30 octobre 2016

Centenaire de Mitterrand : À la recherche du « temps au temps » perdu

C’était de circonstance : le centenaire de la naissance de François Mitterrand, le 26 octobre, a été l’occasion d’exhumer « il faut laisser le temps au temps ». Cette petite phrase « lui est attribuée à tout propos », note Hubert Védrine sur le site de l’Institut François Mitterrand. « "Laisser du temps au temps" fait un succès étonnant dans les reprises médias ou les appropriations de la rue », insiste Jack Lang dans son Dictionnaire amoureux de François Mitterrand (EDI8, 2015). Cette semaine, on l’a retrouvée, entre autres, dans le titre d’un article de Libération.

Mais que signifie donc cette formule tautologique ? On n’en sait trop rien. Hubert Védrine envisage deux interprétations :

  • un prétexte à procrastination, dans la foulée de Henri Queuille (« il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par faire disparaître »),
  • un principe de sage lenteur respectant les évolutions naturelles. Les admirateurs de François Mitterrand se rangent plutôt à cette version genre « force tranquille ». François Hollande en a proposé une exégèse ‑ « Ça ne justifiait pas l’immobilisme mais il s’agissait de respecter les rites pour mieux surgir » ‑ lors de l’hommage rendu à son lointain prédécesseur, mercredi dernier au Louvre.
De moins révérencieux en évoquent une troisième :

  • l’excuse de mauvaise foi d’un président qui refusait de porter une montre et gérait très mal son temps. Au point de tomber parfois dans la plus extrême impolitesse, comme ce jour où il a fait patienter pendant trois quarts d’heure le Bundestag allemand.
En vérité, Mitterrand lui-même n’a jamais expliqué le sens d’« il faut laisser du temps au temps ». Et d’ailleurs, qui l’a vraiment entendu le dire ? Auteur d’un recueil précisément intitulé Il faut laisser le temps au temps : les mots de François Mitterrand (Presses de la Cité, 1995), Michel Martin-Roland indique qu’il s’agit d’une déclaration faite au Nouvel Observateur en avril 1981. Jack Lang reprend cette référence et cite ainsi ce qu’il qualifie de « métaphore potagère » : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Il faut qu’on laisse le temps au temps. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de l’histoire n’est pas celle des gazettes. »

Hubert Védrine est d’un autre avis : selon lui, la formule est parue dans Le Point le 2 mai 1981. Et elle se réduit à : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de l’histoire n’est pas celle des gazettes. » Le « temps au temps » n’y figure même pas !

On le rencontre en revanche chez Cervantès, qui dans Don Quichotte évoque trois fois le dicton populaire espagnol « dar tiempo al tiempo », cité aussi par le poète Antonio Machado. Ou, signale François Brune/Bruno Hongre, dans une lettre du pape Alexandre VII au cardinal de Retz (« tempo al tempo »). Cela nous mène loin de la présidence de la République française.

C’est le public qui fait la petite phrase

Ainsi, cette formule souvent présentée comme la « maxime favorite » de François Mitterrand n’aurait été prononcée par lui – et encore, entre quatre-z-yeux seulement – qu’avant le début de sa présidence et pas une seule fois ensuite.

Ce qui montre bien qu’en matière de petite phrase, l’homme politique propose et le public dispose. Peu importe que François Mitterrand ait ou non prononcé sa « maxime favorite », ce n’est pas lui qui en a fait une petite phrase, c’est le public. Celui-ci l’a reprise, propagée et mémorisée en l’attribuant à Mitterrand parce qu’il avait le sentiment qu’elle représentait bien un aspect de son personnage. Même si elle n’avait pas été formellement prononcée, elle était « plus vraie que vraie »[1].

Corrélativement, on notera que cette petite phrase confirme la puissance des rimes et répétitions internes – un phénomène bien connu, même si la psychologie cognitive ne l’explique encore pas tout à fait[2].

Michel Le Séac’h

Photo : François Mitterrand en 1981 par Jacques Paillette, via Wikimedia Commons



[1] Cf. Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 188.
[2] Idem, p. 218.

28 octobre 2016

Les petites phrases alimentent l’essor de YouTube

Alphabet devrait-il subventionner les petites phrases ? Le groupe, maison-mère de Google et de YouTube, vient d’annoncer pour le troisième trimestre 2016 des résultats financiers en hausse de 27 % d’une année sur l’autre. Une bonne partie de sa réussite est due au site de vidéos YouTube.

