« La France a perdu une bataille, la France n’a pas perdu la guerre » est incontestablement l’une des paroles historiques les plus connues du 20e s. L’historien Alain Decaux a raconté avec vivacité, dans un livre préfacé par Alain Peyrefitte[i], comment le général de Gaulle a été amené à la prononcer : « le lendemain, 18 juin [1940], à 18 heures, de Gaulle se rend à la BBC pour y prononcer son premier appel aux Français. Un studio de radio. De Gaulle, escorté du lieutenant Geoffroy de Courcel, s’assied derrière le micro posé sur une table. Il prend la parole […] ″La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre !″ »
« Qui peut l’entendre, cette
phrase ? », demande sérieusement un autre historien, Max Gallo[ii].
« D'abord, matériellement, rares sont ceux, peut-être une dizaine de
milliers, qui ont pu prendre cet appel à la radio. » En fait, comme chacun sait
aujourd’hui, « matériellement », personne n’a pu entendre
cette phrase. Elle n’a pas été prononcée le 18 juin 1940 à la radio mais
placardée sur une affiche fin juillet 1940.
Pourtant, plaisante un troisième
historien, Guy Bechtel, « J'en ai vu de ces amoureux de la première heure
qui juraient avoir été émus par la terrible phrase : "La France a perdu
une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre[iii]." ».
Parmi ces auditeurs inspirés figure, selon ses biographes, le futur maréchal
Leclerc, alors lieutenant :
J'entends,
le 18 juin 1940, la Marseillaise qui s'échappe du petit poste de radio caché
dans un coin du grenier, puis la voix du général de Gaulle retentit : « La
France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre[iv] ! »
Cette plage
solitaire... Est-ce au poste de galène de la cabane que j'ai entendu, un soir
de juin de l'an 40, une voix lointaine qui semblait sortir de l'ombre entre
fading et parasites ? "La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu
la guerre[v]."
Et le comte Henry d’Ornano, haut
fonctionnaire gaulliste :
De ce
soldat, je ne connaissais même pas le nom, je n'avais jamais lu son livre Vers
l'armée de métier, lorsque mon oreille entendit, de Londres, cette voix
inconnue et grave dont l'accent était celui des Prophètes !: "La France a
perdu une bataille, la France n'a pas perdu la guerre[vi]
!"
Ou encore le célèbre journaliste
et patron de presse Pierre Lazareff :
J'atteignis,
non sans nouvelles difficultés, le Portugal, dans les derniers jours de juin.
Et c'est au Portugal, dans la petite ville de Guarda, perdue dans les
montagnes, que j'entendis la Voix que la France attendait. Sur la petite place
de cette minuscule cité médiévale, un coiffeur avait installé un haut-parleur
et l'avait branché sur la B.B.C. de Londres. Je passais par là au moment où le
général de Gaulle répétait sa phrase célèbre : "la France a perdu une
bataille...[vii]"
De nombreux mémorialistes moins
capés ont eux aussi raconté dans quelles circonstances ils ont entendu la
phrase fameuse, à la radio, le 18 juin 1940, tels Lucienne-Marie Enfrey
(« Je l'ai gardée dans le dédale de mes oreilles, comme les coquillages
gardent le bruit de la mer dans leur circonvolutions[viii] »),
Janine Elissetche (« Je bois ces paroles avec ferveur me sentant lavée de
la souillure, envahie d'un désir de revanche[ix]
! »), Josette Lassalle (« Je me rappelle très bien le visage
soudainement coloré de notre père, d'habitude plus pâle[x] »)
ou Albert de Pouzols (« Quelqu'un tourna le bouton et tout à coup,
par-dessus le brouhaha des consommateurs, une voix s'éleva, grave et simple[xi] »).
Il est facile d’ironiser, bien sûr, devant cet afflux de paramnésies. Cependant, il nous administre une leçon évidente : les petites phrases peuvent être puissantes au point de transcender la vérité et de plier les mémoires. Que « La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre ! » n'ait pas été prononcée le 18 juin 1940 ne change rien à l'engagement des personnes qui disent l'avoir entendue. La petite phrase n'en est pas la cause ; son absence n'y a pas fait obstacle. Mais il leur a néanmoins fallu l'intégrer à leur parcours personnel.
Michel Le Séac’h[i] Alain Decaux, 1940-1945 : De Gaulle, celui qui a dit non, Paris, TF1 éditions, 1999.
[ii] Max Gallo, Le XXe siècle, Paris, Perrin, 1979
[iii] Guy Bechtel, Le Général n'existe pas, ou du peu de réalité d'un officier supérieur, Mayenne, Éditions de l’esprit nouveau, 1963.
[iv] Paul Dupays, Renaissance de l'A.F.N.: Chronique historique. La vie reprend, janvier-avril 1943, Londres, Éditions de la critique, 1943.
[v] Jean-Yves Goëau-Brissonnière, Mission secrète pour la paix en Algérie : 1957, Paris, Lieu commun, 1992.
[vi] Henry d'Ornano, L'action gaulliste aux États-Unis, 1940-1945, Paris, Central presse, 1948.
[vii] Pierre Lazareff, De Munich à Vichy, New York, Brentano’s, 1944
[viii] Lucienne-Marie Enfrey, Une femme entre les femmes, Nice, Société d’impression méditerranéenne, 1958.
[ix] Janine Elissetche, Comment je suis devenue lieutenant-colonel "le", Paris, Éditions La Bruyère, 1991.
[x] Josette Lassalle, entretiens avec Jacques Balié, Une Bordelaise dans la Résistance, Bordeaux, Mollat, 1996.
[xi] Albert de Pouzols, Les rebelles du "Saint-Pierre", Genève, Éditions du Milieu du monde, 1945.
Photo Thomas Citharel, via Wikimedia Commons, licence CC-AS 4.0, statue du général de Gaulle par Françoise Boudier