12 septembre 2024

Poutine dans le texte, par Elisabeth Sieca-Kozlowski. Lecture au filtre des petites phrases

Il n’est pas rare que la presse attribue des « petites phrases » à Vladimir Vladimirovitch  Poutine. Pourtant, peu d’entre elles marquent durablement. En quart de siècle d’exercice du pouvoir, le président du plus grand pays du monde n’a pas livré beaucoup de formules mémorables. La plus connue sans doute, « on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes », date de 1999, une époque où il n’était que numéro 2 derrière Boris Eltsine. Elle esquisse le portrait d’un homme brutal et déterminé. Pourquoi un dirigeant d’une telle stature est-il si peu cité en comparaison d’un de Gaulle ou d’un Churchill, par exemple (ou même d’un Trump et d’un Macron) ?

Poutine dans le texte inspire quelques éléments de réponse. Ce livre d’Élisabeth Sieca-Kozlowski, sociologue de l’EHESS spécialiste de la Russie, présente une sélection de textes du président russe et de quelques dignitaires (Medvedev, Tolstoï…) et intellectuels (Sergueïtsev, Douguine…) publiés ou prononcés entre 2001 et 2023.

À travers ces textes, Élisabeth Sieca-Kozlowski étudie successivement la conception de l’ordre international qui s’est formée dans l’esprit de Vladimir Poutine entre 2001 et 2015, la question de l’Ukraine telle qu’elle s’est posée à lui au lendemain de la révolte de Maïdan (2014-2021) et les justifications qu’il avance au début de la guerre.


Poutine, en fait, parle peu, ou plutôt ne dit pas grand chose. S’il pratique volontiers les discours-fleuves, il semble peu s’écarter du texte écrit pour lui. Sauf peut-être pour des remarques qui peuvent paraître d’une surprenante naïveté, fausse ou réelle (« On entend souvent dire que la politique est un sale métier. Peut-être, pas aussi sale que cela, pas à ce point quand même. »)

Des représentants du Kremlin indiquent toutes les semaines aux médias d’État les éléments de langage à utiliser, « à tel point que tous les médias diffusent tous la même information et relaient les messages de Poutine qui, lorsqu’il s’adresse à son peuple, cherche à maintenir une apparence de normalité en abordant des thèmes attendus par la population, sur le ton du "business as usual". On a l’impression d’être dans un univers orwellien » (1). Il s’exprime rarement à bâtons rompus lors de ses apparitions publiques ‑ au point qu’on imagine parfois qu’il lui arrive de se faire représenter par un sosie. Il s’exprime peu à l’étranger, instruit peut-être par ses dérapages des premiers temps (2).

Une palette d’attitudes différentes

Si le logos de Poutine est mesuré, son ethos est disparate. Élisabeth Sieca-Kozlowski évoque une « vision du monde hétéroclite et d’abord très hésitante » et même des « errements géopolitiques » et des « positionnements qui varient en fonction des opportunités et se superposent » (ces deux dernières expressions sont empruntées à Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales IFRI).

Amical envers les pays occidentaux au moins d’apparence à ses débuts, Poutine déclare dans un discours au Bundestag, en septembre 2001 : « Aujourd’hui, nous devons le dire une fois pour toutes : la guerre froide est terminée ! … Il nous faut impérativement affirmer que nous renonçons à nos stéréotypes et à nos ambitions et que, dorénavant, nous travaillerons ensemble à la sécurité des peuples d’Europe et du monde entier. » Mais alors que l’économie russe se rétablit, il adopte des attitudes plus hostiles à partir de 2007.

Lors des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, à Kiev, début 2014, Poutine réagit d’abord en dirigeant politique contesté. L’Ukraine fait partie de sa sphère d’influence, comme la Biélorussie. À ses yeux, les manifestations anti-Ianoukovytch sont nécessairement suscitées par des comploteurs. « Des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites ont exécuté ce coup d’État », déclare-t-il le 18 mars 2014 devant la Douma d’État.


