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26 mai 2020

Petites phrases politiques en temps de pandémie

Cet article de Damien Deias, Université de Lorraine
est republié à partir de The Conversation
sous licence Creative Commons.  

« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron l’aura répété six fois dans son allocution télévisée du 16 mars. Aussitôt prononcée, cette phrase a été détachée par des journalistes, discutée, commentée, analysée, critiquée, parodiée et aura servi de titre à de nombreux articles de presse.

L’expression est devenue ce que l’on appelle « une petite phrase ». Tout le monde connaît aujourd’hui cette expression, dont Patrick Brasart nous apprend qu’elle est entrée dans Le Trésor de la langue française en 1988, accompagnée de la définition suivante : « Propos bref d’un homme politique, qui sert à frapper l’opinion. »

Tyrannie de l'information

La crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons a logiquement provoqué un bouleversement du contenu de l’ensemble des médias d’information, lequel se recentre autour de l’épidémie, et s’accompagne de nombreuses petites phrases. Le confinement a, quant à lui, augmenté le temps consacré à s’informer.

Médiamétrie a relevé, sur la période allant du 16 mars au 12 avril, une augmentation de 1h20 de la durée d’écoute individuelle moyenne, et une augmentation importante de la part d’audience des journaux télévisés. Nous supposons que le temps passé à s’informer sur les réseaux sociaux a également largement augmenté. Il en résulte parfois un sentiment de fatigue, de flou, d’incertitude de la part des citoyens.

Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, met ainsi en garde dans un récent entretien donné aux Echos sur les risques de saturation de l’information, allant jusqu’à parler de « tyrannie de l’information ».

Dans ce contexte d’infodémie, les « petites phrases » jouent un rôle non négligeable car elles retiennent l’attention. D’ailleurs comment naît une petite phrase ?

Rythmer le temps politique et médiatique

Si les petites phrases semblent aujourd’hui rythmer le temps politique et médiatique, donnant l’impression que leur nombre s’accroît, que leur visibilité augmente, elles existent pourtant depuis longtemps. Michel Le Séac’h a collecté les plus fameuses dans son recueil La Petite Phrase.

Citons à titre d’exemple « L’État, c’est moi » que l’on attribue à Louis XIV et dont l’authenticité est contestée, « La roche tarpéienne est proche du Capitole » qu’a lancé Mirabeau à Barnave le 22 mai 1790 à l’Assemblée ou encore « Quand la France s’ennuie », titre d’un éditorial de Pierre Viansson-Ponté publié dans Le Monde le 15 mars 1968.

Le terme est d’abord couramment utilisé par les professionnels des médias et de la communication, comme le notent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, car une petite phrase a ceci de particulier qu’il faut être au moins deux pour qu’elle naisse, un énonciateur et un co-énonciateur. Le co-énonciateur, qui est aujourd’hui souvent un journaliste, opère le détachement de la petite phrase. Ce détachement n’est pas seulement une action de copier-coller, mais un véritable acte de langage

« Détacher » la petite phrase

Une petite phrase est en effet détachée d’un discours initial, séparée de son contexte. Le linguiste Dominique Maingueneau nomme ce processus « l’aphorisation » dans Phrases sans texte. Ce second discours est souvent caractérisant, il oriente l’appréciation que peut avoir le lecteur sur la petite phrase, plus ou moins directement. Lors de sa visite dans une école des Yvelines, le 5 mai dernier, les journalistes, reprenant les mots d’Édouard Philippe sur la gravité économique de la crise, interrogent le président qui répond : « Non, je n’ai pas ces grands mots. »

Une petite phrase contre les grands mots : reprise par l’ensemble de la presse nationale, elle est interprétée comme une mésentente avec le premier ministre. RTL titre ainsi sur son site : « Coronavirus : la petite phrase de Macron qui parasite Philippe. » Le traitement journalistique qui suit en oriente la compréhension et, ce faisant, crée un événement.

Objet qui circule, elle entame une pérégrination complexe, de média en média, sur les réseaux sociaux, de locuteur en locuteur. Elle produira de multiples effets, d’innombrables réactions. Détacher une petite phrase, c’est donc provoquer une chaîne de discours.

Pour preuve, la petite phrase d’Emmanuel Macron a donné lieu à une question lors de la conférence de presse d’Édouard Philippe du 7 mai. Le premier ministre a conclu sèchement sa réponse par ces mots : « Les Français s’en contrefichent. » Une nouvelle petite phrase est née.



