28 juin 2023

À Marseille, Emmanuel Macron invite un chômeur à « faire le tour du Vieux-Port »

Pour BFM TV, Le Point, France 3, L’Indépendant, Gala, Valeurs Actuelles, Ouest-France, Orange Actu, TF1, La Provence et d’autres encore, le doute n’est pas permis : Emmanuel Macron a prononcé ce lundi à Marseille une petite phrase.

Au cours d’un bain de foule ensoleillé, une dame tient à lui soumettre le cas de son fils, 33 ans, plus de RSA, onze mois de retard de loyer, pas de travail.

Il veut travailler dans quoi votre fils ? répond le chef de l’État. Il est prêt à travailler comme serveur ?

Tout, tout, tout ! assure la maman.

Vous n'allez pas me faire croire que, s'il cherche vraiment du boulot à Marseille et qu'il est prêt à prendre un boulot de serveur, il n'y a pas de boulot de serveur. Moi je vous promets : je fais le tour du Vieux-Port ce soir avec vous, je suis sûr qu'il y a 10 offres d'emploi.

Ce « je fais le tour du Vieux-Port ce soir avec vous, je suis sûr qu'il y a 10 offres d'emploi » rappelle bien sûr l’une des premières petites phrases présidentielles d’Emmanuel Macron, adressée en septembre 2018 à un jeune horticulteur au chômage qu’il invitait à « traverser la rue » pour trouver du travail.

Capture d’écran FR3 provence-alpes côte d’azur

Le rapprochement est même si évident que le président de la République l’officialise en personne : « Quand j'étais plus jeune, je disais qu'il fallait traverser la rue. C'est encore plus vrai aujourd'hui qu'hier ». Ce qui est vrai n’est pas forcément judicieux. L’échange impromptu de 2018 n’a duré que quelques secondes mais a eu un retentissement énorme. C’est l’une des phrases qui ont été citées comme déclencheur du mouvement des Gilets jaunes – ce que j’appelle le « carré macronien »(1). Elle a souvent été interprétée comme un signe de mépris social. Fallait-il vraiment la refaire ?

« Macron caricature Macron » twitte la députée Insoumise Mathilde Panot. De moins virulents, comme Marilyse Léon, nouvelle patronne de la CFDT, s’interrogent : est-il dans la mission du chef de l’État de trouver du « boulot » pour tout le monde ? En tout cas, ce n’est assurément pas une posture « jupitérienne ».

Il n’est pas impossible que la parenté entre les deux phrases, en fixant l’attention sur le « tour du Vieux-Port » ait évité pire. Par exemple, quelques secondes plus tard : « Votre fiston (…), il aurait peut-être besoin de faire une demande de boulot, entre nous ». Mais il est plus probable encore que ni les médias ni l’opinion publique n’étaient en demande d’une petite phrase présidentielle. Du moins d’une phrase qui ne dessine aucun avenir, n’explique aucun présent et n’éclaire pas le caractère d’un président que tout le monde croit connaître désormais. Pour rester dans la métaphore, on pourrait y voir un coup d’épée dans l’eau du Vieux-Port.

M.L.S.

(1) Voir Les petites phrases d’Emmanuel Macron, 2022, p. 2-3.

19 juin 2023

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, de Christian Salmon : les petites phrases comme éléphant dans la pièce

Les petites phrases sont parfois un « éléphant dans la pièce ». Leur quasi-absence pourrait être éminemment révélatrice dans La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, petit livre de Christian Salmon initialement paru à l’automne 2020, que Les Liens qui libèrent (LLL) vient de rééditer.

Mais avant d’en venir aux petites phrases, notons combien le temps qui passe est parfois cruel. Cet ouvrage d’un ton enlevé, aux confins du pamphlet, consacre de nombreuses pages aux réactions des chefs d’État devant la pandémie de covid-19, l’un des traits communs des « bouffons » (Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, etc.) étant de traiter le virus par le mépris. La pandémie apaisée, la nouvelle édition aurait été l’occasion de corriger avec le recul du temps les affirmations trop rapides de 2020. Au contraire, l’auteur persiste : « ces chefs d’État que les médias qualifiaient de "populistes" se sont retournés contre leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des millions de gens » (p. 15).

Outre que bien des chefs d’État ayant instauré le confinement ont pareillement été contaminés, les études ex-post sur les confinements concluent souvent que leurs inconvénients surpassent leurs avantages. Selon certaines, y compris de très officielles, ils ont pu coûter jusqu'à vingt fois plus de vies qu’il n’en ont sauvées. En tout état de cause, parler de « millions de gens » victimes de l’absence de confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19 entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est inférieure à 1 pour mille.

Christian Salmon répète au passage que « Trump alla jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du covid-19 » (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie accentuée par la substitution d’« eau de javel » au « disinfectant » d’origine) mais soumise à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ».

Le diable est dans les détails

Le livre est d’ailleurs plombé par plusieurs imprécisions ou détournements de ce genre. Ainsi ce passage :

Les statues de Trump nu élevées par ses partisans sur les places des villes américaines pendant la campagne de 2016 […] célébraient une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituaient la représentation spontanée du pouvoir grotesque. (p. 38)

Des statues de Trump nu ont en effet été installées dans cinq villes américaines mais évidemment pas par ses partisans. Intitulées The Emperor Has No Balls, ce qui dénote assez l’intention caricaturale, elles étaient dues à un collectif d’artistes hostiles au candidat républicain. Toujours pendant la campagne de 2016, indique l’auteur, « Hillary Clinton a qualifié les supporters de Trump d’individus "déplorables", en visant la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Trump » (p. 38). La déclaration ayant été filmée, il est facile de constater que la candidate démocrate ne visait pas une frange extrémiste mais « half of Trump’s supporters ».

Ces glissements ne sont pas réservés à Trump. À propos de Bolsonaro, on lit qu’il est « considéré comme un mythe vivant par ses partisans, qui l’ont surnommé "Bolsomito", "Bolso le mythe" » (p. 64). L’expression a été utilisée, mais de manière marginale, surtout lors de la sortie d’un jeu vidéo dénommé « Bolsomito 2k18 ». Les recherches via Google sur « Bolsomito » n’ont été plus nombreuses au Brésil que celles sur « Macron », par exemple, que pendant quelques jours de 2018 – et considérablement moins nombreuses le reste du temps.

On lit aussi que « La ministre d’extrême droite israélienne Ayelet Shaked […] joue les mannequins et vante les qualités d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle "Fasciste" » (p. 69). Il s’appelle en réalité « Fascism » et son nom apparaît dès la première image. Ce qui ne change rien du tout, bien entendu, mais nourrit l’impression d’un travail mal bordé. De même que cette dernière pour la route : « la mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs lors d’une interpellation à Minneapolis le 25 mai 2020 » (p. 148). Parmi ces « quatre policiers blancs » figuraient un Asiatique et un Noir.

Un retournement de petite phrase

Pour en venir enfin au sujet qui nous intéresse, les petites phrases, on s’attendrait à les trouver omniprésentes dans un ouvrage voué à dénoncer le caractère « bouffon » de plusieurs chefs d’État contemporains. Or elles sont presque absentes. Ce qui est en soi remarquable.

Paradoxalement, la seule petite phrase relatée de manière saillante est celle de Hillary Clinton évoquée ci-dessus : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables ». Steve Bannon, directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, l’a aussitôt retournée au profit de son candidat. « Loin de protester, Bannon a choisi très habilement de s’approprier l’insulte », relève Christian Salmon : « OK ! Nous sommes les "déplorables", nous les Bannons. Et le terme "déplorable" est devenu pour les partisans de Trump un signe de ralliement » (p. 38). Il aurait été très intéressant d’analyser l’incroyable erreur commise par la candidate démocrate en affichant son mépris pour, grosso modo, un quart des électeurs américains.

L’absence d’une telle analyse, et des petites phrases en général, illustre un aspect majeur du livre : focalisé sur les dirigeants, il s’intéresse fort peu au peuple, aux électeurs. « Le pouvoir grotesque a imposé un nouveau théâtre du leadership », note l’auteur (p. 24). Mais qui dit leadership dit nécessairement suiveurs, et ses « bouffons » ne sont pas des personnages fictifs comme Arturo Ui ou le Dictateur de Chaplin. Il les désigne nommément : Trump, Salvini, Orban, etc. Autrement dit, des élus du peuple – d’un peuple qui dispose de plus de moyens d’information et de comparaison que jamais dans l’histoire.