Dans les semaines suivantes, la Russie occupe militairement la Crimée, sécurisant ainsi le port militaire de Sébastopol, loué à l’Ukraine depuis un traité de 1997. Vladimir Poutine légitime l’opération au nom de l’histoire : la presqu’île serait un territoire russe, malencontreusement donné à l’Ukraine quelque 70 ans plus tôt. Il ne tarde pas à perfectionner cet argument par une touche humanitaire : « J’ai entendu des résidents de Crimée dire qu’en 1991, ils ont été abandonnés comme un sac de pommes de terre », assure-t-il.

Puis il étend cette affirmation et se présente comme une sorte de chevalier blanc venant au secours du Donbass : il s’y déroule un génocide (3) commis par l’Ukraine contre des Russes ethniques, la Russie ne peut pas ne pas entendre leur appel au secours. Un idéal moral plus élevé encore est invoqué : « L’issue de la Seconde Guerre mondiale est sacrée […]. Mais cela ne contredit pas les hautes valeurs des droits de l’homme et des libertés, fondées sur les réalités des décennies d’après-guerre. » L’argument est à son paroxysme lorsque débute l’invasion russe en février 2022.

À partir du moment où l’offensive patine, Poutine pivote vers un autre argument : l’Ukraine n’est qu’un paravent, la guerre a été voulue par les pays occidentaux. Alors qu’il leur reprochait quelques mois plus tôt de n’avoir pas pris position dans le Donbass après 2014, il leur impute désormais d’avoir systématiquement préparé un conflit ; l’offensive russe les aurait simplement pris de vitesse. Comme les dirigeants américains avant la guerre en Irak en 2003, il évoque même des sites d’armes de destruction massive, notamment biologiques (« un réseau de plusieurs dizaines de laboratoires qui menaient, sous la direction et avec l’appui financier du Pentagone, des programmes militaro-biologiques »). Et l’Occident n’est pas seulement un adversaire militaire : à partir de septembre 2022, Poutine évoque à plusieurs reprise une « désatanisation » face à la dégradation des valeurs morales en Occident : « cette négation profonde de l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet écrasement de la liberté prennent les traits d’une "religion à l’envers" ‑ d’un satanisme pur et simple. » L’opération militaire spéciale prend des accents de guerre sainte.

Il y a une sorte de « tuilage » entre les différentes couches argumentaires. Un même discours en reprend en général au moins deux. Dans l’allocution du 24 février 2022 annonçant une « opération militaire spéciale », celle-ci est destinée « à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine », et quelques instants plus tard à protéger la Russie contre une expansion de l’OTAN. « Un grand nombre d’éléments de langage introduits dans ce premier discours de guerre sont de fait déjà présents dans l’espace public depuis plusieurs années », relève Élizabeth Sieca-Kozlowski. Poutine s’affiche ainsi, simultanément ou tour à tour, politicien, historien, humanitaire, moraliste, victime, stratège et prédicateur (4). Aucune petite phrase ne peut être typique d’un personnage aussi kaléidoscopique.

Des publics en décalage

À qui s’adresse Vladimir Poutine ? Une petite phrase suppose une concordance entre l’ethos de son auteur et le pathos de son public. Or le public visé par Poutine n’est pas toujours clairement désigné et leurs longueurs d’onde sont rarement les mêmes. Même si la majorité du peuple russe se rallie au drapeau, la guerre n’est probablement pas désirée – à preuve les centaines de milliers de jeunes hommres (261.000 selon l’estimation officielle du FSB) qui quittent le pays dans les semaines suivant l’offensive russe. Il n’est pas facile d’en dire plus, les Russes étant en général peu désireux d’aborder le sujet – ce qui est probablement une réponse en soi – mais Poutine s’évertue sans doute à convaincre un public qui n’a pas très envie de l’entendre.

