aphorisme
se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin d’un contexte.
Cependant, il serait difficile de considérer « les
Gaulois réfractaires » ou « je ne céderai rien devant les fainéants »
comme des aphorismes. Le problème de ces petites phrases prises en mauvaise
part est en fait que leur auteur ne leur attache pas le même sens, la même
valeur, que son auditoire. Le premier considère qu’elles disent quelque chose
du monde. Le second considère qu’elles disent quelque chose du premier. Et ce
quelque chose ne lui plaît pas.
Emmanuel Macron l’a compris, ou presque. Dans le même
passage de son entretien du 14 juillet, il admet :
j'ai sans doute laissé
paraître quelque chose que je ne crois pas être profondément, mais que les gens
se sont mis à détester.
Quand un leader politique se plaint qu’on arrache des petites
phrases à leur contexte, il entend par « contexte » le texte dont
elles sont issues. Mais le véritable contexte du discours d’un leader
politique, c’est le peuple.
Le 21 juin, Sibeth Ndiaye est l’hôte de l’émission Dimanche
en politique sur France 3. Francis Letellier l’interroge sur le sort
judiciaire d’une infirmière poursuivie pour avoir jeté des pierres sur des
policiers lors d’une manifestation à Paris. Faut-il la condamner ? C’est à
la justice de faire son travail, répond, comme il se doit, la porte-parole du
gouvernement. Mais elle ajoute : « Je ne saurais pas expliquer, à
mes enfants par exemple, s'il est
normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre », une
déclaration qualifiée de « petite phrase » notamment par Voici
et Orange.
C’est-à-dire, semble-t-il, que jeter des pierres sur les policiers pourrait
être normal selon l’inspiration du moment.
Ces propos circulent largement sur les réseaux sociaux. Sibeth Ndiaye reçoit cependant de nombreux renforts qui condamnent, parfois avec vivacité, un détournement de ses déclarations. Le Huffington Post évoque ainsi une « citation tronquée de Sibeth Ndiaye [qui] fait enrager les
syndicats » -- syndicats de police en l’occurrence. La porte-parole du
gouvernement est finalement mieux défendue qu’Emmanuel
Macron quand ses propres déclarations étaient prises en mauvaise part.
Ses défenseurs n’ont aucune peine à démontrer, en citant
d’autres parties de l’émission,qu’elle
n’a pas justifié les violences anti-policières et qu’elle souhaite que la
justice fasse son travail. En même temps, ses accusateurs n’ont aucune peine à
prouver qu’elle a réellement déclaré, la vidéo en atteste : « Je
ne saurais pas expliquer, à mes enfantspar exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les
forces de l'ordre ».
Le député européen LR François-Xavier Bellamy ne veut pas
accabler Sibeth Ndiaye mais ne l’absout pas entièrement : « Je
ne crois pas qu’on ait besoin de tant de mots pour dire une chose très
simple : il ne faut pas jeter de pierre sur les policiers. Un point c’est
tout. ». Et là est bien le problème. Il réside plus dans la forme que
dans le fond. L’intention réelle de Sibeth Ndiaye n’a pas beaucoup
d’importance.
Sa phrase avec un conditionnel et deux négations est peu
compréhensible, donc propice aux incompréhensions. Et à cette pratique vieille
comme la communication politique : la citation tronquée, déformée ou
sortie de son contexte. N’est-il pas étrange qu’une porte-parole du
gouvernement tende, une fois de plus, de telles verges pour se faire battre ?
Michel Le Séac’h Illustration : copie d’écran France 3
On reconnaît volontiers des petites phrases dans « Veni, vidi, vici » (47 av. J.C.), « Souviens-toi du vase de Soissons »
(486) ou « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la
France » (1638). Pourtant, la locution « petite phrase »
elle-même est bien plus récente. Selon Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « ce n’est vraisemblablement que dans le courant des
années 1980 que l’objet commence à se constituer, en tant que phénomène de
coproduction discursive portant ce nom, dans les relations entre politique, communication et médias »[i].
Si tard, vraiment ? Avant le 20e siècle,
certes, une « petite phrase » n’est qu’un nom précisé par un
adjectif qui désigne une phrase brève, tout simplement. Cette phrase peut occasionnellement
relever du domaine politique : « La France est le seul pays où
quelque petite phrase puisse faire une grande révolution » écrit Balzac en
1834 dans La Duchesse de Langeais. Cependant, les occurrences constatées
relèvent surtout de la pédagogie et de la musique, voire des deux :
Apprenez donc par cœur cette
petite phrase : saurez, l’ami, si fais taie, et vous y trouverez le
nom de vos sept toniques par dièses : sol, ré, la, mi, si, fé, té[ii]
Au tournant du 20e siècle, « petite phrase » devient clairement une locution. Rémy de
Gourmont l’emploie ainsi à plusieurs reprises. Il écrit par exemple :
« Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à
l'absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que
tout le monde comprend dans un sens abstrait, c'est-à-dire unique »[iii].
À partir de cette époque, les occurrences deviennent plus
nombreuses. Le Ngram Viewer de Google permet de s’en faire
une idée. À défaut d’être très précis, cet outil peut révéler des tendances sur
longue période. Ici, il montre que, toutes choses égales d’ailleurs, la
fréquence de l’expression progresse globalement tout au long du 20e siècle dans les livres en français. On note deux périodes d’accélération :
au singulier (« petite phrase ») dans les années 1910, au singulier
et au pluriel à partir du milieu des années 1960.
L’origine de la première accélération ne fait aucun
doute : elle est due à Marcel Proust. Du côté de chez Swann est paru
en 1913. La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil, « hymne
national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy, frappe
les esprits à l’égal de la « petite madeleine ». Le concept est
d’autant mieux mémorisé qu’on le retrouve dans d’autres volumes de la
Recherche (À l’ombre des jeunes filles en fleur, La Prisonnière…).
(Il figurait déjà, appliqué à une sonate de Saint-Saëns, dans le premier roman
de Proust, Jean Santeuil.)
La deuxième accélération commence au milieu des années 1960.
La « petite phrase » désigne plutôt les échanges à fleurets mouchetés
de la vie politique dans les premières années de la Ve République. Au singulier
ou au pluriel, l’expression figure six fois dans Le Duel : de
Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970), par exemple.
Fin 1973 paraît dans Le Monde un article de Georges
Vedel intitulé « Encore une petite phrase ». Le célèbre juriste y
commente une décision du Conseil constitutionnel du 28 novembre 1973[iv].
L’air de ne pas y toucher, le Conseil a répondu incidemment et implicitement à
une question importante qu'on ne lui posait pas (une peine
d’emprisonnement peut-elle être instaurée par décret ?). L’article, le
concept et la démarche du Conseil constitutionnel sont très remarqués dans le
monde politique et médiatique de l’époque.
« Depuis quelque temps, après M. Pompidou et M.
Brejnev, les petites phrases ont dans la vie politique une certaine
importance », note un élu, Jacques Henriet, à la tribune du Sénat,
quelques jours plus tard[v].
On commence à percevoir l’expression comme une locution, c’est-à-dire un groupe
de mots formant une unité avec un sens propre, comme dans le domaine musical.
On le souligne parfois en la mettant entre guillemets. « Pompidou cherche
à tirer le meilleur effet de la ‘’petite phrase’’ », note par exemple Jean
Poperen, l’un des dirigeants du parti socialiste de l’époque[vi].
La phrase succède au mot
Bien entendu, le phénomène existait avant la locution.
Démosthène, l’un des plus fameux orateurs de l’Antiquité, s’est rendu célèbre
pour les images employées dans ses discours. Aujourd’hui, certains de ses
« slogans métaphoriques »[vii]
seraient certainement qualifiés de petite phrase.
Avant cette appellation, la langue française utilisait une
formule encore plus succincte : « mot ». Car le
« mot » est parfois plus qu’un mot. En 1762, la quatrième édition du Dictionnaire
de l’Académie française en donne, entre autres, les définitions
suivantes : « ce qu’on dit ou ce qu’on écrit à quelqu’un en peu de
paroles » et « sentence, apophtegme, dit notable, parole
remarquable ». La « phrase » de 1762, elle, est un simple
« assemblage de mots sous une certaine construction ».