Après l’avoir racheté voici dix ans, Google s’est attaché à faire de YouTube un site beaucoup plus carré, pourchassant les copies de films pirates et les contenus injurieux, violents ou pornographiques (au risque de tomber dans le politiquement correct, mais c’est une autre histoire). YouTube est devenu un support publicitaire de première importance, notamment auprès des jeunes, et a très bien réussi son adaptation au smartphone.

L’élection présidentielle américaine aura été un triomphe pour le site : les recherches en rapport avec la campagne électorale qui s’achève ont été multipliées par six par rapport à celles de 2012. Pendant et après le premier débat entre Hillary Clinton et Donald Trump, les utilisateurs du site ont regardé 88 millions de vidéos. Les consultations ont bondi à 124 millions pour le second débat et plus de 140 millions pour le troisième. En moyenne, les utilisateurs ont visionné les débats pendant 22 minutes, c’est-à-dire qu’une grande partie d’entre eux n’en ont regardé que des extraits – parfois très brefs.

Les internautes recherchent notamment les vidéos des petites phrases ("sound bites") dont Donald Trump a émaillé la campagne. Et quand ils regardent les vidéos mises en ligne par le camp démocrate… ils y retrouvent souvent les petites phrases de Donald Trump ! L’équipe internet de Hillary Clinton, qui compte une centaine de personnes, s’est attachée à prélever les formules les plus contentieuses du candidat républicain pour les utiliser contre lui, comme dans cette publicité politique où Donald Trump est présenté comme un mauvais exemple pour les enfants.

Les vidéos satiriques et humoristiques autour des petites phrases de l’un ou l’autre candidat sont aussi très recherchées sur YouTube, comme cette parodie de La Guerre des étoiles garantie « fabriquée à 100 % avec des petites phrases authentiques de Donald Trump », vue près de 4,4 millions de fois en onze mois.

La conclusion est claire : pour soutenir leur croissance future, YouTube, Google et Alphabet ont tout intérêt à encourager l’utilisation des petites phrases chez le personnel politique !


Michel Le Séac’h 

24 octobre 2016

« Ça va mieux » : la petite phrase pas assez crédible de François Hollande

François Hollande est plus réputé pour ses petites blagues (« Gouverner c’est pleuvoir »….) que pour ses petites phrases[1]. Il s’essaie néanmoins à celles-ci. Gérard Davet et Fabrice Lhomme racontent dans Un président ne devrait pas dire ça… (Stock) la genèse de son « ça va mieux », qu’ils qualifient eux-mêmes de « petite phrase ». La formule date du 14 avril dernier. Le président de la République cherchait à défendre son bilan au cours de l’émission Dialogues citoyens sur France 2.

Ce n’était pas une parole en l’air : elle avait été pensée avec soin. Davet et Lhomme assurent que le président de François Hollande l’avait testée auprès d’eux dès le mois de juin 2015 puis, à quatre reprises, lors d’un même entretien en octobre 2015. « Avec le recul, il est permis de se demander si, bien involontairement, on ne lui a pas permis, ce jour-la, de synthétiser son discours positif en une formule », conjecturent-ils.

Ils reproduisent ensuite le commentaire livré par François Hollande lui-même : « Je ne l'improvise pas, je l'avais préparée, nous confirme-t-il quelques semaines plus tard. On dit : "Comment ça va ?" Et on répond : "ça va mieux." J'ai eu conscience que cela pouvait heurter, une formule comme celle-là, notamment pour beaucoup, la majorité peut-être, qui considèrent que ça ne va pas forcement mieux pour eux. Ce n’est pas "vous allez mieux", qui là aurait été inopportun, c'est "ça", quelque chose de plus global, de plus impersonnel. La politique, c'est un message. Un slogan Le meilleur slogan, c'est celui qu'on trouve tout seul, qui correspond à ce que l’on ressent. »

Une petite phrase sert à marquer les esprits. Tel était bien l’objectif de François Hollande, cité à nouveau par Davet et Lhomme : « Qu'est-ce qu'on retiendra de cette émission ? Le "ça va mieux", se félicite-t-il encore. Et le fait est que c'était un point de départ Ce que je voulais, c'est que cette émission corresponde à une séquence. » Mais avait-il vraiment lieu de s’en féliciter ?

Une petite phrase bien répétée mais mal acceptée

Pour qu’une petite phrase s’impose dans l’opinion, il faut d’abord qu’elle soit répétée. François Hollande le sait : dans les semaines suivantes, il a repris la sienne à plusieurs reprises, par exemple le 17 mai sur Europe 1, et l’a fait propager par ses proches et le parti socialiste. Cela n’a pas échappé à BFM TV, qui y a vu « une phrase-clé de la stratégie du Président » et même « le nouvel axe de campagne de François Hollande ».« Cette phrase s’est muée en leitmotiv gouvernemental », notait à son tour Europe 1 début septembre.

François Hollande a en revanche oublié une autre condition : pour qu’une petite phrase s’impose, il faut aussi qu’elle soit compatible avec l’état d’esprit du public. Comme le révèle son commentaire à Davet et Lhomme (voir plus haut), il savait que sa formule allait choquer. Il est quand même allé au casse-pipe la fleur au fusil ! La dissonance cognitive est fatale. Là était bien le défaut originel du « ça va mieux » : un sondage BVA révélait fin mai que 84 % des Français n’y croyaient pas. Peut-on à l’aide d’une petite phrase inverser un tel score, même avec l’aide de faits objectifs ? « Retrouver collectivement le goût de l'avenir, ce n'est pas dire aux Français qu'ils ont une perception fausse de leur présent », soulignait à juste titre Emmanuel Macron dans un entretien avec le Journal du Dimanche début septembre.

Il s’en est même fallu de peu que la petite phrase devienne une « petite antiphrase ». « La phrase "Ça va mieux" est-elle devenue un slogan contre le président de la République ? » demandait rhétoriquement Marie-Pierre Haddad sur le site de RTL. « Les Français ne sont pas de son avis. Quelques instants après son intervention à la télévision, le hashtag #Cavamieux est apparu sur les réseaux sociaux. La phrase a été détournée par les internautes qui se sont empressés de rappeler les débordements dus à la loi Travail avec la photo d'un CRS frappant au ventre une femme, mais aussi les chiffres du chômage. Fabrice Luchini qui se définit comme quelqu'un de "centre droit",  confie dans un entretien au Journal du Dimanche qu'"il faut qu'Hollande arrête de dire que ça va mieux, parce que les gens ne le vivent pas comme ça". »

Heureusement pour François Hollande, cet effet négatif n’a pas été très prononcé – tout simplement parce que sa petite phrase n’a guère été remarquée au-delà du cénacle des commentateurs politiques. Google Trends (ci-dessous) ne révèle qu’une faible hausse des recherches sur l’expression « ça va mieux » dans les semaines suivant le 14 avril, avec un point culminant seulement un mois plus tard et un net recul ensuite. Lui qui déplore n’avoir « pas eu de bol », il a plutôt eu de la chance de s’en tirer cette fois à si bon compte.


Michel Le Séac'h 


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris, 2015, p. 59 s.

12 octobre 2016

« Car tel est notre bon plaisir » : une formule falsifiée mais mémorable

« Car tel est notre bon plaisir », formule attribuée à François Ier et à ses successeurs, est une fabrication. Mais elle persiste. Même des sources en principe bien informées y contribuent. Tel le château de Chambord, voici quelques jours sur son compte Twitter.

Chambord n’est pas seul. Dans Les Mots célèbres de l’histoire (Albin Michel, 2003), par exemple, Daniel Lacotte affirme péremptoirement que « sans contestation possible, [François Ier] utilise régulièrement cette expression au bas des édits promulgués ». Diderot, Voltaire, Camille Desmoulins, Robespierre, Marat en avaient dit à peu près autant avant lui.

Jean Bodin est un cas intéressant. « Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : “Car tel est notre bon plaisir” », est-il censé avoir écrit dans Les Six livres de la République. Un bataillon de bons auteurs citent ce passage[i]. Ils se trompent tous ! On peut le vérifier aisément puisque la reproduction de l’original est disponible sur Gallica. Voici ce qu’on y lit : « Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : “Car tel est notre plaisir” ». Le cliché du « bon plaisir » est-il si puissant que ces auteurs pensent avoir lu l’adjectif là où Jean Bodin n’en avait pas mis ? En tout cas, le « bon plaisir » est un mythe.

Au XIXe siècle, l’historien Louis de Mas Latrie est parti à sa recherche dans la masse des archives disponibles. Sa conclusion est sans appel : « Nulle part, jamais, pas une seule fois dans cette recherche poursuivie depuis longtemps, je n’ai trouvé la formule :“ Car tel est notre bon plaisir.” C’est toujours : “Car tel est notre plaisir”, qui est écrit partout[ii]. » Internet aidant, le fait est aisément vérifiable de nos jours : le « bon plaisir » est absent des édits de François Ier. L’édit du Plessis-Macé, par exemple, se termine par cette formule : « car ainsi nous plaît-il estre fait ».

