Ce qui fait la petite phrase n’est pas la volonté de son
auteur mais la mémoire de son public. Comme le dit l’Académie française, une
petite phrase « vise à marquer les esprits » : sujet du
verbe (c’est elle qui « vise »), elle doit trouver des
cerveaux réceptifs. Et son cheminement est souvent mystérieux. Natacha Polony
en donne un exemple très intéressant dans sa dernière tribune
du Figaro[1].
« Paris, Xe arrondissement. Un ''poète'' sème des vers sur les murs de mon quartier »,
raconte-t-elle. « Parfois des vers de mirliton, et puis cette
phrase : ''Que Paris est beau quand chantent les oiseaux, que
Paris est laid quand il se croit français.'' Mon fils de 8 ans l’a
retenue parce que, dit-il, ''elle reste dans la tête''. Il me
demande ce qu’il doit en penser. »
Ce graffiti inscrit sur le mur du Xe arrondissement est issu d’une chanson des Têtes raides, groupe musical qui eut son heure de gloire à la fin du siècle dernier. La phrase, qui date de 2000, a inspiré un grapheur de 2016 suffisamment pour qu’il la reproduise sur un mur. Là, elle arrête à son tour un garçon de 8 ans : il ne la comprend pas, et pourtant elle lui « reste dans la tête ». C’est assurément cela que l’Académie française signifie quand elle dit que la petite phrase « vise à marquer les esprits ».
D’où vient la force de cette phrase ? Il est difficile
de savoir quel point sensible elle a touché dans le cerveau du grapheur et dans
celui de l’enfant. Mais on note qu’elle contient deux rimes (beau/oiseaux et
laid/français). Les rimes favorisent la mémorisation. « Un homme
retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose »,
soulignait Nietzsche dans Le Gai savoir. Mieux : comme l’a démontré
une étude célèbre[2], une formule
rimée est perçue comme plus « vraie » qu’une formule de sens
identique mais ne rimant pas. C’est pourquoi les poètes de l’Antiquité grecque
n’étaient pas seulement des artistes mais des « maîtres de
vérité »[3]. Pour faire
bonne mesure, la phrase des Têtes raides contient aussi une anaphore (que Paris
est).
Que doit en penser le fils de Natacha Polony ? Pas du
bien, selon sa maman, qui ne suit pas Anne Hidalgo, maire de Paris, quand elle
dissocie Paris de la France en opposant États-nations passéistes et « villes-monde »
innovantes dans la déclaration
qu’elle a signée la semaine dernière avec Sadiq Khan, maire de Londres.
Mais là n’est pas la question. « Mon fils, lui, gardera cette petite
musique-là dans sa mémoire », suppose l’éditorialiste. Cette « petite
musique-là » : la petite phrase demeure dans la mémoire comme des
sons plus que comme des mots.
De fait, les rimes sont des sons. Et, en anglais, « petite
phrase » se dit « sound bite » -- littéralement
« bouchée
sonore ». Si vous recherchez les « petites phrases » sur un
moteur de recherche, l’une des plus fréquentes est « la petite phrase
de Vinteuil », qui bien sûr n’est pas verbale mais musicale. Or elle
est, elle aussi, le support d’un souvenir, elle « reste dans la
tête » ‑ peut-être est-elle « entêtante » ? « La
petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour
Odette », écrit Marcel Proust. Proust a été un pionnier des études sur
la mémoire ; « Proust Was a Neuroscientist », assure même
le titre d’un livre de Jonah Lehrer. Elle aussi pilier du Figaro,
Natacha Polony prolonge à sa manière cet aspect de son œuvre !
Michel Le Séac’h
[1] Natacha
Polony, « Paris se débarrasse de la France », Le Figaro, 2
juillet 2016.
[2] Matthew S. McGlone et Jessica
Tofighbakhsh, « Birds of a feather flock conjointly (?): rhyme as reason
in aphorisms », Psychological Science, septembre 2000, vol. 11, 5,
p. 424-428.
[3] Marcel
Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le Livre
de Poche, 2006.
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