C’était de circonstance : le centenaire de la naissance
de François Mitterrand, le 26 octobre, a été l’occasion d’exhumer « il
faut laisser le temps au temps ». Cette petite phrase « lui
est attribuée à tout propos », note Hubert Védrine sur le
site de l’Institut François Mitterrand. « "Laisser du temps au
temps" fait un succès étonnant dans les reprises médias ou les
appropriations de la rue », insiste Jack Lang dans son Dictionnaire
amoureux de François Mitterrand (EDI8, 2015). Cette semaine, on l’a
retrouvée, entre autres, dans le titre d’un
article de Libération.
Mais que signifie donc cette formule tautologique ? On
n’en sait trop rien. Hubert Védrine envisage deux interprétations :
- un prétexte à procrastination, dans la foulée de Henri Queuille (« il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par faire disparaître »),
- un principe de sage lenteur respectant les évolutions naturelles. Les admirateurs de François Mitterrand se rangent plutôt à cette version genre « force tranquille ». François Hollande en a proposé une exégèse ‑ « Ça ne justifiait pas l’immobilisme mais il s’agissait de respecter les rites pour mieux surgir » ‑ lors de l’hommage rendu à son lointain prédécesseur, mercredi dernier au Louvre.
De moins révérencieux en évoquent une troisième :
- l’excuse de mauvaise foi d’un président qui refusait de porter une montre et gérait très mal son temps. Au point de tomber parfois dans la plus extrême impolitesse, comme ce jour où il a fait patienter pendant trois quarts d’heure le Bundestag allemand.
En vérité, Mitterrand lui-même n’a jamais expliqué le sens
d’« il faut laisser du temps au temps ». Et d’ailleurs, qui
l’a vraiment entendu le dire ? Auteur d’un recueil précisément intitulé Il
faut laisser le temps au temps : les mots de François Mitterrand
(Presses de la Cité, 1995), Michel Martin-Roland indique qu’il s’agit d’une
déclaration faite au Nouvel Observateur en avril 1981. Jack Lang reprend
cette référence et cite ainsi ce qu’il qualifie de « métaphore
potagère » : « Les idées mûrissent comme les fruits et
les hommes. Il faut qu’on laisse le temps au temps. Personne ne passe du jour
au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de l’histoire n’est pas
celle des gazettes. »
Hubert Védrine est d’un autre avis : selon lui, la
formule est parue dans Le Point le 2 mai 1981. Et elle se réduit
à : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Personne
ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes et l’échelle de
l’histoire n’est pas celle des gazettes. » Le « temps au
temps » n’y figure même pas !
On le rencontre en revanche chez Cervantès, qui dans Don
Quichotte évoque trois fois le dicton populaire espagnol « dar
tiempo al tiempo », cité aussi par le poète Antonio Machado. Ou, signale François
Brune/Bruno Hongre, dans une lettre du pape Alexandre VII au cardinal de
Retz (« tempo al tempo »). Cela nous mène loin de la
présidence de la République française.
C’est le public qui fait la petite phrase
Ainsi, cette formule souvent présentée comme la « maxime
favorite » de François Mitterrand n’aurait été prononcée par lui
– et encore, entre quatre-z-yeux seulement – qu’avant le début de sa présidence
et pas une seule fois ensuite.
Ce qui montre bien qu’en matière de petite phrase, l’homme
politique propose et le public dispose. Peu importe que François Mitterrand ait
ou non prononcé sa « maxime favorite », ce n’est pas lui qui
en a fait une petite phrase, c’est le public. Celui-ci l’a reprise, propagée et
mémorisée en l’attribuant à Mitterrand parce qu’il avait le sentiment qu’elle
représentait bien un aspect de son personnage. Même si elle n’avait pas été
formellement prononcée, elle était « plus vraie que vraie »[1].
Corrélativement, on notera que cette petite phrase confirme
la puissance des rimes et répétitions internes – un phénomène bien connu, même
si la psychologie cognitive ne l’explique encore pas tout à fait[2].
Michel Le Séac’h
[1] Cf. Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 188.
[2] Idem, p.
218.