De même que ses mobiles, des publics différents peuvent être « tuilés ». « Chers citoyens de Russie ! » commence-t-il le 24 février 2022, s’adressant ostensiblement au peuple russe. Mais vers la fin de son allocution, il bifurque vers les Ukrainiens (« je lance un appel aux citoyens de l’Ukraine », qu’il s’agit de protéger contre « ceux que vous appelez vous-mêmes des "nazillons". »), puis vers les « militaires des forces armées de l’Ukraine » (« toute la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir »).

Enfin, avant de revenir aux « Chers citoyens de Russie », il s’adresse à des pays tiers non spécifiés mais qui doivent être clairs dans son esprit puisqu’il les menace expressément à la deuxième personne : « quelques mots importants, très importants pour ceux qui pourraient être tentés de l’extérieur d’interférer dans les événements qui se déroulent. Quiconque tente d’interférer avec nous, voire de mettre en danger notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire. » Il réitère ses menaces dans d’autres interventions, ajoutant parfois : « Ce n’est pas du bluff », comme si l’on avait pu en douter. (Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, quelques mois après les avoir invités à rester neutres dans le conflit qui commence, Poutine accusera les Occidentaux de l’avoir voulu et préparé depuis des années.)

Naturellement, Poutine songe probablement à l’OTAN, qui semble l’obséder. Il la place, parfois élargie à un « Occident collectif », au centre d’une vision du monde conflictuelle. L’OTAN a bien plus d’importance pour lui que pour n’importe quel Occidental, hormis la frange acquise à son discours. L’auditeur occidental comprend la menace, il n’en comprend pas bien la cause : deux ans et demi plus tôt, Emmanuel Macron attribuait même à l’OTAN un encéphalogramme plat. Il n’y a pas d’alignement entre un orateur à l’ethos multiple et un public désigné de manière allusive.

Les petites phrases sont têtues

Vladimir Poutine est pourtant un dirigeant attentif à son image et entouré de spécialistes de la communication ; Giuliano da Empoli en a livré un tableau saisissant dans Le Mage du Kremlin. Il cite volontiers des dirigeants ou des intellectuels comme Stolypine ou Soljenitsyne (« Ce sont de grands penseurs, ajoute-t-il, et franchement je suis reconnaissant à mes assistants d’avoir trouvé ces citations »). Attaché à brosser de vastes fresques historiques (mensongères ou pas, la question n’est pas là), il aimerait sans doute y avoir sa place un jour. Il tente manifestement des formules mémorables illustrant sa science, sa sagesse ou sa bonté (« La grande mission des Russes est d’unir et de consolider la civilisation », « L’histoire nous apprend qu’en 1940 et au début de 1941, l’Union soviétique a tenté d’empêcher ou, du moins, de retarder le déclenchement de la guerre »…). Mais ce ne sont pas elles qui sont retenues, car elles ne correspondent pas à l’ethos personnel que le pathos populaire lui prête.


De même que la vox populi française a spontanément attaché à Emmanuel Macron des petites phrases méprisantes qu’il ne recherchait certainement pas, les petites phrases attachées à Vladimir Poutine le dépeignent en général comme agressif et malveillant. D’où le succès d’« on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » ou de formules comme :

  • « "Couvrir sa patrie de merde, ici, c’est toujours le bienvenu, c’est considéré comme un mérite, et beaucoup de gens le font avec plaisir» (2012)
  • ».« Quelqu'un au sein du gouvernement turc a décidé de lécher les Américains quelque part. Je ne sais pas si les Américains ont besoin de ça » (2015)
  • « Tout peuple, et à plus forte raison le peuple russe, sait distinguer les patriotes véritables des vendus et des traîtres et recracher ces derniers comme on recrache un moucheron qui nous aurait volé par accident dans la bouche » (2022)
  • « Aujourd’hui, nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille. Eh bien, que puis-je dire ? Qu’ils essaient […] les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. » (2022)

Le pli est pris : comme Emmanuel Macron encore, Poutine voit même certaines paroles interprétées à rebours de ses intentions expresses. « L’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle », déclare-t-il devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie le 25 avril 2005. Il s’en expliquera plus tard dans un entretien avec le Financial Times : vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie « et personne n’a pensé à eux. Ce n’est pas une tragédie, cela ? […] Je visais non pas la composante politique de la chute de l’URSS, mais son aspect humanitaire. » Or on y avait entendu en général une nostalgie de la Guerre froide : on ne prête qu’aux riches.