Et quand, par exemple, il dénonce Cyril Hanouna comme une « incarnation en France » du bouffon sur la scène publique, il oublie qu’à l’heure où l’animateur se montre à la télévision, le public a le choix entre des dizaines d’autres émissions, et toutes sortes d’occupations autres que la télévision. D’ailleurs, presque 98 % des Français choisissent de ne pas regarder « Baba » puisque l’audience de TPMP est d’environ 1,4 million de téléspectateurs. Hillary Clinton elle-même ne se montre pas aussi oublieuse du peuple puisque, selon elle, les 50 % restants des partisans de Trump « ont le sentiment que l’État les a laissés tomber » et « aspirent au changement ».

C'est quand même l'électeur qui vote

L’omission du peuple n’est évidemment pas un oubli de la part de Christian Salmon. Selon lui, les bouffons sont des « agitateurs vortex », le vortex étant un mélangeur de laboratoire. « Il ne s’agit plus au sens strict de propagande, car la propagande s’adresse à tous de manière indifférenciée, alors que l’agitateur vortex ajuste ses messages à des profils particuliers à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à son pouvoir de conviction ou à la pertinence de ses arguments qu’à la dynamique des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux. Il ne fonctionne pas à la persuasion ni même à la séduction, mais au profilage des conduites via les algorithmes et le Big Data » (p.61).

Pourtant, il n’est pas vrai que la propagande s’adresse « à tous de manière indifférenciée ». De tout temps les propagandistes et ont su différencier leurs messages, et l’on s’est souvent moqué des politiciens capables de promettre une chose à un public et son contraire à un autre.

Surtout, il est douteux que les électeurs soit réductibles à des « conduites » repérées par le Big Data. « L’algorithme se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération démocratique » (p. 234), assure Christian Salmon, mais l’élégance de la formule binaire ne suffit pas à dissimuler un chaînon manquant. Ce n’est pas le Big Data qui vote mais des électeurs en chair et en os. Implicitement, l’auteur en convient : « en l’absence d’un récit collectif, c’est la puissance mythologique d’une identité archaïque qui refait surface : peuple, race, nation, ordre » (p. 122). Le voilà bien, le véritable éléphant dans la pièce.

M.L.S.

Christian Salmon
La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque
LLL Les Liens qui libèrent, 2023
240 pages, 9,90 €
ISBN : 979-10-209-2497-1

13 juin 2023

Silvio Berlusconi laisse un riche héritage de petites phrases

Rarement leader politique aura été autant associé à l’expression « petite phrase » que Silvio Berlusconi, qui vient de disparaître. Ses innombrables piques, bons mots et jugements lapidaires lui valent de ce côté-ci des Alpes l’image d’un personnage outrancier, fantasque, exotique et forcément disqualifié. Pourtant, sa carrière politique offre des leçons importantes sur le rôle des petites phrases dans la communication politique.

Avec elles, il affirme d’abord son statut de leader au plus haut niveau. On a souvent cité sa sortie de novembre 2008 à propos du président Barack Obama : « E giovane, bello, e anche abbronzato » (il est jeune, beau et bronzé). Le plus souvent, on y voit une blague raciste au premier degré. Mais Silvio Berlusconi a souvent été moqué pour son apparence, notamment son « jeunisme » et son bronzage permanent. Il retourne la moquerie en se comparant implicitement à l’homme le plus puissant du monde.

Il le confirme l’année suivante lors d’un G20 : « Ma réponse à la crise économique mondiale n'est pas la même que celle d'Obama car je suis plus pâle que lui, ça fait longtemps que je n'ai pas eu le temps de prendre un bain de soleil. » Cette fois, la comparaison explicite est même à son avantage. La blague reste « borderline » mais non foncièrement raciste : la différence dans la couleur de peau ne connote pas une différence de nature mais une différence d’assiduité entre « collègues ».

Silvio Berlusconi manque certes de respect envers le président américain mais adopte la même attitude avec tous les dirigeants politiques – y compris lui-même : « dans une démocratie, je suis au service de tout le monde et tout un chacun peut me critiquer, voire m'insulter » ‑ ce dont personne ne se prive, assurément. « Je n'ai jamais insulté personne », soutient-il en 2018. « En revanche, j'ai reçu tellement d'insultes. » À défaut d’insultes, cependant, il manie volontiers l’ironie.

En 2003, alors président du Conseil européen, il lance ainsi à Martin Schulz : « en Italie, on produit un film sur les camps de concentration nazis, vous seriez parfait dans le rôle du Kapo ». Certains veulent y voir une agression contre l’Allemagne en général. Mais l’eurodéputé social-démocrate venait de prononcer un discours très virulent à son encontre. La petite phrase est pour le dirigeant italien une manière de le remettre à sa place en quelque mots, tout en mettant les rieurs (sous cape) de son côté : l’un des personnages principaux du feuilleton américain à succès Hogan’s Heroes, diffusé à l’époque par les télévisions européennes, est un gardien de Stalag nommé Schultz (le feuilleton est même diffusé en France sous le titre Papa Schultz).

Même Nicolas Sarkozy a droit à son sarcasme. Un jour de 2010, le président français se laisse aller à une comparaison rhétorique – et acrobatique – entre journalistes et pédophiles. « J'ai l'intime conviction qu'aucun de vous n'est pédophile. Bon travail et tenez-vous bien », plaisante Berlusconi le lendemain à la fin d’une conférence de presse. Nicolas Sarkozy retient la leçon. Quelques années plus tard, critiqué pour une petite phrase internationale, il rétorque : « L’important dans la démocratie, c’est d’être réélu. Regardez Berlusconi, il a été réélu trois fois[i]. »

Sous-entendus et connivence

En fait, Silvio Berlusconi ne craint pas de se situer très haut dans la hiérarchie des dirigeants politiques mondiaux « Je suis le Jésus-Christ des politiques », déclare-t-il en 2006. « Je me sacrifie alors que je pourrais avoir une vie beaucoup plus amusante ». Ironie toujours.

On le voit, l’ironie de Silvio Berlusconi repose en grande partie sur des sous-entendus. Ceux-ci lui permettent d’entretenir une connivence avec une large fraction de l’opinion italienne. C’est ainsi que l’affaire « Papa Schultz » lui est favorable quand il s’en explique en Italie : « cela lui permet d’établir une solide empathie avec son auditoire : le souvenir d’un passé plus glorieux que le présent, la représentation qu’il donne de lui-même, comme de quelqu’un qui sait toujours placer un bon mot, même face à des critiques mordantes, doivent assurer à Berlusconi l’accueil bienveillant de son public[ii]. » Pour cela, il joue de « micro-effets rhétoriques, argumentatifs et pragma-énonciatifs, se situant tous sur le plan implicite (fausse ironie, allusions, sous-entendus, présuppositions, jeu entre auto-dialogisme et dialogisme, etc.) ».

D’abord encensé par la gauche française, reçu avec égards par François Mitterrand, le « Cavaliere » ne tarde pas à être accusé de nostalgies fascistes dans son pays. On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, disait le cardinal de Retz : quand Silvio Berlusconi affirme en 2003 que « Mussolini n’a jamais tué personne », il soulève un tollé dans la classe politique italienne. Sans cesse, on le compare au Duce : « des tribuns hors pair, virils, maîtrisant la psychologie des masses. Des rêveurs pragmatiques, travailleurs acharnés qui sont parvenus à tout maîtriser, à commencer par les médias […] Il y a dans le berlusconisme le même fonds culturel que dans l’idéologie portée par Mussolini[iii]. » Ce qui est loin de lui aliéner toute l’opinion italienne : « quand je dis certaines vérités, je dis ce que pensent les gens », assure-t-il.

Petites phrases et amnésie

Et il le dit avec d’autant plus de force que, en professionnel, il maîtrise parfaitement la télévision . « Il y a bien eu un avant et un après Berlusconi en termes de communication politique car il a révolutionné celle-ci », estime l’historien Marc Lazar. « Forza Italia est l’archétype d’un parti personnel qui n’avait nul précédent en Italie ni ailleurs[iv]. » Car tel est « le seul véritable modèle que Forza Italia a toujours adopté », confirme le politologue Giovanni Orsina : « le parti comme instrument du leader, Forza Italia comme extension de Berlusconi »[v].

Tout au long de sa carrière depuis la création de Forza Italia en 1994, maints commentateurs annoncent la fin imminente de Silvio Berlusconi. Prennent-ils leurs désirs pour des réalités ? « J'ai déjà trop souvent parié sur la disparition de Berlusconi pour ne pas craindre de me tromper encore une fois », conjecture l’un de ses anciens collaborateurs, le médiologue Carlo Freccero, en 2013. « Il y a peu de temps, La7 (Channel 7) a diffusé le film Le Caïman, de Nanni Moretti. Ce film de 2006 imagine le crépuscule de Berlusconi, et c'est ce que l'on vit actuellement[vi]. » Or seule la mort aura raison de lui, dix ans plus tard !

S’il se trompe, Carlo Freccero a du moins une explication de la longévité du « Cavaliere » : dans sa conception de sa politique, « celui qui est élu par la majorité entre dans une sphère d'impunité. Il ne peut pas être attaqué par celui qui n'a pas été consacré, comme lui, directement par le peuple […] C'est ainsi que fonctionne la communication. Elle est faite de petites phrases et d'amnésie. » Il est probable que la postérité fonctionne de même : ce que l’Histoire retiendra de Silvio Berlusconi, ce sont surtout ses petites phrases.

Michel Le Séac’h

Photo : Sergio Berlusconi au congrès du PPE en 2017. Photo PPE. Source : Flickr, sous licence CC BY 2.0


[i] Dominique Maingueneau. « Sur une petite phrase de N. Sarkozy : Aphorisation et auctorialité ». Communication & langages, 2011, 2 (168), pp.43-56. ffhal-03983367f. Consulté le 13 juin 2023.

[ii] Paola Paissa, Françoise Rigat, « Berlusconi, l’Allemagne et la mémoire de la Shoah : l’’ethos de bonhomie’ pour une réparation impossible », Langage et société 2018/2, n° 164, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-2-page-57.htm

[iii] Antoine Aubert, lecture de Lo statista. Il ventennio berlusconiano tra fascismo e populismo par Giannini Massimo, Non Fiction, 29 juin 2009, https://www.nonfiction.fr/article-2657-silvio-berlusconi-litalie-du-xxie-siecle.htm, consulté le 13 juin 2023.

[iv] Marc Lazar, « James L. Newell, Silvio Berlusconi. A Study in Failure », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2020, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/753 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.753

[v] Le Grand continent, bonnes feuilles de Giovanni Orsina et David Allegranti,  Antipolitica. Populisti, tecnocrati e altri dilettanti del potere, Rome, Luiss University Press, 2021, 144 pages, ISBN 978-886105626, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/08/25/quest-ce-que-le-berlusconisme-1/, consulté le 13 juin 2023.

[vi] « "Berlusconi sait qu'il a une erreur à ne pas commettre : démissionner en plein scandale », entretien entre Carlo Freccero et Hervé Brusini, 19 octobre 2013, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/berlusconi/berlusconi-sait-qu-il-a-une-erreur-a-ne-pas-commettre-demissionner-en-plein-scandale_428838.html, consulté le 13 juin 2023.

11 juin 2023

Élisabeth Borne, Pétain et le RN : quasiment un acte de lèse-majesté

Ce printemps 2023 demeure pauvre en petites phrases : les déclarations qualifiées de « petites phrases » par des médias ne sont pas nombreuses, ne le sont pas massivement et ne déclenchent pas de vagues notables.

« T’as vu, j’ai dit du bien des pesticides », lance le ministre de l’Agriculture à l’adresse d’une journaliste de Public Sénat. Un confrère de passage saisit la phrase dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux. Sud Ouest pointe « la petite phrase de Marc Fesneau qui ne passe pas ». Le ministre est peu connu, la formule ambiguë, le second degré plausible : la polémique tourne court.

« J’ai quatre enfants à nourrir » rappelle le ministre de l’Économie à Léa Salamé, assurant qu’il est sensible à la hausse des prix. Gala commente « cette petite phrase de Bruno Le Maire qui a du mal à passer ». Mais qui passe quand même, vu la minceur du sujet.

La seule candidate sérieuse de ces dernières semaines vient d’Élisabeth Borne. « Maintenant, le Rassemblement national y met les formes, mais je continue à penser que c'est une idéologie dangereuse », déclare la Première ministre à Radio J le 28 mai. Puis : le RN est « héritier de Pétain, absolument ». Un propos tenu le dimanche de Pentecôte au micro d’une radio communautaire qui revendique 28 000 auditeurs quotidiens a toutes les chances de rester ignoré, surtout dans une après-crise des retraites où les Français songent plutôt à profiter des ponts calendaires.

Deux petites phrases et pas une

Europe 1 évoque néanmoins « une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue ». En effet, Marine Le Pen, Jordan Bardella et Sébastien Chenu, plus hauts responsables du RN, protestent vertement. Ne craignent-ils pas un « effet Streisand » en mettant en évidence un propos qui, sans eux, se serait perdu dans l’éther ? Manifestement non : leur réaction sans doute coordonnée montre qu'ils jugent le sujet porteur pour eux.

Emmanuel Macron lui-même semble partager leur avis. Le 31 mai, en conseil des ministres, il tance sa Première ministre : « Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite que ce sont des fascistes ». On ne peut pas combattre le RN avec des arguments moraux et « les mots des années 1990 qui ne fonctionnent plus ».

L’AFP évoque ce début de polémique dans une dépêche, plusieurs médias la reprennent. « La sphère politique est occupée depuis plusieurs jours à commenter une petite phrase d’Élisabeth Borne qui a déclaré que le Rassemblement national était "l’héritier de Pétain" », résume 20 minutes. « Deux petites phrases », corrige Planet.fr : celle de la Première ministre et celle du chef de l’État. Elles « ont fait réagir à gauche comme à droite de l’échiquier politique, mais aussi au sommet de l’État ».

Il n’y a rien de programmatique dans ces petites phrases. Elles ne portent pas sur des orientations politiques, des dispositions à prendre, des ambitions nationales. Elles portent sur des enjeux de pouvoir et de personnes. La Première ministre évoque la possible accession au pouvoir d’un parti politique contemporain qu’elle rejette au nom d’une référence historique, et peut-être de sentiments personnels. Le président de la République la « recadre » au nom d’une tactique électorale… et peut-être de sentiments personnels.

Petite phrase désirée ou accident de com ?

S’en prendre au Rassemblement national au nom de Pétain était quasiment un acte de lèse-majesté. En 2018, le président de la République a rendu un certain hommage au maréchal Pétain, « un grand soldat de la Grande Guerre ». Mathilde Panot le lui a vivement reproché l’an dernier. Élisabeth Borne n’a pas cité Emmanuel Macron, bien entendu, mais sa sortie résonne avec celle de la patronne des Insoumis à l’Assemblée nationale. De plus, sur le plan de la pratique politique, Emmanuel Macron a par deux fois vaincu Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle. Les deux fois en l’attaquant sur le thème de la compétence et pas sur celui de Pétain. C’est lui qui sait y faire ! La Première ministre allait-elle lui administrer une leçon de morale ?

« Sans doute [Emmanuel Macron] a-t-il profité de cette "petite phrase" pour régler quelques comptes avec sa Première ministre » estime Maurice Szafran dans Challenges. On songe inévitablement à Nicolas Sarkozy recadrant François Fillon : « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c'est moi. »

Alarmée par les rumeurs sur son prochain remplacement, Élisabeth Borne a-t-elle délibérément essayé de s’imposer au centre du jeu politique avec une petite phrase remarquable ? En tout état de cause, elle semble peu douée pour cela. « Inutile d’attendre de sa part une envolée lyrique ou une petite phrase qui va faire le buzz », assure Pascal Auzannet, qui a été l’un de ses collaborateurs à la RATP.

Le sujet n’a guère accroché. Les recherches sur « Pétain » enregistrées par Google sont restées beaucoup moins nombreuses qu’au 11 novembre 2018, bien sûr, mais aussi qu’en juillet 2022 après les propos de Mathilde Panot : la Première ministre émeut moins les internautes ‑ mais les milieux politiques, eux, n’ont rien perdu de l’épisode. Très probablement, elle n’a rien géré du tout, rien vu venir. Elle s’est laissé accrocher une petite phrase de hasard qui ne peut que nuire à son autorité. Emmanuel Macron connaît bien le phénomène : il en a souffert plus d'une fois à ses débuts*. Il n’a peut-être pas envie de porter le fardeau de quelqu’un d’autre.