« Les Français s’en contrefichent. »

La polarité des petites phrases 

Le grand public entend souvent par « petites phrases » des productions de deux ordres : celles que nous pourrions qualifier « d’historiques », « Je vous ai compris ! » (Charles de Gaulle), « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard), et les autres, celles que l’on assimile à des faux pas comme le « Casse-toi pauv’con ! » (Nicolas Sarkozy) Nous pouvons déjà y voir une certaine polarité fondée sur nos propres interprétations morales ou celles de tiers.

Souvenons-nous ainsi de petites phrases tenues par Emmanuel Macron : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Je traverse la rue, et je vous en trouve [un travail] ». Certains journalistes pensent qu’elles ont pu contribuer par réaction à la naissance du mouvement des « gilets jaunes ».

Plutôt que de « dérapage », il s’agit pour moi d’un changement de paradigme dans la communication politique que je qualifie de « confusion des scènes » dans un article à paraître dans La Revue algérienne des sciences du langage. J’observe un glissement progressif dans le discours politique qui cherche de plus en plus à se confondre avec une parole du quotidien depuis une vingtaine d’années.

Le retour à la solennité

La pandémie marque cependant un changement de stratégie de discours avec un retour à la solennité. Cette solennité s’accompagne de cadres spécifiques, comme l’allocution présidentielle télévisée. Une petite phrase, est insérée dans un discours, dans un contexte, mais aussi dans un cadre discursif.
Ainsi, beaucoup de petites phrases qui ont fait polémiques ont été prononcées lors de visites de terrain. Pensons à Nicolas Sarkozy à Argenteuil, le 25 octobre 2005 lorsqu’il avait lancé :
« Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien, on va vous en débarrasser ! »
En période de crise majeure, le contrôle de la parole politique se fait plus strict. Le pouvoir se remet en scène et le président choisit la métaphore martiale. Mais dans un discours politique, une métaphore possède un fort pouvoir persuasif. Selon la formule d’Olivier Reboul, « Une métaphore endort la vigilance de l’esprit. ».

Au-delà du langage guerrier qui se veut universaliste, l’idée d’affronter un ennemi commun, le virus, chercher à créer une adhésion autour de l’exécutif, sur le thème de l’unité nationale, avec l’emploi de la première personne du pluriel. Or, cette petite phrase, dont on se sait encore si elle entre dans l’Histoire, est aussi le début d’une histoire.

Petite phrase et storytelling 

Quoi de plus antagoniste, de prime abord, que les petites phrases et le storytelling ? Nous ramenons trop souvent les petites phrases au clash verbal, à l’une de ses traductions anglaises, punchline. Une petite phrase contient, évoque parfois tout un monde de références.

Emmanuel Macron file d’ailleurs la métaphore qui dépasse le cadre des petites phrases. Ce choix s’appuie également sur une réalité lexicale. Dans un article récemment paru dans Le Figaro, le lexicographe Jean Pruvost nous rappelle que le mot « confinement » est lui aussi d’origine militaire.
Le storytelling suppose une progression marquée par des actes, et c’est avec cette seconde petite phrase prononcée dans l’allocution du 13 avril que le président poursuit le récit :
« Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. »
Cette même première personne du pluriel nous embarque dans l’après-guerre, « les jours heureux » étant le titre originel du Programme du Conseil national de la Résistance.

« De petites madeleines » de Proust

Les petites phrases facilitent donc la mise en place du récit par leur diffusion virale, mais aussi par le monde de références qu’elles peuvent évoquer. Encore faut-il que ces références soient communes, soient comprises, et jugées appropriées par le destinataire.

Une petite phrase réussie peut en effet faire date et devenir elle aussi une référence. Instant de langage, elles s’inscrivent parfois dans la mémoire collective. Michel Le Séac’h parle de « petites madeleines de notre culture politique ».

Ainsi, le 9 avril dernier, Liliane Marchais, veuve de Georges Marchais, décédait, emportée par le Covid-19. Sur Facebook, des commentaires sous l’article de Libération lui rendent hommage avec une petite phrase Georges Marchais, le tout teinté d’une certaine nostalgie :
« Fais tes valises Liliaaaanne :) (on s’en souviendra toujours) RIP Madame » ;
« Ça y est Liliane à refait les valises et pour un bon bout de temps. Georges et Liliane épique ! » ;
« Liliane, fais tes valises ! C’était encore une belle epoque ».