Élisabeth Sieca-Kozlowski reproduit ainsi un passage d’un discours prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance du tsar Pierre le Grand, le 9 juin 2022 :

« Pierre le grand a mené la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il reprenait ce qui était à la Russie. […] Depuis la nuit des temps, des slaves vivaient là-bas aux côtés des peuples finno-ougriens. Il en est de même en direction de l’Ouest, la ville de Narva et ses premières campagnes. Pourquoi s’est-il rendu là-bas ? Il y allait pour les récupérer et les renforcer. C’est ce qu’il faisait. Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de récupérer ce qui appartient à la Russie.

Poutine se présente en successeur du plus prestigieux des tsars et invoque une légitimité historique. Mais ce qui est retenu est un message agressif, « récupérer ce qui appartient à la Russie », aggravé par la mention de Narva, ville estonienne. Sa propension à agiter la menace nucléaire n’arrange rien. En 2018, déplorant le désastre que serait une guerre atomique, il ajoute : Mais que nous importe le monde si la Russie n’existe plus ? », phrase qui, note Élisabeth Sieca-Kozlowski, a été interprétée par un grand nombre comme « Après moi, le déluge ». Poutine croit sans doute rectifier le tir en assurant qu’il ne prévoit pas d’attaque nucléaire préventive. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :

« Oui, on dirait que nous nous croisons les bras et que nous attendons que quelqu’un utilise des armes nucléaires contre nous. Eh bien, oui, c’est ce qu’il en est. Mais tout agresseur devrait savoir que les représailles sont inévitables et qu’il sera anéanti. Et nous, en tant que victimes d’une agression, nous irons au paradis en tant que martyrs, tandis qu’il périront simplement parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir de leurs péchés. »

Il aura beau faire, après un quart de siècle au pouvoir comme président ou comme Premier ministre de la Russie, Poutine traîne un ethos de dirigeant impérialiste doublé d’un manipulateur. Il n’a presque aucune chance de s'en débarrasser. S’il tient à laisser derrière lui des petites phrases qui deviendront citations historiques, il a intérêt à cultiver des formules du genre « Quia nominor Leo ».

Élisabeth Sieca-Kozlowski 
Poutine dans le texte 
CNRS Éditions, 2024, ISBN 2271149142
390 pages, 25 €

Michel Le Séac’h

(1) Élisabeth Sieca-Kozlowski, interviewée par Le Jounral du CNRS, 14 mars 2024, https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutin

(2) Lors d’un sommet de l’Union européenne, en novembre 2002, à un journaliste du Monde qui l’interroge sur les armes utilisée en Tchetchénie, il répond : « les journalistes qui s'inquiètent pour les Tchétchènes peuvent se faire circoncir ». Voir https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2137824001041/sommet-de-l-union-europeenne-derapage-verbal-de-vladimir-poutine-sur-la

(3)  En fait de génocide, la guerre dans le Donbass aurait, selon l’ONU, coûté la vie à 6 500 combattants prorusses, 4 400 militaires ukrainiens et 3 405 civils entre 2014 et 2020.

(4) Manque le juriste, car si Poutine évoque parfois une promesse verbale faite à Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN (« ils nous ont trompé ou, dans le langage populaire, tout simplement arnaqué »), il omet de rappeler les traités internationaux par lesquels la Russie a garanti les frontières de l’Ukraine.

Photos :


Aucun commentaire: