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29 avril 2023

La première thèse de doctorat sur les petites phrases soutenue par Damien Déias

On attendait les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication voire les sciences cognitives… la première thèse de doctorat spécifiquement consacrée aux petites phrases relève des sciences du langage. Soutenue par Damien Deias le 7 décembre 2022 à l’université de Lorraine, elle est désormais accessible en ligne. Elle est intitulée Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Les sciences politiques et la communication ne sont donc pas bien loin…

Le contraire eût été étonnant. Les travaux académiques antérieurs évoquant les petites phrases s’intéressent en général au cadre de la communication politique. C’est le cas notamment de la thèse de doctorat soutenue par Laura Goldberger-Bagalino en 2017 sous le titre Le Web politique : l'espace médiatique des candidats de la présidentielle 2012.

Damien Déias, qui abrège la locution « petite phrase » sous la forme « PPh », a organisé son sujet en trois parties : « Caractériser et définir les PPh », « Détachement, circulation et reprises des PPh » et « Fonctionnement argumentatif des PPh ».

Pas de définition consensuelle

Définir les petites phrases était une gageure. Cependant, puisque la dénomination est « connue, repérable, unificatrice », elle « crée une catégorie sémantique (…) et offre un angle d’attaque pertinent pour le linguiste, au carrefour de l’énonciation, de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique ». On comprend aisément qu’un carrefour aussi fréquenté n’est pas facile à traverser.

Il n’existe pas de définition couramment admise de l’expression « petite phrase ». Pas de traduction consensuelle en d’autres langues, non plus. Le concept n’est pas propre au français, pourtant : « des objets similaires aux petites phrases existent en anglais, italien, espagnol ou allemand, mais nous sommes bien en peine pour trouver un équivalent à l’étiquette francophone ».

Damien Déias envisage même que la PPh constitue à elle seule un « genre de discours » ‑ un thème cher à son directeur de thèse, Mustapha Krazem. Au terme d’un examen de la pratique médiatique du détachement des PPh, encouragée côté politique, il conclut néanmoins qu’elles ne sont au fond qu’une « forme de routine […], pas suffisante pour parler de genre discursif. »

Avant tout, une pratique citationnelle

La dénomination « petite phrase » est d’usage relativement restreint, d’ailleurs. Si le grand public sait ce qu’est un proverbe ou un slogan, la PPh n’est pas une catégorie nommée spontanément. Il serait pourtant erroné de n’y voir qu’une projection médiatique sans contenu discursif et linguistique solide. Plutôt qu’à un genre discursif, elle renvoie à une « pratique citationnelle » : « est une PPh un énoncé détaché par un tiers médiatique et qui a été nommé "petite phrase" par celui-ci ». Cette définition presque tautologique permet au moins d’avancer. Elle rejoint d’ailleurs celle donnée par Alice Krieg-Planque : « un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation. » De fait, si les journalistes qui citent une PPh désignent toujours son auteur, ils rappellent souvent le discours dont elle est extraite et la situation d’énonciation.

Damien Déias ne s’en tient pas à cette définition utilitaire : au terme de sa première partie, il dégage une définition « de linguiste » plus complexe. Elle comprend huit points : 1) La dénomination « PPh » désigne un fragment de discours ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte. 2) La dénomination « PPh » provient du monde des professionnels de la communication et des médias. 3) La dénomination « PPh » est de valeur péjorative. 4) Le détachement des PPh est opéré par des acteurs médiatiques. 5) L’intégration des PPh au discours journalistique peut impliquer des adaptations et modifications des énoncés détachés. 6) Les PPh en circulation sont des phrases courtes. 7) La PPh marque une prise de position vigoureuse et/ou un engagement énonciatif fort. 8) Les PPh sont engagées dans un processus de circulation intense.

Très logiquement compte tenu de cette définition, la deuxième partie de la thèse a pour thème « Détachement, circulation et reprises des PPh ». Pratique citationnelle, celles-ci ne se réduisent pourtant pas à un discours rapporté. Elles circulent de discours en discours et dans des mémoires collectives, et elles sont souvent polémiques. Leur détachement découle d’une « surassertion », notion introduite par Dominique Maingueneau, les énoncés surassertés étant « préparés par le locuteur et signalés comme étant détachables ».

Cette détachabilité n’est cependant pas une règle absolue, car – et Damien Déias cite ici le professeur Maingueneau ‑ « rien n’empêche un journaliste, par une manipulation appropriée, de convertir souverainement en "petite phrase" une séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des "petites phrases" à partir de plusieurs phrases. »

Ce que devient la petite phrase

Il n’y a pas de surassertion non plus dans le cas des PPh « manifestement involontaires, qui échappent à l’acteur politique ». Trois cas de figures principaux se distinguent : le lapsus, l’erreur de communication (un énoncé malheureux est détaché et devient une PPh) et la PPh volée (des propos authentiques qui n’étaient pas destinés à devenir publics). Ils seraient toutefois « marginaux dans l’ensemble de la production des PPh ».

La surassertion est avant tout verbale, puisque « les PPh sont d’abord des phénomènes oraux », mais elle peut être soutenue par une gestuelle. Elle l’est aussi par l’évolution des médias : les chaînes d’information en continu ont suscité « des dispositifs médiatiques que nous qualifions de "fabrique des PPh" », car elles « poussent les acteurs politiques à produire des énoncés remarquables susceptibles d’être détachés ». Il en va de même dans les entretiens de presse écrite, où « la production d’énoncés surassertés devenant des PPh est […] une modalité négociée et préparée ».

Il ne suffit pas que la PPh soit prononcée : elle doit être détachée et rapportée, « elle devient en soi une actualité ». Damien Deias étudie donc le travail effectué sur les PPh par les journalistes. Il note qu’elles « sont souvent accompagnées de verbes introducteurs spécifiques » comme « tempête », « lancé » ou « lâché » qui orientent leur réception par le lecteur.

Une fois détachée, la PPh peut être citée, voire modifiée (« défigée »), sans même qu’il soit nécessaire de préciser son auteur ou son contexte. Damien Déias distingue ainsi un « continuum des reprises : 1) énoncé dans le discours source, 2) énoncé entouré/accompagné du cotexte, 3) PPh, 4) Expression issue de la PPh. Malgré « plusieurs points communs », il distingue cependant la PPh de la « formule » telle que définie par Annie Krieg-Planque. Il constate aussi des reprises sous forme de « snowclones » mais évite prudemment de s’aventurer sur le terrain de la « mémétique ».

La vie des PPh peut devenir aventureuse : Damien Déias souligne la fréquence et la diversité des utilisations parodiques.

La petite phrase côté auditoire

Si le personnage principal est le locuteur dans la première partie de la thèse et le journaliste dans la seconde, la troisième s’intéresse à l’auditeur. Beaucoup plus brève, elle « vise à décrire le fonctionnement argumentatif des PPh, les considérant comme un outil stratégique pour les acteurs politiques et médiatiques ». L’analyse du discours y flirte avec la science politique.

La question est moins simple qu’il n’y paraît. L’auditoire ramène la PPh à « un seul énonciateur, quand bien même il s’agit d’une co-construction avec les médias, et quand bien même certaines PPh peuvent être le fruit d’une préparation collective. Elle est, en tous les cas, assumée ou attribuée à un seul sujet ("la petite phrase de…") ». Or, souligne Damien Déias en se référant à Chaïm Perelman, « étudier l’argumentation, c’est avant tout étudier le rapport de l’orateur à l’auditoire ».

Quant à l’auditoire, « pour qu’un acteur politique puisse espérer que sa PPh soit non seulement détachée, mais aussi qu’elle puisse susciter l’adhésion d’une partie des lecteurs qui croiseront son chemin dans les médias, il doit veiller à ce que ces derniers puissent être en accord avec une doxa qu’elle véhicule ».

Quant à l’orateur, Damien Déias souligne à juste titre que « le phénomène des PPh met en avant, dans la triade rhétorique aristotélicienne, l’ethos » : si les premières contribuent à construire le second, le second influence la réception des premières par le public. Cette relation à double sens est spécialement visible dans le cadre des débats politiques ; la thèse s’étend en particulier sur les débats télévisés de second tour lors des élections présidentielles.

Ces débats illustrent la relation entre les PPh et la polémique. L’expression « petite phrase » elle même « est une dénomination dépréciée, souvent envisagée péjorativement ». D’où ce paradoxe : alors que les acteurs politiques en usent largement, « la dénomination "PPh" est perçue négativement, y compris par les acteurs médiatiques. Elle est utilisée pour dénigrer le discours de l’adversaire et l’adversaire lui-même. Celui qui fait des PPh, c’est toujours l’autre. »

Ce caractère polémique conduit Damien Déias à développer en conclusion un concept qui lui est propre, celui de « confusion des scènes », déjà présenté dans un article recensé (et contesté) ici même : « la parole politique se met alors en scène comme une parole du quotidien, parfois injurieuse ou violente, parfois parodique ».

Reste-t-il des pierres à retourner ?

En s’attaquant au sujet encore très peu exploré des petites phrases, Damien Déias a fait œuvre de pionnier. La richesse de sa thèse et la grande diversité des thèmes évoqués montrent que, malgré leur dénomination, les « petites phrases » ne sont pas un sujet mineur. Qu’il ait fallu attendre 2023 pour que le monde académique en prenne conscience, s’agissant d’une expression utilisée depuis au moins un demi-siècle, demeure un mystère.

Damien Déias s’est efforcé de ne laisser aucune pierre qui n’ait été retournée. A-t-il néanmoins laissé un peu d’espace pour ses successeurs ? Oui bien sûr, que leur travail relève des sciences du langage ou d’autres sciences.