Réciproquement, la parole peut se définir… comme un mot.
« Parole signifie
aussi, Sentence, beau sentiment, mot notable », indique le Dictionnaire
de 1762. « Parole mémorable. C'est une parole digne d'un Souverain.
Il faudroit écrire cette parole en lettres d'or ». Parole signifie encore « Mot,
ou discours pris selon ce qu'il est, bon ou mauvais, doux ou rude, offensant ou
obligeant, honnête ou déshonnête, &c. ».
Il nous en reste des « paroles historiques » ou
des « mots historiques » qu’aujourd’hui on appellerait sans aucun
doute des petites phrases. « Alea jacta est » ‑ le sort en est jeté ‑,
s’écrie Jules César en franchissant le Rubicon. C’est un « mot » note Dacier, traducteur de Plutarque qui a raconté l’histoire[viii].
Jules César encore traverse un village des Alpes. Il déclare :
« J’aimerais mieux être ici le premier que le second dans Rome ».
C’est un « mot » dit Rollin en rapportant l’anecdote[ix].
César toujours s’en va en campagne : « Nous nous éloignons d’un
général sans armée pour aller combattre une armée sans général ». C’est un « mot » pour Ferguson[x].
…et le mot devint mot
La première publication académique en français explicitement
consacrée aux petites phrases – et souvent citée à ce titre – est intitulée
« Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute
du genre délibératif sous la Révolution française) »[xi].
Son auteur, Patrick Brasart, applique sans peine cette locution du 20e siècle à la communication politique du 18e siècle, antérieure à la
radio, à la télévision et à l’internet. Surtout, il montre que malgré la
« culture rhétorique » des acteurs de l’époque, les petites phrases
d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Il insiste même sur leur
versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur
pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction
de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase »[xii].
À l’époque, les archives parlementaires en témoignent, ces
petites phrases révolutionnaires étaient systématiquement appelées
« mots ». Mirabeau, par exemple, « dénonce le mot
attribué au ministre de Saint-Priest », qui aurait « dit à la
phalange des femmes qui demandaient du pain : ‘’Quand vous n'aviez qu'un
Roi,vous ne manquiez pas de pain ; à présent que vous en avez douze cents,
allez vous adresser à eux’’[xiii] ».
Robespierre s’indigne contre le pouvoir des orateurs : « Alors se
réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait :
‘’Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me
gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce[xiv].’’ ».
[v] Sénat,
séance du 3 décembre 1973, Journal officiel de la République française,
Débats parlementaires, Sénat, 4 décembre 1973, p. 2299.
[vi] Jean
Poperen, L’Unité de la gauche (1965-1973), Paris, Fayard, 1975, p.83.
[vii] Matthieu
Fernandez, Les images dans les Harangues et les Plaidoyers politiques de
Démosthène : de la communication politique à la littérature, thèse de
doctorat, École doctorale Mondes anciens et médiévaux (Paris), 2015.
[viii]
Plutarque, Les Vies des hommes illustres, traduction Dacier, Paris,
Paulus-du-Mesnil, 1734, p. 252.
[ix] Charles
Rollin, Œuvres de Rollin, Paris, Firmin Didot, 1821, p. 452.
[x] Adam
Ferguson, Histoire des progrès et de la chute de la république romaine,
Paris, Nyon l’aîné et fils, 1741, p. 300.
[xi] Brasart
Patrick. « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de
l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) ». Mots,
septembre 1994, n°40, p. 106-112.
est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron l’aura répété six fois dans son allocution télévisée du 16 mars. Aussitôt prononcée, cette phrase a été détachée par des journalistes, discutée, commentée, analysée, critiquée, parodiée et aura servi de titre à de nombreux articles de presse.
L’expression est devenue ce que l’on appelle « une petite phrase ». Tout le monde connaît aujourd’hui cette expression, dont Patrick Brasart nous apprend qu’elle est entrée dans Le Trésor de la langue française en 1988, accompagnée de la définition suivante : « Propos bref d’un homme politique, qui sert à frapper l’opinion. »
Tyrannie de l'information
La crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons a logiquement provoqué un bouleversement du contenu de l’ensemble des médias d’information, lequel se recentre autour de l’épidémie, et s’accompagne de nombreuses petites phrases. Le confinement a, quant à lui, augmenté le temps consacré à s’informer.