M.L.S.

* voir Les Petites phrases d'Emmanuel Macron -- Ce qu'il dit, ce qu'on lui fait dire

Photo : Élisabeth Borne en 2022 dans l’hémicycle européen de Strasbourg. CC-BY-4.0 : © European Union 2022– Source: EP. Via Wikimedia.

01 juin 2023

Qu'est-ce qu'une petite phrase ? Essai de définition, avec diagramme de Venn : un concentré de rhétorique

Définir la locution « petite phrase » n’est pas une nécessité vitale. Dépourvue d’enjeux sécuritaires, juridiques ou médicaux, elle laisse plus de latitude que « champ de mines » ou « champignon vénéneux ». Mais on aimerait mieux appréhender cet objet élusif. Ce blog se range souvent à des avis d’experts : est petite phrase une déclaration qu’au moins deux ou trois médias d’une certaine importance ont appelée petite phrase. Ce postulat performatif est commode mais pas suffisant : il ne dit pas pourquoi ces médias ont considéré que la locution était applicable en l’espèce.

Diverses définitions de la petite phrase ont été proposées. Celles des savants obéissent aux préoccupations de leur discipline. Du côté des sciences du langage, Alice Krieg-Planque y voit un « syntagme dénominatif métalinguistique non-savant (et plus précisément : relevant du discours autre approprié), qui désigne un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation »[i]. Au terme d’une analyse rigoureuse, dans sa thèse sur les petites phrases, Damien Deias en établit une « définition linguistique » en huit points[ii]. L’adjectif dit assez que le regard d’autres disciplines, la communication politique par exemple, peut être différent.

Une définition en trois éléments 

Les définitions des dictionnaires sont hétérogènes mais tournent en général autour de quelques éléments : le texte et sa genèse, l’auteur, le public et les médias.

Le texte est un « propos bref d’un homme politique » (Trésor de la langue française, CNRTL) ou un « propos d’une personnalité, gén. politique » (Maxidico), une « formule concise » (Dictionnaire de l’Académie française), une « expression ou phrase faisant formule » (Le Robert), un « élément d’un discours » (Le Grand Larousse illustré), une « courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité » (Larousse), un « court extrait de discours » ou une « brève citation publique » (Wikipedia), une « petite phrase extraite des propos d’un homme public » (Petit Robert). On retiendra le mot « formule », soit, selon l’Académie française, des « paroles auxquelles on attribue une efficacité spécifique » ou encore une « expression symbolique d'une règle opératoire, d'une loi de la nature, d'une relation, de la composition d'un corps, de sa structure, etc. ». En effet, sous une forme concise (et même « anodine », écrit l’Académie française), la petite phrase renferme un contenu riche, voire puissant, chargé de sous-entendus.

Dans les définitions ci-dessus figure plusieurs fois l’idée que la petite phrase est extraite d’un discours. Pour les sciences du langage, le fait générateur de la petite phrase est son « détachement », concept dégagé par Dominique Maingueneau[iii]. Elle est, écrit Damien Deias, « un fragment de discours […] ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte ». Cependant, sont aussi désignés comme des petites phrases des exclamations isolées (« casse-toi pauv’ con »…), des passages de conversation (« je traverse la rue »…), des répliques lors de débats (« je vis avec un homme déconstruit et je suis très heureuse »…), etc. L'origine d’une petite phrase est vite oubliée et ne fait pas partie de son contenu implicite, sauf circonstances exceptionnelles (« vous n’avez pas le monopole du cœur », par exemple, est issu du premier débat télévisé français entre candidats à la présidence de la République et le « vous » suppose un interlocuteur).

Un contenu indissociable du locuteur et de l’auditeur

Le détachement n’est donc pas un aspect essentiel de la petite phrase. Il en va autrement de son attachement -- ou son rattachement -- à un auteur. Comme un apophtegme, une petite phrase, à de rares exceptions près peut-être, provient toujours d’un locuteur, réel ou supposé. Son sens implicite n’est compréhensible qu’en relation avec cet auteur (« un détail de la Seconde guerre mondiale », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux »…). Brève et simple, la petite phrase ne contient généralement pas d’autre argument qu’un argument d’autorité. Il est donc surprenant que l’auteur soit ignoré par certaines définitions de la petite phrase, en particulier celle de l’Académie française. Naturellement, l’auteur doit être « quelqu’un », un personnage bénéficiant déjà d’une image, d’une notoriété extensible à sa petite phrase. Celle-ci peut faire évoluer l’image de son auteur mais non, a priori, la créer de toutes pièces. Autrement dit, la petite phrase vient du personnage et non le personnage de la petite phrase.

Troisièmement, la petite phrase a un auditoire, ou plus généralement un public. Elle a, pour une personne ou un groupe de personnes, un sens particulier, qui perdure au-delà de la mémoire immédiate. Autrement dit, elle laisse une marque, une empreinte cognitive, d'intensité et de durée variables en fonction des sentiments ou des passions du public. Lequel n’est pas toujours celui auquel le locuteur pensait s’adresser (« des Gaulois réfractaires au changement » est issu d’un discours adressé à la reine du Danemark). Et le sens qu’il donne à la petite phrase n’est pas toujours conforme aux intentions de son auteur (« la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », petite phrase d’un Premier ministre de gauche, est resté une référence pour un électorat de droite). Le public est donc co-créateur de la petite phrase au même titre que le locuteur et doit faire partie de sa définition.

En revanche, les médias, cités par plusieurs dictionnaires, ne paraissent pas indispensables à celle-ci. Ils sont certes les agents principaux du détachement distingué par les linguistes, lequel est, écrit Damien Deias, « opéré par des acteurs médiatiques qui sélectionnent des énoncés dans les discours des acteurs politiques ». Mais, d’une part, il arrive que les petites phrases soient « élues » au suffrage direct par leur public (« je traverse la rue »…), via les réseaux sociaux. D’autre part, les médias sont au fond un public parmi d’autres. Ils interviennent dans la sélection des petites phrases en tant qu’agents de leur lectorat.

D’où cette proposition de définition tripartite en douze mots : la petite phrase est

une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public.

Elle n’existe que par réunion de ces trois conditions. Ce qu’il est possible de représenter commodément par un diagramme de Venn :

Ce graphique ne nécessite aucune explication supplémentaire. Mais il suggère de pousser plus loin l'analyse :

On reconnaît les trois catégories d’Aristote, réduites à leur état le plus simple. La petite phrase -- on y reviendra -- c'est la rhétorique à l'os. 

Michel Le Séac’h


[i] Alice Krieg-Planque, « Les « petites phrases » : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & langages, 2011/2 (N° 168), p. 23-41. DOI : 10.4074/S0336150011012038. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-2-page-23.htm

[ii] Damien Deias, Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌. Voir notamment p. 18-24 et p. 170-171.

[iii] Dominique Maingueneau, Les Phrases sans texte, Paris, Armand Colin, 2012. Voir chapitre 1.

12 mai 2023

Laurent Wauquiez sans petites phrases… au risque de l’oubli ?

Laurent Wauquiez n’aime plus les petites phrases. Il le dit dans l’entretien qu’il vient de donner à Nathalie Schuck et Valérie Toranian pour Le Point (11 mai 2023) -- et même deux fois plutôt qu’une. « J’ai été porte-parole du gouvernement et je me suis laissé intoxiquer un temps par cette facilité qui consiste à penser qu’en sortant une petite phrase, en faisant le buzz, on remplit » sa mission, raisonne-t-il. Puis : « Je me suis, par moments, laissé abîmer, entraîner vers le bas par une politique médiocre, par l’affrontement politicien et le jeu des petites phrases. »

Il ne se demande pas ce qu’il pourrait néanmoins leur devoir. Dès 2007, jeune porte-parole du gouvernement, il fait de leur surveillance un pivot de son rôle : « La difficulté c'est que comme on est là pour défendre la politique du Gouvernement, c'est d'être tellement vigilant sur la moindre petite phrase et la moindre petite expression, qu'on finit par ne plus rien dire » (déclaration du 26 juin 2007 au site gouvernemental vie-publique.fr). On remarque, en creux, cette position implicite : si à pourchasser les petites phrases on ne dit plus rien, c’est sans doute qu’elles disent quelque chose.