Par exemple, s’il évoque la relation entre ethos et PPh, il ne se penche à aucun moment sur le troisième élément de la triade aristotélicienne, le pathos. Sauf erreur, le mot est même totalement absent de sa thèse. Y a-t-il une relation entre PPh et pathos ? Par exemple, évoquerait-on comme des PPh « je traverse la rue » ou « le pognon dingue » sans un pathos français ? L’ethos même, en l’occurrence, ne procède-t-il pas du pathos ?

Si Damien Déas s’interroge légitimement sur les équivalents de l’expression PPh dans d’autres langues, il n’étend pas sa recherche aux équivalents du passé (pique, trait, flèche…). Ce n’est pas un oubli. « Peut-on parler de PPh avant la création de la dénomination ? » demande-t-il expressément. Non, répond-il implicitement : il s’agit de « prendre appui sur la dénomination "petite phrase" pour créer un concept linguistique ». Ce qui le conduit d’ailleurs à refuser l’appellation « petite phrase » aux citations historiques(1). Un point de vue différent pourrait assurément être soutenu.

Alors que les « verbes introducteurs » utilisés par les journalistes sont bien étudiés, les adjectifs, en revanche, le sont peu, hormis bien sûr « petit », étudié dans la première partie à propos de la formulation PPh elle-même. L’adjectif « polémique » est, lui, analysé dans la troisième partie. Pourtant lourd de sens et souvent accolé à l’expression « petite phrase », l’adjectif « assassine » n’est cité que deux fois, dont une en italien, à propos de PPh spécifiques. Philosophique, malheureuse, nostalgique et autres adjectifs souvent accolés aux PPh pourraient devenir un jour un sujet d’étude.

Enfin, si Damien Déias note au passage la présence de métaphores, voire de métaphores filées, dans certaines PPh, il ne cherche pas à analyser spécifiquement leur rôle dans la genèse de celles-ci. De nombreux travaux ont déjà étudié la place des métaphores dans les proverbes ; le tour des PPh viendra certainement.

Michel Le Séac’h

Damien Deias. Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌

(1) Je compte revenir sur ce sujet prochainement.

Illustration : The Orator, par Steve Tannock, via Flickr sous licence CC BY-NC-SA/2.0

15 avril 2018

Emmanuel Macron pratique le tweet et en même temps refuse la petite phrase

Emmanuel Macron n’a décidément pas trouvé le bon filon pour les petites phrases. Son intervention devant la Conférence des évêques de France, lundi dernier, en donne une nouvelle illustration.

Une petite phrase suppose un alignement des planètes : (1) une formule concise prononcée ou écrite par un personnage en vue, (2) relayée par la presse et les réseaux sociaux, (3) qu’un public plus ou moins large mémorise plus ou moins durablement. Comment l’homme politique désigne-t-il aux médias le passage d’un discours dont il voudrait faire une petite phrase ?

D’abord, il confère à une formule un caractère de « détachabilité », grâce aux moyens détaillés par le professeur Dominique Maingueneau dans La Phrase sans texte[1]. Il peut la répéter, au fil de plusieurs discours (« Delenda est Carthago ») ou d’un seul (« I have a dream »). Il peut la désigner explicitement à un journaliste ami ou complice. Aujourd’hui, il dispose aussi d’un outil technologique : le tweet, ou plus exactement le livetweet. En tweetant une phrase aussitôt qu’on l’a prononcée, on la désigne clairement à l’attention des médias et du public.

Qu’a dit le président de la République le 9 avril ? Voici le début de son homélie :

Je vous remercie vivement, Monseigneur, et je remercie la Conférence des Evêques de France de cette invitation à m’exprimer ici ce soir, en ce lieu si particulier et si beau du Collège des Bernardins, dont je veux aussi remercier les responsables et les équipes.

Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Eglise et l’Etat s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer.

« Sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer » : cette formule alambiquée de plus de trente mots avait peu de chances de devenir une petite phrase. Mais en même temps (comprenez « simultanément »), les services du président de la République diffusaient ce tweet plus concis : « le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer »


Une partie de la presse a explicitement vu dans cette formule une « petite phrase », à l’instar du JDD ou du Parisien. Comme il était prévisible, une polémique est aussitôt née sur le « lien entre l’Église et l’État » dans un pays où la séparation de l’Église et de l’État remonte à plus d’un siècle. L’entourage du président de la République s’en est offusqué. « Les réactions sont quasi pavloviennes », estime Benjamin Griveaux, « Une partie de la classe politique française condamne un discours de plus d’une heure en 140 signes dans un tweet. » N’est-il pas étrange que le porte-parole du gouvernement manifeste une telle incompréhension de la communication présidentielle ?

Si Emmanuel Macron a cru devoir transformer en tweet une phrase de son discours, c’est évidemment qu’il lui attachait une importance particulière. Il ne peut reprocher aux commentateurs d'en faire autant. Pratiquer le tweet et refuser la petite phrase, c’est vouloir une chose et son contraire en même temps.



Michel Le Séac’h


[1] Dominique Maingueneau, La Phrase sans texte, Paris, Armand Colin, 2012.