Aucune subjectivité dans ce plaisir

Entre « bon plaisir » et « plaisir » tout court, la différence n’est pas seulement de degré. L’adjectif introduit une subjectivité attribuée au monarque : François Ier et ses successeurs auraient excipé de leur propre caprice. Là encore, c'est faux : « plaisir » vient du latin placitum, qui signifie chose décidée. Il dénote simplement une volonté, comme dans la locution « s’il vous plaît ». Le Dictionnaire de l’Académie française l’avait bien noté dès sa première édition. De même que le Supplément au Dictionnaire oeconomique du père Chomel, paru en 1743 : « Car tel est notre bon plaisir, est ce qu’on disait anciennement en latin quia tale est nostrum placitum. […] le mot placitum est traduit peu fidèlement du latin, car en latin placitum n’est pas pour signifier plaisir de fantaisie mais uniquement ce qui a paru bon & a été approuvé par le dictamen du droit & de la raison. »

Pourquoi une erreur aussi manifeste est-elle aussi persistante ? Chez Voltaire et Diderot, une intention propagandiste est probable. Et depuis 1789, le « bon plaisir » s'inscrit bien dans l’imaginaire politique issu de la Révolution : la subjectivité n’est pas dans la formule de François Ier mais dans la mémoire des Français. Au point que lorsque Napoléon voudra adopter une posture monarchique, à partir de 1804, il invoquera son « bon plaisir » au bas de ses décrets[iii] : l’imaginaire est devenu réalité.

Et que le château de Chambord se console : il n’est pas seul à propager l’erreur sur l’internet. « [La volonté du roi] fait force de loi qu'il exprime par des édits ou des ordonnances qu'il signe de la formule « car tel est notre bon plaisir », a longtemps assuré Wikipédia à l’article « Royaume de France » [l'article a été corrigé depuis lors]

Michel Le Séac'h


[i]Ainsi Jean Bodin est-il cité notamment par Henri Baudrillart, Jean Bodin et son temps, Paris, Guillaumin, 1853, p. 271 ; Louis Rougier, Les Paralogismes du rationalisme, F. Alcan, Paris 1920, p. 499 ; Horst Denzer, Jean Bodin, Beck, 1973, p. 352 ; Alain Milhou, Pouvoir et absolutisme royal dans l’Espagne du xvie siècle, Presses universitaires du Mirail, Toulouse 2000, p. 70 ; Jean Picq, Une histoire de l’État en Europe, Les Presses de Sciences Po, Paris 2009 ; Bruno Bernardi, Le principe d’obligation, Vrin-Éditions de l’EHESS, Paris 2007, p. 89, Simone Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique, Bodin, Rousseau et Aron, Paris, Vrin, 1992, p. 93. Le fac-similé des anciennes éditions est disponible sur Gallica.
[ii] Bibliothèque de l'école des chartes. 1881, tome 42. pp. 560-564.
[iii] Gabriel Demante, « Observations sur la formule "Car tel est notre bon plaisir dans la chancellerie française", Bibliothèque de l’École des chartes, année 1893, numéro 54. Voir http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1893_num_54_1_447731, consulté le 12 octobre 2016.

18 septembre 2016

« Brexit is Brexit » en révèle davantage sur les petites phrases que sur les intentions de Theresa May

« Le mot d’ordre de Mme May depuis son entrée au 10 Downing Street en juillet est ‘Brexit is Brexit’ » (« Mrs May's mantra since entering No 10 in July has been 'Brexit is Brexit' »), assurait ce matin Tim Sculthorpe dans le Daily Mail, dont il est rédacteur en chef politique adjoint. C’est presque vrai : la formule prononcée par Theresa May en acceptant le poste de Premier ministre du Royaume-Uni, le 13 juillet dernier était en réalité « Brexit means Brexit ».

Qu’y a-t-il de plus simple que « Brexit means Brexit » ? Réponse : « Brexit is Brexit ». Trois lettres en moins. Quant à la signification ou à l’absence de la signification de la formule, bien entendu, changer le verbe ne change rien. Mais on a là une illustration de la tendance des petites phrases à aller vers la formule la plus simple[1]. Si la presse cite majoritairement la formule exacte, le grand public a manifesté dès le début une propension à simplifier, comme le montrent les tendances de recherche calculées par Google Trends :


Même d’éminents auteurs s’y laissent prendre. « ‘Brexit is Brexit’, répète Theresa May, chef du gouvernement britannique », écrit le professeur Christian de Boissieu dans Les Échos. Et à propos, on note la fréquence de la formule non traduite dans la presse française. « Brexit means Brexit » y est plus fréquent que « Brexit signifie Brexit » ; « Brexit is Brexit » l’est à peine moins : comme « I have a dream » ou « Yes we can », c’est devenu l’une des rares petites phrases en langue étrangère connues en France[2].