En 2012, Vanessa Schneider publie dans Le Monde un portrait intitulé : « Laurent Wauquiez : le sniper de l’UMP », ce qui est déjà assez éloquent. L’article commence ainsi : « Consacré ministre polyvalent sous l'ère Sarkozy, il manie avec brio la petite phrase assassine. » Si lui-même y voit aujourd’hui un « jeu », l’adjectif « assassine » dénote que l’affaire n’est pas si ludique à l’époque.

Les petites phrases de Laurent Wauquiez ne s’attaquent pas toutes au personnel politique, au moins à première vue. En mai 2011, par exemple, il déclare à Europe 1, pointant le RSA : « la différence entre le travail et l'assistanat est aujourd'hui un des vrais cancers de la société française parce que ça n'encourage pas les gens à reprendre un travail, parce que ça décourage ceux qui travaillent. » Les ténors de son parti le condamnent, l’opposition s’indigne. Pourtant, note Vanessa Schneider, « avec sa dénonciation du "cancer de l'assistanat", le ministre parvient tout de même à ses fins : il crève le plafond de verre médiatique et s'impose dans les baromètres de popularité. »

Et cette recherche d’exposition médiatique n’est peut-être pas le seul objectif. « Avec sa petite phrase, M. Wauquiez n’a pas agi en chien fou solitaire, il s’inscrit dans un mouvement », estiment Matthieu Goar et Alexandre Lemarié dans Le Monde. Ils citent Frédéric Lefebvre, alors secrétaire national de l’UMP : « Certains ont toujours estimé qu’il fallait taper sur Sarkozy pour qu’il vous remarque. Laurent Wauquiez pense, lui, qu’il faut être meilleur que Sarkozy sur son propre terrain pour être considéré. » Sous la prise de position politique, il y pourrait donc y avoir en réalité une sorte de petite phrase ad hominem rapprochant son auteur du pouvoir.

Dans l’attaque, la mécanique de la petite phrase wauquiezienne est en général indirecte : la « cible » finale n’est pas désignée nommément. Le message est d’autant plus puissant que le locuteur laisse à l’auditeur le soin de le comprendre. Cela crée un certain sentiment de connivence. Vanessa Schneider en livre un exemple frappant : « "Dans un pays qui a trois millions de chômeurs, est-ce que le problème est de parler de pains au chocolat ? ", fait-il mine de s'interroger » en 2012. Candidat à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé vient de raconter qu’un élève de sa circonscription « s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan ». En exploitant cette sortie (elle-même qualifiée de « petite phrase »), Laurent Wauquiez flingue sans le nommer l’un des ténors de son propre parti, concurrent du candidat qu’il soutient lui-même, François Fillon.

La théorie du boomerang

Ce dernier a pu en tirer une leçon : mutatis mutandis, son « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » de la primaire de la droite, en 2016, adopte la même technique. Laurent Wauquiez s’insurge (dans Le Réveil de la Haute-Loire). Car il a changé de rôle : président par intérim des Républicains, il lui appartient de maintenir l’ordre dans son parti. Mais il connaît la musique ! « Quand on est dans le royaume des petites phrases et coups en dessous de la ceinture ce n’est plus le débat d’idées », déclare-t-il de façon un peu tautologique. En dépit de son expérience personnelle, pas si contre-productive pourtant, il assure : « Tous ceux qui pratiquent les petites phrases seront sanctionnés car ces attaques passent très mal et leur reviendront comme un boomerang. »

On connaît la suite : en fait de boomerang, contre toute attente, François Fillon sort vainqueur de la compétition. Laurent Wauquiez redécouvre-t-il ainsi la puissance des petites phrases ? Quelques mois plus tard, une escarmouche l’oppose à Xavier Bertrand. « Ne laissons pas les médiocres aigreurs nous détourner du seul objectif qui compte : la reconstruction d'une droite fière de ses valeurs », rétorque-t-il sur Twitter. Une fois de plus, la cible visée n’est pas désignée nommément. Ce qui encourage la presse à compléter le message, donc à en parler : ce tweet allusif remporte un grand succès médiatique. Et Xavier Bertrand rentre dans le rang.

L’explicite réussit moins bien à Laurent Wauquiez. Début 2018, devant des étudiants de l’EM Lyon, il dit tout le mal qu’il pense de nombreux responsables politiques, désignés sans détour (Alain Juppé a « totalement cramé la caisse » à Bordeaux, etc.). Malgré sa demande, un étudiant enregistre et diffuse ses déclarations ravageuses. L’affaire fait scandale. Mais Christophe Malbranque, l’un des principaux communicants du parti présidentiel LREM, alerte son entourage : « Il est tout à fait possible que, bien malgré lui, Wauquiez nous tende un piège », conjecture-t-il dans un message cité par Agathe Ranc, de L’Obs. Lui répondre serait se placer à son niveau, « celui de la petite phrase, de la politique à l’ancienne, au risque de reproduire un schéma que l'opinion déteste et qui a été sanctionné dans les urnes » (encore la théorie du boomerang !).

Comment se faire oublier

En réalité, les scandales « ont permis à M. Wauquiez de devenir le nouveau héros des militants », pensent Matthieu Goar et Alexandre Lemarié. Ses petites phrases illustrent un tempérament de chef. « Laurent Wauquiez n’a jamais manifesté […] un sens de la fidélité et de la mesure. Il est plutôt dans l’énergie et la volonté personnelle », estime Gérard Longuet, cité en 2018 par Public Sénat. Mais tant que la partie n’est pas pliée, tant que le parti ne lui est pas acquis, elles offrent aussi un angle d’attaque aux autres aspirants leaders (voire à l’ex-leader Sakozy).

La presse aussi, première consommatrice de petites phrases, cherche parfois à se dédouaner par la distanciation, à l’instar du Progrès, qui répertorie en 2018 les « Phrases assassines, polémiques et gros clashs de la mandature Wauquiez ». Mais Émilie Chaumet y convient que « la "petite phrase" est rarement anodine […] Certains diront qu'elles "sont le niveau zéro du débat politique" pourtant les "meilleures" ne passent jamais inaperçues. » Peu après, le leader républicain met de l’eau dans son vin, assure Antoine Comte dans La Tribune de Lyon : « Fini les déclarations à l’emporte-pièce et la course au buzz médiatique, Laurent Wauquiez a décidé désormais de prendre son temps et de réfléchir mûrement avant de s’exprimer publiquement. »

Et il tient parole en respectant pendant près de deux ans un silence, qu’il vient de rompre, ce 11 mai, par un long entretien avec les journalistes du Point. Un entretien très conceptuel, même si l’on sent que la fibre de la petite phrase pourrait être réactivée (« Emmanuel Macron n’a jamais été Jupiter. À force de vouloir décider de tout, il ne décide plus de rien »… « Les Français […] ont vu les limites d’un président de la République auquel il aura sans doute manqué d’avoir appris en gravissant les échelons petit à petit », « il a réussi des choses, mais il n’a pas enrayé la décadence »…)

Laurent Wauquiez, dirait-on, ne veut faire de peine à aucun électorat. Mais si les médias s’intéressent encore à sa personne – l’entretien du Point a été largement relayé par les confrères – il n’est pas dit que les électeurs y restent aussi sensibles. Il est probable qu’en politique, dans une cure de silence, ce sont des voix qu’on perd. Les requêtes enregistrées par Google Tendance des recherches ne révèlent pas de fortes attentes des internautes à son égard ces dernières années (graphique ci-dessous). Un sursaut apparaît le 9 mai, quand Le Point communique sur son entretien, et le 11 mai, lors de la parution de l’hebdomadaire, mais les requêtes viennent de sa région, Auvergne-Rhône-Alpes, presque six fois plus que d’Île-de-France, et le mouvement retombe dès le 12. Laurent Wauquiez a voulu se faire oublier et pourrait avoir réussi au-delà de ses espérances.