Médiamétrie a relevé, sur la période allant du 16 mars au 12 avril, une augmentation de 1h20 de la durée d’écoute individuelle moyenne, et une augmentation importante de la part d’audience des journaux télévisés. Nous supposons que le temps passé à s’informer sur les réseaux sociaux a également largement augmenté. Il en résulte parfois un sentiment de fatigue, de flou, d’incertitude de la part des citoyens.
Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, met ainsi en garde dans un récent entretien donné aux Echos sur les risques de saturation de l’information, allant jusqu’à parler de « tyrannie de l’information ».
Dans ce contexte d’infodémie, les « petites phrases » jouent un rôle non négligeable car elles retiennent l’attention. D’ailleurs comment naît une petite phrase ?
Rythmer le temps politique et médiatique
Si les petites phrases semblent aujourd’hui rythmer le temps politique et médiatique, donnant l’impression que leur nombre s’accroît, que leur visibilité augmente, elles existent pourtant depuis longtemps. Michel Le Séac’h a collecté les plus fameuses dans son recueil La Petite Phrase.
Citons à titre d’exemple « L’État, c’est moi » que l’on attribue à Louis XIV et dont l’authenticité est contestée, « La roche tarpéienne est proche du Capitole » qu’a lancé Mirabeau à Barnave le 22 mai 1790 à l’Assemblée ou encore « Quand la France s’ennuie », titre d’un éditorial de Pierre Viansson-Ponté publié dans Le Monde le 15 mars 1968.
Le terme est d’abord couramment utilisé par les professionnels des médias et de la communication, comme le notent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, car une petite phrase a ceci de particulier qu’il faut être au moins deux pour qu’elle naisse, un énonciateur et un co-énonciateur. Le co-énonciateur, qui est aujourd’hui souvent un journaliste, opère le détachement de la petite phrase. Ce détachement n’est pas seulement une action de copier-coller, mais un véritable acte de langage
« Détacher » la petite phrase
Une petite phrase est en effet détachée d’un discours initial, séparée de son contexte. Le linguiste Dominique Maingueneau nomme ce processus « l’aphorisation » dans Phrases sans texte. Ce second discours est souvent caractérisant, il oriente l’appréciation que peut avoir le lecteur sur la petite phrase, plus ou moins directement. Lors de sa visite dans une école des Yvelines, le 5 mai dernier, les journalistes, reprenant les mots d’Édouard Philippe sur la gravité économique de la crise, interrogent le président qui répond : « Non, je n’ai pas ces grands mots. »
Une petite phrase contre les grands mots : reprise par l’ensemble de la presse nationale, elle est interprétée comme une mésentente avec le premier ministre. RTL titre ainsi sur son site : « Coronavirus : la petite phrase de Macron qui parasite Philippe. » Le traitement journalistique qui suit en oriente la compréhension et, ce faisant, crée un événement.
Objet qui circule, elle entame une pérégrination complexe, de média en média, sur les réseaux sociaux, de locuteur en locuteur. Elle produira de multiples effets, d’innombrables réactions. Détacher une petite phrase, c’est donc provoquer une chaîne de discours.
Pour preuve, la petite phrase d’Emmanuel Macron a donné lieu à une question lors de la conférence de presse d’Édouard Philippe du 7 mai. Le premier ministre a conclu sèchement sa réponse par ces mots : « Les Français s’en contrefichent. » Une nouvelle petite phrase est née.
La polarité des petites phrases
Le grand public entend souvent par « petites phrases » des productions de deux ordres : celles que nous pourrions qualifier « d’historiques », « Je vous ai compris ! » (Charles de Gaulle), « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard), et les autres, celles que l’on assimile à des faux pas comme le « Casse-toi pauv’con ! » (Nicolas Sarkozy)
Nous pouvons déjà y voir une certaine polarité fondée sur nos propres interprétations morales ou celles de tiers.
Souvenons-nous ainsi de petites phrases tenues par Emmanuel Macron : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Je traverse la rue, et je vous en trouve [un travail] ». Certains journalistes pensent qu’elles ont pu contribuer par réaction à la naissance du mouvement des « gilets jaunes ».
Plutôt que de « dérapage », il s’agit pour moi d’un changement de paradigme dans la communication politique que je qualifie de « confusion des scènes » dans un article à paraître dans La Revue algérienne des sciences du langage. J’observe un glissement progressif dans le discours politique qui cherche de plus en plus à se confondre avec une parole du quotidien depuis une vingtaine d’années.
Le retour à la solennité
La pandémie marque cependant un changement de stratégie de discours avec un retour à la solennité. Cette solennité s’accompagne de cadres spécifiques, comme l’allocution présidentielle télévisée. Une petite phrase, est insérée dans un discours, dans un contexte, mais aussi dans un cadre discursif.
Ainsi, beaucoup de petites phrases qui ont fait polémiques ont été prononcées lors de visites de terrain. Pensons à Nicolas Sarkozy à Argenteuil, le 25 octobre 2005 lorsqu’il avait lancé :
« Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien, on va vous en débarrasser ! »
En période de crise majeure, le contrôle de la parole politique se fait plus strict. Le pouvoir se remet en scène et le président choisit la métaphore martiale. Mais dans un discours politique, une métaphore possède un fort pouvoir persuasif. Selon la formule d’Olivier Reboul, « Une métaphore endort la vigilance de l’esprit. ».
Au-delà du langage guerrier qui se veut universaliste, l’idée d’affronter un ennemi commun, le virus, chercher à créer une adhésion autour de l’exécutif, sur le thème de l’unité nationale, avec l’emploi de la première personne du pluriel. Or, cette petite phrase, dont on se sait encore si elle entre dans l’Histoire, est aussi le début d’une histoire.
Petite phrase et storytelling
Quoi de plus antagoniste, de prime abord, que les petites phrases et le storytelling ? Nous ramenons trop souvent les petites phrases au clash verbal, à l’une de ses traductions anglaises, punchline. Une petite phrase contient, évoque parfois tout un monde de références.
Emmanuel Macron file d’ailleurs la métaphore qui dépasse le cadre des petites phrases. Ce choix s’appuie également sur une réalité lexicale. Dans un article récemment paru dans Le Figaro, le lexicographe Jean Pruvost nous rappelle que le mot « confinement » est lui aussi d’origine militaire.
Le storytelling suppose une progression marquée par des actes, et c’est avec cette seconde petite phrase prononcée dans l’allocution du 13 avril que le président poursuit le récit :
« Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. »
Cette même première personne du pluriel nous embarque dans l’après-guerre, « les jours heureux » étant le titre originel du Programme du Conseil national de la Résistance.
« De petites madeleines » de Proust
Les petites phrases facilitent donc la mise en place du récit par leur diffusion virale, mais aussi par le monde de références qu’elles peuvent évoquer. Encore faut-il que ces références soient communes, soient comprises, et jugées appropriées par le destinataire.
Une petite phrase réussie peut en effet faire date et devenir elle aussi une référence. Instant de langage, elles s’inscrivent parfois dans la mémoire collective. Michel Le Séac’h parle de « petites madeleines de notre culture politique ».
Ainsi, le 9 avril dernier, Liliane Marchais, veuve de Georges Marchais, décédait, emportée par le Covid-19. Sur Facebook, des commentaires sous l’article de Libération lui rendent hommage avec une petite phrase Georges Marchais, le tout teinté d’une certaine nostalgie :
« Fais tes valises Liliaaaanne :) (on s’en souviendra toujours) RIP Madame » ;
« Ça y est Liliane à refait les valises et pour un bon bout de temps. Georges et Liliane épique ! » ;
« Liliane, fais tes valises ! C’était encore une belle epoque ».
Erreurs de communication
Les petites phrases n’induisent-elles cependant pas en erreur ? N’accentuent-elles pas un contrôle vertical du discours ? C’est vrai dans la mesure où la plupart des petites phrases émanent de personnalités politiques et médiatiques, et sont détachées par des professionnels des médias qui jouent le rôle de garde-fous. Ces professionnels sélectionnent des portions de discours qu’ils jugent remarquables.
N’oublions cependant pas qu’une petite phrase peut aussi involontairement en devenir une, par le biais de l’erreur de communication. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, est ainsi particulièrement exposée, notamment du fait de ses nombreuses « gaffes ». Rappelons-nous ainsi sa sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas » en période de confinement :
« Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises. »
Les cas plus complexes sont ceux d’une interprétation non maîtrisée. Rappelons-nous Nicolas Sarkozy et son message : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », prononcé lors discours de Dakar le 26 juillet 2007. Henri Guaino, l’auteur du discours, n’aura eu de cesse d’essayer d’en rectifier l’interprétation
L'ouverture d'un espace citoyen parodique
L’événement de discours créé par une petite phrase, « événement de parole » selon Annabelle Seoane, son figement, son caractère spectaculaire, permettent également la création d’un espace citoyen critique et parodique.
De multiples mèmes fabriqués à partir de petites phrases circulent sur les réseaux sociaux. Certains médias alternatifs comme Les Répliques, créé en juin 2015, collectent des petites phrases, principalement des tweets, et les mettent en scène avec le commentaire critique d’un internaute sélectionné sur les réseaux sociaux.
Les petites phrases demeurent donc un objet langagier difficile à maîtriser pour les femmes et hommes politiques. Ceux-ci sont pris en tenaille entre la volonté d’être visible et celle de maîtriser leur discours, à une époque où chaque mot peut laisser une trace. La solution ne viendra peut-être pas de la communication elle-même.
C’est une tentation trop simple que de considérer que la communication peut tout ou bien est responsable de tout. A cet égard, les polémiques autour des petites phrases sont sans doute plutôt à comprendre comme le symptôme d’une crise politique française plus profonde.
Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces
quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par
Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de
covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce
qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des
commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui
est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.
La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est
pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout
de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin
2019 à propos du réchauffement climatique[1].
« Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait
jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2].
Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français,
par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux
déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la
5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens,
etc.
Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu
commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron
devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser
Paul Ricœur[3].
Une métaphore montée à l’envers
Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour
la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un
fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque
contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à
laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart
des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain
David A. Bell[4]. « La
plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel
et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».
Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de
l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs
décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition
même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour
exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait
d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année,
une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe.
Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer
l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une
absurdité rhétorique.
Le communicant Florian Silnicki
est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et
surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart
des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut
pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon
qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »
Guerre éclair
Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains
linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus.
Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre
martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet
une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les
oppositions et les critiques[6]. »
Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le
discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre »,
observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note
Gaïdz Minassian[7].
En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui
filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par
exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8].
Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème
de la guerre est étroitement daté.
Il est absent de sa première
adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne
contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse
blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le
président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la
remorque du monde médical.
Un principe nous guide pour
définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise
puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire :
c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.
Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent
que dans la deuxième
adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont
précédés par cette explication :
alors même que les personnels
soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la
situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des
marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de
fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé
La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution
du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de
Mulhouse :
je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés
dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19
et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage
une guerre, on s'y engage tout entier…
nos entreprises françaises et
nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de
guerre, s'est mise en place…
Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs
perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron
est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16
mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était
plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le
directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise
sanitaire[9]. »
Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté
que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans
la communication présidentielle[10].
Un registre pas si martial
Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas
seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement
cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que
ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés
d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous
sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une
armée, ni contre une autre Nation ».
On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons
les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez
vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou
encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense
que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation,
le sens des choses est important. »
Il est étonnant que ceux qui distinguent
un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne
leur aient pas appliqué une démarche
lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre »
figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve
aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et
cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit
occurrences, étant… « soignants ».
Réflexe pavlovien
Il est donc clair que « nous
sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur
d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce
publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les
Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux
sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode
parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi
sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce
souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.
Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un
sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en
guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre »
déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.
[1] Philippe
Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le
réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest
France, 30 juin 2019.
[2] « Le
Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur,
La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[5] Claire
Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel
Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile
Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre :
‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz
Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le
Monde, 8 avril 2020.
[9] Lea Ouzan,
« Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est
fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca
Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter
l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public
Sénat, 18 avril 2020.