Il faut dire que le redoublement lui confère une force particulière[3]. Dans Mythologies, Roland Barthes s’agaçait de « la prédilection de la petite-bourgeoisie pour les raisonnements tautologiques (Un sou est un sou, etc.) ». Pensant les condamner, il y voyait de l’anti-intellectualisme, or c’est justement ce qui fait la puissance des petites phrases : elles ne s’adressent pas à la logique. Le raisonnement tautologique n'est pas un raisonnement.

David MacShane, ancien ministre travailliste, était sur la même ligne quand il écrivait le mois dernier dans Le Monde : « La formule incantatoire du premier ministre Theresa May, ‘Brexit is Brexit’, est un slogan et non une politique. Elle sonne juste mais n’en est pas moins dépourvue de sens. » Pour injuste qu’elle soit (Theresa May a livré quelques explications sur ses intentions), cette déclaration a le mérite de souligner qu’une petite phrase « sonne juste », quand bien même elle ne voudrait rien dire. Les poètes de l’Antiquité le savaient déjà, la rime donne un sentiment de vérité[4]. La petite phrase est un sound bite : elle est de l’ordre du son et non du raisonnement. « Brexit is Brexit » en est une bonne illustration.

Michel Le Séac'h

Photo : Theresa May, DFID - UK Department for International Development, licence CC Attribution 2.0 Generic, Wikimedia Commons



[1] Cf. Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris 2015, p. 210.
[2] Idem, p. 20.
[3] Ibid., p. 221.
[4] Ibid., p. 218.

04 septembre 2016

Alain Juppé ne veut pas de petites phrases. Il en aura. Mais il a changé de bottes

« Le candidat Juppé, ‘bien dans ses bottes’, veut éviter ‘les petites phrases’ », titrait hier Libération. Bel oxymore, puisque le refus des petites phrases en général va ici de pair avec une référence à une petite phrase en particulier.

En aura-t-il soupé, Juppé, de cette histoire de bottes ! Depuis plus de vingt ans, chacune de ses résurgences en politique la réactive. Mais la VO n’est pas celle que les guillemets de Libération sous-entendent. En 1995, au journal de TF1, alors premier ministre de Jacques Chirac, Alain Juppé avait déclaré : « Je reste droit dans mes bottes ». Le contexte, le ton sec et ce que l’opinion publique savait ou croyait savoir du personnage avaient fait le reste : droit dans ses bottes, Juppé était un psychorigide autoritaire.

Combattre une petite phrase installée est difficile. Inutile de la nier quand elle a été prononcée en direct au journal télévisé d’une grande chaîne. Tenter de la corriger comme l’avait fait Michel Rocard avec « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »[i] est pratiquement voué à l’échec. Brouiller les pistes (comme l’avait fait Najat Vallaud-Belkacem avec ses « pseudo-intellectuels ») suppose une intervention rapide. Tourner la page et ne plus en parler est difficile quand vos adversaire la ressortent à l’envi. Saturer l’opinion en multipliant les formules choc est délicat. La tactique apparemment choisie par Alain Juppé est habile : recycler la petite phrase en la modifiant discrètement afin qu’elle colle à l’image de vieux sage qu’il cherche à se donner aujourd’hui (au risque d’essuyer des « Juppépé » et autres « bonze de Bordeaux »…).

Ce que l’oreille retient le plus de « droit dans mes bottes », ce sont les bottes. L’adjectif « droit », utilisé ici comme adverbe peut être discrètement remplacé. La sémantique de « bien dans mes bottes » est évidemment différente de celle de « droit dans mes bottes ». La rigidité laisse place à la sérénité en respectant une continuité. La tentative paraît délibérée. « Bien dans mes bottes » n’est pas seulement une plaisanterie lancée dans le TGV de La Baule, en route vers le campus des Républicains. Alain Juppé avait déjà utilisé la formule une semaine plus tôt, en lançant sa campagne à Chatou. Avant le titre de Libération, elle avait fait un titre du Monde sous la plume de Françoise Fressoz : « Primaires à droite : Juppé bien dans ses bottes ».

L’idée de remplacer « droit » par « bien » pourrait venir de Thomas Guénolé, qui l’a suggérée lors d’un entretien avec LCI en novembre 2014. Mais le spécialiste de la communication politique ne s’en vantera sans doute pas : « Oui, Alain Juppé a changé : il est pire qu’avant », affirmait-il en avril dernier dans un article de Slate !

Michel Le Séac’h
___________________________
[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris 2015, p. 101-103.

Photo Florence Cassisi, Wikimedia Commons, licence CC Attribution 4.0

02 septembre 2016

Petites phrases et politique-fiction : Philippulus fait parler les présidentiables

Les petites phrases ont leur place dans la politique-fiction. Tout au long du mois d’août, Philippulus a imaginé dans Le Figaro les premiers jours du prochain président de la République. En plusieurs versions, selon l’identité de l’élu de 2017. L’auteur n’en est pas à son coup d’essai. Il connaît sur le bout du doigt les milieux politiques. Il sait que les petites phrases sont un excellent moyen de renvoyer succinctement à une situation de référence à l’instar d’une image, une petite phrase vaut mille mots. Et ses spéculations présidentielles sont truffées de petites phrases, à commencer par le titre même de la série, « Eux présidents », dans lequel chacun reconnaît le « snowclone » d’une fameuse anaphore de François Hollande.

Au moins une autre forme de snowclone apparaît dans « Eux présidents ». Dominique de Villepin, usant d’un suffixe célèbre[1], écrit au nouveau président : « si le divin Arthur était toujours parmi nous, il écrirait que toute cela est époustouflantesque ! » Nommée premier ministre, Valérie Pécresse invoque une réplique culte d’un film de Michel Audiard : « on va leur faire comprendre qui c’est, Raoul ! ».

Car Philippulus ne fait pas toujours dans la dentelle. Dès son premier scénario, celui de l’élection de Marine Le Pen, il rappelle la « forte phrase » de Jacques Chirac à propos de Margaret Thatcher : « Qu’est-ce qu’elle veut encore, cette ménagère, mes couilles sur un plateau ? ». Une fois élu, son Bruno Le Maire invoque des formules gaullistes : « Le quarteron. Le ‘Hélas, Hélas, Hélas !’, puis le ‘J’ai besoin de vous’. » Bernard Cazeneuve festoyant à La Lanterne avec Valls à peine élu, cite Mitterrand : « Le centre n’est ni de gauche… ni de gauche ! »

Évidemment, Philippulus ne se contente pas de citations. Imaginant les déclarations à venir du personnel politique, il s’en donne à cœur joie. Quelques exemples :
  • Jean-Louis Borloo : « les bourgeois bohèmes sont au mieux des niais, au pire de sinistres cons ».
  • Montebourg : « mon ennemi a un visage et il porte des lunettes. Mon ennemi, c’est François Hollande ».
  • Valls : « Allons-y pour le grand charivari ! »
  • Bruno Le Maire : « Nicolas qui, dites-vous ? »
Et François Hollande ? Philippulus ne paraît pas le tenir pas en haute estime. À défaut de petite phrase, il lui attribue une « petite blague », ce qui n’est pas du tout la même chose, adressée à un Montebourg élu : « Toi qui n’aimes pas les Allemands, j’espère que tu ne vas pas bombarder Berlin ». Il le fait s’auto-caricaturer, aussi, dans un discours de non-candidature « en se lançant dans une interminable anaphore qui le vit répéter vingt-cinq fois ‘Moi plus président…’ ». Certes, quand le président battu doit laisser sa place à Marine Le Pen, il demande à son « amie de cœur » : « penses-tu que je doive préparer une phrase historique pour bien marquer l'énormité du moment ? ». Mais cette question ne vient qu’en second, après « À ton avis, comment dois-je m'habiller ? »



[1] Voir « Abracadabrantesque » in Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles 2015.

07 juillet 2016

Petite phrase et petite musique, de Proust à Natacha Polony

Ce qui fait la petite phrase n’est pas la volonté de son auteur mais la mémoire de son public. Comme le dit l’Académie française, une petite phrase « vise à marquer les esprits » : sujet du verbe (c’est elle qui « vise »), elle doit trouver des cerveaux réceptifs. Et son cheminement est souvent mystérieux. Natacha Polony en donne un exemple très intéressant dans sa dernière tribune du Figaro[1].