Michel Le Séac’h

Photo : Laurent Wauquiez en 2010 par Alesclar, via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0

08 mai 2023

Le Monde, familier des petites phrases dès les années 1960

La locution « petite phrase » est couramment présente dans la presse depuis plus d'un demi-siècle. Les archives du quotidien Ouest-France, on l’a vu, en révèlent un usage non exceptionnel dès les années 1960. Il en va de même de celles du journal Le Monde. Il est spécialement intéressant de constater que ses grandes plumes, régulières ou invitées, l’emploient sans barguigner. Or ce journal est à l’époque le « quotidien de référence » lu par toute la classe dirigeante, ou presque. On peut donc dire que la « petite phrase », même si elle reste parfois entourée de guillemets, est présente dès cette époque dans le vocabulaire de la politique.

En voici quelques exemples :

  • André Mandouze :

« Les deux phrases du plénipotentiaire français se suivaient sans interruption et s'adressaient à des journalistes. Celle du plénipotentiaire algérien répondait en d'autres circonstances à d'autres journalistes. Entre réciprocité de contextes et enchaînement de répliques il est une différence notable, très exactement la distance représentée par une toute petite phrase. Krim ne s'est pas contenté de dire que, une fois l'Algérie souveraine, le reste "irait de soi ". Il a cru bon de préciser aussitôt : "Mais seulement à ce moment-là." » – 3 juin 1961

  • Raymond Barrillon :

« Partout, la fameuse "peur du vide" l'emportait, mais d'autres sentiments jouaient aussi : l'angoisse paralysante d'un conflit qui dure, la crainte d'un antiparlementarisme toujours vivace affermi par trois années de dialogue direct entre le pouvoir et le "pays réel". Et puis, que pouvait bien signifier la petite phrase présidentielle de la veille sur l'article 16 qui pourrait être appliqué derechef "dans toute son étendue possible" ? » – 5 octobre 1961

  • Michel Tatu :

« À tort ou à raison, c'est cette petite phrase de M. Khrouchtchev, tirée d'un discours fleuve qui occupe vendredi plus de cinq pages entières de la Pravda, qui a fait le plus de bruit dans les milieux étrangers de Moscou. » – 27 avril 1963

  • Alain Clément :

« Une petite phrase du discours prononcé à Francfort par le président Kennedy, et passée presque inaperçue en Europe, sauf au siège de la C.E.E. ("les grandes nations du monde libre doivent reprendre le contrôle des problèmes monétaires, si nous ne voulons pas qu'ils nous débordent"), fait l'objet de spéculations incessantes dans les cercles intéressés de Washington. » – 10 juillet 1963

  • Yves Florenne :

Quoi qu'il en soit, l'essai de M. Jurquin est d'une lecture fructueuse. Une toute petite phrase me donne seulement un peu à rêver, mais c'est la faute de ce vieux songeur de La Fontaine, si ingénument fermé à la dialectique. "Le temps de l'immoralité s'achève", dit M. Jurquin. Et voici la moralité de la fable : " »La raison la meilleure est défendue par les plus forts". » – 3 octobre 1963

  • Claude Julien :

« Aucune allusion n'a été faite à l'absence de toute délégation soviétique, pour la première fois en pareille circonstance. Une seule petite phrase a formulé le vœu que "les peuples des pays socialistes s'unissent", La présence de nombreux délégués venus des cinq continents aurait pourtant fourni une excellente occasion de faire rebondir la polémique avec Moscou. » – 4 mai 1964

  • Alfred Fabre-Luce :

« Il y a peu de semaines, on rêvait : M. Giscard d'Estaing, de candidatures multiples au sein de la majorité ; M. Lecanuet, d'un général de Gaulle prêt à s'incliner en tous cas devant le résultat des élections législatives. Le 28 octobre, deux petites phrases du chef de l'Etat nous ont rappelés à l'ordre. Ces deux phrases étaient pourtant assez sibyllines, mais des commentateurs les ont aussitôt traduites en termes fort clairs : candidature unique et recours éventuel à l'article 16. » – 8 décembre 1966

  • André Fontaine :

« "Mauvaises nouvelles de Russie. Les maximalistes triomphent." C'est en ces termes que Poincarré consigna dans son journal, le 8 novembre 1917, la victoire des bolcheviks à Pétrograd. Deux petites phrases de rien du tout, au milieu de longues considérations sur bien d'autres affaires. C'est peu pour un événement qui domine le siècle. On pense au fameux "rien" de Louis XVI, le 14 juillet 1789. » – 7 juin 1967

  • François-Henri de Virieu :

« Ceux qui pensent que M. Edgar Faure n'est pas allé plus loin à Grenoble qu'il n'avait été à Toulouse ont-ils raison ? Il ne semble pas. (…) mais les exégètes ne manqueront pas de déceler dans l'allocution de mardi suffisamment de "petites phrases" pour nourrir leurs commentaires. » – 9 mai 1968

  • Alain Jacob :

« L'organe du comité central rappelle d'ailleurs les critiques dont Novy Mir a déjà été l'objet dans le passé "pour avoir publié une série d'œuvres contenant des erreurs idéologiques et noircissant notre réalité". […] Si ce genre de dénonciations n'a rien d'inédit dans la presse soviétique, une petite phrase dans l'article de la Pravda sonne néanmoins comme une inquiétante menace : "L'opinion publique, y lit-on, a le droit d'attendre que la rédaction, de Novy Mir, tire enfin les conclusions qui s'imposent après cette critique." » – 8 mars 1969 

  • Roland Delcour :

« "Finalement, je peux vous dire, conclut M. Giscard d'Estaing, qu'il n'y aura pas de petite phrase de plus succédant à la petite phrase de M. Pompidou à Rome. Il était naturel que M. Pompidou pense ce qu'il a pensé et il était seul juge de l'opportunité de le dire." » – 8 février 1969

  • Pierre Viansson-Ponté :

« M. Chaban-Delmas y trouve à peu de frais l'avantage de rassurer l'aile droite de la majorité et le parti de l'ordre, d'affirmer sa détermination, d'engager une polémique qui n'est pas sans rappeler celle des "petites phrases" du début de 1967, quand M. Pompidou avait fait grand cas d'une formule de la déclaration commune du P.C. et de la Fédération sur ce qui pouvait paraître comme la définition de la dictature du prolétariat. » – 20 septembre 1969

  • Pierre Drouin :

« Avec "l'affaire Renault" va s'ouvrir un nouveau chapitre de cette histoire déjà longue et tumultueuse de la "participation". Depuis la petite phrase de la conférence de presse de M. Georges Pompidou, faute d'information précise sur le contenu de cette forme d'actionnariat ouvrier ainsi relancée, on a prêté des intentions variées au président de la République. – 7 octobre 1969

  • Jacques Nobécourt :

« Le maréchal Tito a tenu samedi une conférence de presse destinée aux journalistes qui accompagnent M. Saragat. Il a résumé les sujets des entretiens et s'est félicité avec quelques nuances du climat de cordialité qui préside désormais aux relations entre les deux pays. Mais il a eu "une petite phrase" qui risque de provoquer quelques questions. » – 7 octobre 1969

  • Paul-Jean Franceschini :

« Au terme de sa déclaration, M. Brandt a placé une petite phrase singulière et qui, elle aussi, exigerait d'être explicitée : "Le gouvernement renonce délibérément aujourd'hui à s'engager au-delà du cadre fixé par cette déclaration ou à proposer des formules susceptibles de compliquer les négociations qu'il désire." » – 31 octobre 1969

  • Claude Durieux :

« Toujours au sujet des conflits sociaux, la deuxième chaîne, qui signalait la cessation de quelques grèves et divers accords d'entreprise, citait en images la "petite phrase" prononcée dimanche, à Strasbourg, par M. Chaban-Delmas ("Il n'y a pas de liberté sans autorité..."), tandis que la première chaîne donnait, avec des reportages, un panorama beaucoup plus vaste que la seconde sur les manifestations d'agriculteurs. » – 26 novembre 1969

  • Pierre-Marie Doutrelant :

« M. de Caffarelli, le président de la F.N.S.E.A., a eu une petite phrase curieuse jeudi en résumant les travaux du congrès : "La motion finale, a-t-il dit, c'est la sœur jumelle de la motion votée le 1er octobre au conseil national." » – 20 décembre 1969

 M.L.S.

Illustration : ancien siège du journal Le Monde, 5 rue des Italiens, Paris, photo Tiraden, licence CC BY-SA 4.0

01 mai 2023

Citations historiques et petites phrases : quels recoupements ?