« Fais les valises Liliane on rentre à Paris », la célèbre phrase de Georges Marchais, INA.

Erreurs de communication

Les petites phrases n’induisent-elles cependant pas en erreur ? N’accentuent-elles pas un contrôle vertical du discours ? C’est vrai dans la mesure où la plupart des petites phrases émanent de personnalités politiques et médiatiques, et sont détachées par des professionnels des médias qui jouent le rôle de garde-fous. Ces professionnels sélectionnent des portions de discours qu’ils jugent remarquables.

N’oublions cependant pas qu’une petite phrase peut aussi involontairement en devenir une, par le biais de l’erreur de communication. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, est ainsi particulièrement exposée, notamment du fait de ses nombreuses « gaffes ». Rappelons-nous ainsi sa sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas » en période de confinement :
« Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises. »
Les cas plus complexes sont ceux d’une interprétation non maîtrisée. Rappelons-nous Nicolas Sarkozy et son message : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », prononcé lors discours de Dakar le 26 juillet 2007. Henri Guaino, l’auteur du discours, n’aura eu de cesse d’essayer d’en rectifier l’interprétation

L'ouverture d'un espace citoyen parodique

L’événement de discours créé par une petite phrase, « événement de parole » selon Annabelle Seoane, son figement, son caractère spectaculaire, permettent également la création d’un espace citoyen critique et parodique.

De multiples mèmes fabriqués à partir de petites phrases circulent sur les réseaux sociaux. Certains médias alternatifs comme Les Répliques, créé en juin 2015, collectent des petites phrases, principalement des tweets, et les mettent en scène avec le commentaire critique d’un internaute sélectionné sur les réseaux sociaux.

Capture d’écran du site Les Répliques. //fr.tipeee.com/les-repliques, Author provided

Les petites phrases demeurent donc un objet langagier difficile à maîtriser pour les femmes et hommes politiques. Ceux-ci sont pris en tenaille entre la volonté d’être visible et celle de maîtriser leur discours, à une époque où chaque mot peut laisser une trace. La solution ne viendra peut-être pas de la communication elle-même.

C’est une tentation trop simple que de considérer que la communication peut tout ou bien est responsable de tout. A cet égard, les polémiques autour des petites phrases sont sans doute plutôt à comprendre comme le symptôme d’une crise politique française plus profonde.The Conversation

Damien Deias, Doctorant en sciences du langage au Centre de recherche sur les médiations (CREM), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

10 mai 2020

« Nous sommes en guerre » n’est pas une petite phrase. Quoique…

Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.

La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin 2019 à propos du réchauffement climatique[1]. « Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2]. Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français, par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la 5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens, etc.

Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser Paul Ricœur[3].

Une métaphore montée à l’envers

Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain David A. Bell[4]. « La plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».

Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année, une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe. Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une absurdité rhétorique.

Le communicant Florian Silnicki est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »

Guerre éclair

Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus. Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les oppositions et les critiques[6]. » Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre », observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note Gaïdz Minassian[7].

En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8]. Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème de la guerre est étroitement daté.

Il est absent de sa première adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la remorque du monde médical.

Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.

Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent que dans la deuxième adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont précédés par cette explication :

alors même que les personnels soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé

La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de Mulhouse :

je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19 et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier…

Au-delà de ces deux discours, la guerre disparaît presque du vocabulaire d’Emmanuel Macron. Elle ne figure que comme une lointaine rémanence dans la troisième adresse aux Français, celle qui annonce une perspective de retour à la normale, le 13 avril :

nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de guerre, s'est mise en place…

Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16 mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise sanitaire[9]. » Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans la communication présidentielle[10].

Un registre pas si martial

Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation ». On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. »

Il est étonnant que ceux qui distinguent un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne leur aient pas appliqué une démarche lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre » figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit occurrences, étant… « soignants ».

Réflexe pavlovien

Il est donc clair que « nous sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.

Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre » déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.

Michel Le Séac’h




[1] Philippe Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest France, 30 juin 2019.
[2] « Le Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[4] David A. Bell, « ‘La guerre au virus’, le passé d’une métaphore », legrandcontinent.eu.fr, 7 avril 2020.
[5] Claire Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre : ‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le Monde, 8 avril 2020.
[8] Serge Schweitzer, « ‘Nous sommes en guerre’ : une faute de communication », contrepoints.org, 27 mars 2020.
[9] Lea Ouzan, « Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public Sénat, 18 avril 2020.