« Paris, Xe arrondissement. Un ''poète'' sème des vers sur les murs de mon quartier », raconte-t-elle. « Parfois des vers de mirliton, et puis cette phrase : ''Que Paris est beau quand chantent les oiseaux, que Paris est laid quand il se croit français.'' Mon fils de 8 ans l’a retenue parce que, dit-il, ''elle reste dans la tête''. Il me demande ce qu’il doit en penser. »

Ce graffiti inscrit sur le mur du Xe arrondissement est issu d’une chanson des Têtes raides, groupe musical qui eut son heure de gloire à la fin du siècle dernier. La phrase, qui date de 2000, a inspiré un grapheur de 2016 suffisamment pour qu’il la reproduise sur un mur. Là, elle arrête à son tour un garçon de 8 ans : il ne la comprend pas, et pourtant elle lui « reste dans la tête ». C’est assurément cela que l’Académie française signifie quand elle dit que la petite phrase « vise à marquer les esprits ».

D’où vient la force de cette phrase ? Il est difficile de savoir quel point sensible elle a touché dans le cerveau du grapheur et dans celui de l’enfant. Mais on note qu’elle contient deux rimes (beau/oiseaux et laid/français). Les rimes favorisent la mémorisation. « Un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose », soulignait Nietzsche dans Le Gai savoir. Mieux : comme l’a démontré une étude célèbre[2], une formule rimée est perçue comme plus « vraie » qu’une formule de sens identique mais ne rimant pas. C’est pourquoi les poètes de l’Antiquité grecque n’étaient pas seulement des artistes mais des « maîtres de vérité »[3]. Pour faire bonne mesure, la phrase des Têtes raides contient aussi une anaphore (que Paris est).

Que doit en penser le fils de Natacha Polony ? Pas du bien, selon sa maman, qui ne suit pas Anne Hidalgo, maire de Paris, quand elle dissocie Paris de la France en opposant États-nations passéistes et « villes-monde » innovantes dans la déclaration qu’elle a signée la semaine dernière avec Sadiq Khan, maire de Londres. Mais là n’est pas la question. « Mon fils, lui, gardera cette petite musique-là dans sa mémoire », suppose l’éditorialiste. Cette « petite musique-là » : la petite phrase demeure dans la mémoire comme des sons plus que comme des mots.

De fait, les rimes sont des sons. Et, en anglais, « petite phrase » se dit « sound bite » -- littéralement « bouchée sonore ». Si vous recherchez les « petites phrases » sur un moteur de recherche, l’une des plus fréquentes est « la petite phrase de Vinteuil », qui bien sûr n’est pas verbale mais musicale. Or elle est, elle aussi, le support d’un souvenir, elle « reste dans la tête » ‑ peut-être est-elle « entêtante » ? « La petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette », écrit Marcel Proust. Proust a été un pionnier des études sur la mémoire ; « Proust Was a Neuroscientist », assure même le titre d’un livre de Jonah Lehrer. Elle aussi pilier du Figaro, Natacha Polony prolonge à sa manière cet aspect de son œuvre !

Michel Le Séac’h

Photo : Natacha Polony, par Georges Biard, licence CC, Wikimedia Commons



[1] Natacha Polony, « Paris se débarrasse de la France », Le Figaro, 2 juillet 2016.
[2] Matthew S. McGlone et Jessica Tofighbakhsh, « Birds of a feather flock conjointly (?): rhyme as reason in aphorisms », Psychological Science, septembre 2000, vol. 11, 5, p. 424-428.
[3] Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le Livre de Poche, 2006.

13 mai 2016

On déteste les petites phrases en gros mais pas en détail

De « abaissante » à « zlatanesque », toute sorte d’adjectifs ont été accolés à l’expression « petite phrase ». Étant donné la mauvaise réputation des petites phrases, on pourrait croire que les adjectifs les plus fréquents sont aussi les plus négatifs. Ce n’est pas vrai.

L’adjectif le plus fréquent est plutôt positif. Il s’agit de « philosophique » : le moteur de recherche Google recense environ 79 300 occurrences de « petite phrase philosophique ». La deuxième marche du podium est certes occupée par la « petite phrase assassine », mais avec une fréquence presque quatre fois moindre. Loin derrière vient « polémique », suivi d’une macédoine d’adjectifs divers. Voici une liste établie à l’aide de Google :

Adjectif
Résultats
Philosophique
79300
Assassine
20100
Polémique
4110
Amusante
2640
Sympa
2500
Malheureuse
2430
Magique
2290
Musicale
2100
Gentille
2020
Humoristique
1890
Incompréhensible
1740
Drôle
1460

(On notera que la « petite phrase musicale » doit beaucoup à Marcel Proust : les deux tiers des cas recensés se rapportent à la sonate de Vinteuil, la plus célèbre des œuvres musicales fictives !)

Mais ces résultats peuvent être trompeurs. La « petite phrase philosophique », que d’autres appelleraient aussi maxime, adage, aphorisme, sentence ou pensée, apparaît le plus souvent au présent. Au pluriel (« petites phrases philosophiques »), Google n’en compte plus que 627. En revanche, les « petites phrases assassines » sont au nombre d’environ 23 800. C’est-à-dire qu’on en parle encore plus collectivement qu’individuellement !

Le phénomène est identique avec « haineuse », « agressive », « négative », « insultante », etc. Comme les patrons, les fonctionnaires et bien d’autres catégories, les petites phrases sont critiquées en bloc ; mais si on les prend individuellement, si l’on songe à une petite phrase en particulier, elles paraissent bien moins antipathiques.

Prise comme antécédent, cependant, la petite phrase s’avère plutôt agressive. Selon Google, « la petite phrase qui tue », sœur jumelle de la « petite phrase assassine », vient en tête avec environ 9 390 résultats, suivie par la « petite phrase qui fâche » (5 480), loin devant la « petite phrase qui fait du bien » (4 390) ou la « petite phrase qui fait réfléchir » (2 790).

Michel Le Séac’h

Illustration : extrait d’une vidéo Open Thots, YouTube

11 février 2016

Elon Musk, piètre orateur mais expert en petites phrases

À première vue, Elon Musk, patron de Tesla Motors (automobiles électriques) et de SpaceX (lanceurs spatiaux), est un orateur déplorable. On l'a vu fin 2015 lors du lancement de la Tesla Model X : malgré l’importance capitale de l’événement pour son entreprise, il bafouille et multiplie les « euh… ». Rien à voir avec la maîtrise souveraine de feu Steve Jobs auquel on le compare parfois. Le public français a pu en juger en direct en décembre dernier lors du discours prononcé par Elon Musk à la Sorbonne.

Mais si la forme de ses discours laisse à désirer, Elon Musk maîtrise leur contenu. « Quand vous écoutez Musk parler, vous retenez toujours une ou deux petites phrases mémorables » note ainsi Joseph Stubblebine, un spécialiste des ressources humaines. Musk sait particulièrement bien s’adapter à son public. Il veille à l’alignement entre le contenu de ses formules et la culture de son public. Devant des ingénieurs, par exemple, il mettra en valeur des spécifications de ses produits. Devant des journalistes, il mentionnera des détails qui nourriront un article.

Contrairement aux patrons média-traînés à mort par leurs chargés de com’, il ne contraint pas sa parole. C’est dans sa nature : s’il n’a pas hésité à réinvestir dans des technologies incroyablement risquées les centaines de millions que lui avait rapporté la vente de PayPal, pourquoi aurait-il peur des mots ? La Silicon Valley résonne encore d’une ses sorties à propos d’Apple, qui cherchait à embaucher certains de ses ingénieurs : « Si vous ne réussissez pas chez Tesla, vous partez travailler chez Apple. »

En juin 2014, Tesla Motors a décidé de mettre ses brevets à la disposition de quiconque souhaiterait les utiliser « de bonne foi ». Pour annoncer cette mesure radicale, Elon Musk a publié dans le blog officiel de la société un article intitulé : « All Our Patent Are Belong To You ». Incompréhensible pour le commun des mortels, ce charabia reprenait en fait, à la manière d’un snowclone, une phrase-culte du monde geek : « All your base are belong to us » (souvent résumée en « AYBABTU »)[1]. Avec ces sept mots, le message a été instantanément compris du public visé.

Les petites phrases ne naissent pas égales : celles qui sont prononcées par des personnages en vue partent avec un meilleur bagage dans la vie, car elles ont bien plus de chances d’être répétées, donc mémorisées. Les chefs d’entreprise sont rarement connus du grand public. Mais il y a des exceptions, et Elon Musk est l’une d’elles.

Michel Le Séac'h


[1] Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Eyrolles, 2015, p. 144-145.

Photo : Elon Musk en 2015 par Steve Jurvetson via WikipediaCC BY 2.0

Biographie « à l’américaine » sur le créateur d’entreprise le plus extraordinaire de notre temps, le livre d’Ashlee Vance sur Elon Musk fait un tabac aux États-Unis. Il dresse le portrait d’un génie tourmenté, incroyablement exigeant envers lui-même et ses équipes, qui bouleverse des industries entières (paiements en ligne, automobile, aérospatial...) grâce à des technologies ambitieuses et à des modèles économiques radicaux. Elon Musk (que j'ai eu le privilège de traduire) vient de paraître chez Eyrolles.