Dans sa thèse sur les petites phrases, Damien Déias conteste qu’une citation historique puisse être considérée comme une petite phrase. Plus exactement, il voit là un « glissement sémantique » (p. 41) qu’il constate chez d’autres mais auquel, dans une démarche de rigueur académique, il se refuse : « il serait malaisé de statuer sur une utilisation abusive de la formulation [petite phrase] pour qualifier des citations historiques célèbres. Les mots n’étant la propriété de personne, cet exemple est une preuve supplémentaire du succès de la formulation qui voit désormais son emploi s’élargir » (p. 32).

Selon lui, dans mon propre ouvrage sur La Petite phrase, « la dénomination [petite phrase] est étendue à toute citation célèbre » (p. 42). Il n’en est rien. Prononcées par ou attribuées à des personnages connus, les cinquante citations analysées ont été choisies parce qu'elles disent en peu de mots quelque chose du pouvoir politique. C’est cela qui en fait des petites phrases ; elles ne sont devenues citations que par la suite. Prononcées aujourd’hui, « Rendez à César ce qui est à César », « Souviens-toi du vase de Soissons » ou « l’État c’est moi » pourraient sans aucun doute être qualifiées de petites phrases. Est-il illégitime de les considérer comme telles rétrospectivement ?

Pour Damien Déias, le fait de recontextualiser ces citations confirmerait un glissement sémantique : « L’idée d’une perte du sens originel, en contexte, de la PPh, que cette perte ait pour origine le temps qui passe ou bien des intentions manipulatrices est fermement associée à la dénomination "PPh" ». Pourtant, quand on relate l’histoire d’une petite phrase, ancienne ou récente, exposer son contexte est la moindre des choses. Cela permet d’ailleurs de constater – ou pas – une « perte du sens originel ». Et le plus important n’est pas ce « sens originel » mais le message politique actuel qu’elle délivre encore malgré le temps qui passe.

Petite phrase biblique

La première publication académique expressément consacrée aux petites phrases est un article de Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) »(1). Ce texte de 1994 est tout entier consacré à montrer que les discours du 18e siècle abondent en formes brèves analogues à ce qu’on appelle maintenant petites phrases. Et que ce n’est pas un hasard : « Quand les orateurs recourent aux longs discours suivis, ils les dotent de nombreux dispositifs suggérant, préparant, appelant l’extrait » (qu’on appellerait sans doute « détachement » de nos jours).

Patrick Brasart remonte même dans le temps bien au-delà de la période révolutionnaire : la démarche des « fort petites paroles » était, dit-il, citant Boileau, « familière à l’univers littéraire classique ». Il va jusqu’à y rattacher le Fiat lux biblique ! Damien Déias n'y voit cependant (serait-ce par solidarité entre universitaires ?) qu'une « extension de l'emploi de la dénomination "PPh" » et non un glissement sémantique.

Les petites phrases sont des propos de personnages politiques qui frappent l’opinion. La marque laissée par ce coup est plus ou moins durable. La plupart s’effacent des mémoires en quelques jours. Il en est qui survivent à leur auteur. Quelques-unes, même, laissent une telle empreinte qu’elles deviennent des citations inscrites dans la culture générale. Il convient alors de se demander, comme je l’ai écrit, « pourquoi ces petites phrases-là demeurent, pourquoi, contrairement à d’innombrables autres, elles ont échappé aux poubelles de l’histoire » (2).

Dans sa thèse de doctorat, Damien Déias considère expressément comme une petite phrase le « Je vous ai compris » du général de Gaulle (p. 70). Il date de 1958. Cette date antérieure au « figement » de l’expression, qui n’apparaît que dans les années 1970 (p. 46) n’empêche pas de considérer l’exclamation comme une petite phrase. Qu’elle soit devenue une citation ne l’empêche pas de demeurer une petite phrase. Il y a du flou dans le vocabulaire ? Sûrement, mais s’il peut troubler l’étude d’un objet linguistique, il n’a rien d’étonnant dans l’étude d’un phénomène social et cognitif.

 A propos du général de Gaulle, et en dépit du temps qui passe,
l'INA associe clairement petites phrases et leadership

Addendum du 8 mai 2023 ‑ Un exemple d’application de la locution « petite phrase » à une citation historique : Dans Le Monde du 18 avril 1969, le célèbre chroniqueur judiciaire Jean-Marc Théolleyre qualifiait de « petite phrase » cette déclaration de Chateaubriand à la duchesse de Barry : « Madame, votre fils est mon roi. »

M.L.S.

(1) Mots – Les langages du politique, 1994, n° 40, p. 106-112.
(2) La petite phrase – D’où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? Paris, Eyrolles, 2015, p. 16.

29 avril 2023

La première thèse de doctorat sur les petites phrases soutenue par Damien Déias

On attendait les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication voire les sciences cognitives… la première thèse de doctorat spécifiquement consacrée aux petites phrases relève des sciences du langage. Soutenue par Damien Deias le 7 décembre 2022 à l’université de Lorraine, elle est désormais accessible en ligne. Elle est intitulée Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Les sciences politiques et la communication ne sont donc pas bien loin…

Le contraire eût été étonnant. Les travaux académiques antérieurs évoquant les petites phrases s’intéressent en général au cadre de la communication politique. C’est le cas notamment de la thèse de doctorat soutenue par Laura Goldberger-Bagalino en 2017 sous le titre Le Web politique : l'espace médiatique des candidats de la présidentielle 2012.

Damien Déias, qui abrège la locution « petite phrase » sous la forme « PPh », a organisé son sujet en trois parties : « Caractériser et définir les PPh », « Détachement, circulation et reprises des PPh » et « Fonctionnement argumentatif des PPh ».

Pas de définition consensuelle

Définir les petites phrases était une gageure. Cependant, puisque la dénomination est « connue, repérable, unificatrice », elle « crée une catégorie sémantique (…) et offre un angle d’attaque pertinent pour le linguiste, au carrefour de l’énonciation, de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique ». On comprend aisément qu’un carrefour aussi fréquenté n’est pas facile à traverser.

Il n’existe pas de définition couramment admise de l’expression « petite phrase ». Pas de traduction consensuelle en d’autres langues, non plus. Le concept n’est pas propre au français, pourtant : « des objets similaires aux petites phrases existent en anglais, italien, espagnol ou allemand, mais nous sommes bien en peine pour trouver un équivalent à l’étiquette francophone ».

Damien Déias envisage même que la PPh constitue à elle seule un « genre de discours » ‑ un thème cher à son directeur de thèse, Mustapha Krazem. Au terme d’un examen de la pratique médiatique du détachement des PPh, encouragée côté politique, il conclut néanmoins qu’elles ne sont au fond qu’une « forme de routine […], pas suffisante pour parler de genre discursif. »

Avant tout, une pratique citationnelle

La dénomination « petite phrase » est d’usage relativement restreint, d’ailleurs. Si le grand public sait ce qu’est un proverbe ou un slogan, la PPh n’est pas une catégorie nommée spontanément. Il serait pourtant erroné de n’y voir qu’une projection médiatique sans contenu discursif et linguistique solide. Plutôt qu’à un genre discursif, elle renvoie à une « pratique citationnelle » : « est une PPh un énoncé détaché par un tiers médiatique et qui a été nommé "petite phrase" par celui-ci ». Cette définition presque tautologique permet au moins d’avancer. Elle rejoint d’ailleurs celle donnée par Alice Krieg-Planque : « un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation. » De fait, si les journalistes qui citent une PPh désignent toujours son auteur, ils rappellent souvent le discours dont elle est extraite et la situation d’énonciation.

Damien Déias ne s’en tient pas à cette définition utilitaire : au terme de sa première partie, il dégage une définition « de linguiste » plus complexe. Elle comprend huit points : 1) La dénomination « PPh » désigne un fragment de discours ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte. 2) La dénomination « PPh » provient du monde des professionnels de la communication et des médias. 3) La dénomination « PPh » est de valeur péjorative. 4) Le détachement des PPh est opéré par des acteurs médiatiques. 5) L’intégration des PPh au discours journalistique peut impliquer des adaptations et modifications des énoncés détachés. 6) Les PPh en circulation sont des phrases courtes. 7) La PPh marque une prise de position vigoureuse et/ou un engagement énonciatif fort. 8) Les PPh sont engagées dans un processus de circulation intense.

Très logiquement compte tenu de cette définition, la deuxième partie de la thèse a pour thème « Détachement, circulation et reprises des PPh ». Pratique citationnelle, celles-ci ne se réduisent pourtant pas à un discours rapporté. Elles circulent de discours en discours et dans des mémoires collectives, et elles sont souvent polémiques. Leur détachement découle d’une « surassertion », notion introduite par Dominique Maingueneau, les énoncés surassertés étant « préparés par le locuteur et signalés comme étant détachables ».

Cette détachabilité n’est cependant pas une règle absolue, car – et Damien Déias cite ici le professeur Maingueneau ‑ « rien n’empêche un journaliste, par une manipulation appropriée, de convertir souverainement en "petite phrase" une séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des "petites phrases" à partir de plusieurs phrases. »

Ce que devient la petite phrase

Il n’y a pas de surassertion non plus dans le cas des PPh « manifestement involontaires, qui échappent à l’acteur politique ». Trois cas de figures principaux se distinguent : le lapsus, l’erreur de communication (un énoncé malheureux est détaché et devient une PPh) et la PPh volée (des propos authentiques qui n’étaient pas destinés à devenir publics). Ils seraient toutefois « marginaux dans l’ensemble de la production des PPh ».

La surassertion est avant tout verbale, puisque « les PPh sont d’abord des phénomènes oraux », mais elle peut être soutenue par une gestuelle. Elle l’est aussi par l’évolution des médias : les chaînes d’information en continu ont suscité « des dispositifs médiatiques que nous qualifions de "fabrique des PPh" », car elles « poussent les acteurs politiques à produire des énoncés remarquables susceptibles d’être détachés ». Il en va de même dans les entretiens de presse écrite, où « la production d’énoncés surassertés devenant des PPh est […] une modalité négociée et préparée ».

Il ne suffit pas que la PPh soit prononcée : elle doit être détachée et rapportée, « elle devient en soi une actualité ». Damien Deias étudie donc le travail effectué sur les PPh par les journalistes. Il note qu’elles « sont souvent accompagnées de verbes introducteurs spécifiques » comme « tempête », « lancé » ou « lâché » qui orientent leur réception par le lecteur.

Une fois détachée, la PPh peut être citée, voire modifiée (« défigée »), sans même qu’il soit nécessaire de préciser son auteur ou son contexte. Damien Déias distingue ainsi un « continuum des reprises : 1) énoncé dans le discours source, 2) énoncé entouré/accompagné du cotexte, 3) PPh, 4) Expression issue de la PPh. Malgré « plusieurs points communs », il distingue cependant la PPh de la « formule » telle que définie par Annie Krieg-Planque. Il constate aussi des reprises sous forme de « snowclones » mais évite prudemment de s’aventurer sur le terrain de la « mémétique ».

La vie des PPh peut devenir aventureuse : Damien Déias souligne la fréquence et la diversité des utilisations parodiques.

La petite phrase côté auditoire

Si le personnage principal est le locuteur dans la première partie de la thèse et le journaliste dans la seconde, la troisième s’intéresse à l’auditeur. Beaucoup plus brève, elle « vise à décrire le fonctionnement argumentatif des PPh, les considérant comme un outil stratégique pour les acteurs politiques et médiatiques ». L’analyse du discours y flirte avec la science politique.

La question est moins simple qu’il n’y paraît. L’auditoire ramène la PPh à « un seul énonciateur, quand bien même il s’agit d’une co-construction avec les médias, et quand bien même certaines PPh peuvent être le fruit d’une préparation collective. Elle est, en tous les cas, assumée ou attribuée à un seul sujet ("la petite phrase de…") ». Or, souligne Damien Déias en se référant à Chaïm Perelman, « étudier l’argumentation, c’est avant tout étudier le rapport de l’orateur à l’auditoire ».

Quant à l’auditoire, « pour qu’un acteur politique puisse espérer que sa PPh soit non seulement détachée, mais aussi qu’elle puisse susciter l’adhésion d’une partie des lecteurs qui croiseront son chemin dans les médias, il doit veiller à ce que ces derniers puissent être en accord avec une doxa qu’elle véhicule ».

Quant à l’orateur, Damien Déias souligne à juste titre que « le phénomène des PPh met en avant, dans la triade rhétorique aristotélicienne, l’ethos » : si les premières contribuent à construire le second, le second influence la réception des premières par le public. Cette relation à double sens est spécialement visible dans le cadre des débats politiques ; la thèse s’étend en particulier sur les débats télévisés de second tour lors des élections présidentielles.

Ces débats illustrent la relation entre les PPh et la polémique. L’expression « petite phrase » elle même « est une dénomination dépréciée, souvent envisagée péjorativement ». D’où ce paradoxe : alors que les acteurs politiques en usent largement, « la dénomination "PPh" est perçue négativement, y compris par les acteurs médiatiques. Elle est utilisée pour dénigrer le discours de l’adversaire et l’adversaire lui-même. Celui qui fait des PPh, c’est toujours l’autre. »

Ce caractère polémique conduit Damien Déias à développer en conclusion un concept qui lui est propre, celui de « confusion des scènes », déjà présenté dans un article recensé (et contesté) ici même : « la parole politique se met alors en scène comme une parole du quotidien, parfois injurieuse ou violente, parfois parodique ».

Reste-t-il des pierres à retourner ?

En s’attaquant au sujet encore très peu exploré des petites phrases, Damien Déias a fait œuvre de pionnier. La richesse de sa thèse et la grande diversité des thèmes évoqués montrent que, malgré leur dénomination, les « petites phrases » ne sont pas un sujet mineur. Qu’il ait fallu attendre 2023 pour que le monde académique en prenne conscience, s’agissant d’une expression utilisée depuis au moins un demi-siècle, demeure un mystère.

Damien Déias s’est efforcé de ne laisser aucune pierre qui n’ait été retournée. A-t-il néanmoins laissé un peu d’espace pour ses successeurs ? Oui bien sûr, que leur travail relève des sciences du langage ou d’autres sciences.

Par exemple, s’il évoque la relation entre ethos et PPh, il ne se penche à aucun moment sur le troisième élément de la triade aristotélicienne, le pathos. Sauf erreur, le mot est même totalement absent de sa thèse. Y a-t-il une relation entre PPh et pathos ? Par exemple, évoquerait-on comme des PPh « je traverse la rue » ou « le pognon dingue » sans un pathos français ? L’ethos même, en l’occurrence, ne procède-t-il pas du pathos ?

Si Damien Déas s’interroge légitimement sur les équivalents de l’expression PPh dans d’autres langues, il n’étend pas sa recherche aux équivalents du passé (pique, trait, flèche…). Ce n’est pas un oubli. « Peut-on parler de PPh avant la création de la dénomination ? » demande-t-il expressément. Non, répond-il implicitement : il s’agit de « prendre appui sur la dénomination "petite phrase" pour créer un concept linguistique ». Ce qui le conduit d’ailleurs à refuser l’appellation « petite phrase » aux citations historiques(1). Un point de vue différent pourrait assurément être soutenu.

Alors que les « verbes introducteurs » utilisés par les journalistes sont bien étudiés, les adjectifs, en revanche, le sont peu, hormis bien sûr « petit », étudié dans la première partie à propos de la formulation PPh elle-même. L’adjectif « polémique » est, lui, analysé dans la troisième partie. Pourtant lourd de sens et souvent accolé à l’expression « petite phrase », l’adjectif « assassine » n’est cité que deux fois, dont une en italien, à propos de PPh spécifiques. Philosophique, malheureuse, nostalgique et autres adjectifs souvent accolés aux PPh pourraient devenir un jour un sujet d’étude.

Enfin, si Damien Déias note au passage la présence de métaphores, voire de métaphores filées, dans certaines PPh, il ne cherche pas à analyser spécifiquement leur rôle dans la genèse de celles-ci. De nombreux travaux ont déjà étudié la place des métaphores dans les proverbes ; le tour des PPh viendra certainement.

Michel Le Séac’h

Damien Deias. Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌

(1) Je compte revenir sur ce sujet prochainement.

Illustration : The Orator, par Steve Tannock, via Flickr sous licence CC BY-NC-SA/2.0