Quand un personnage peu connu accède soudain au premier plan, comment le public fait-il connaissance avec lui ? Imagine-t-on que beaucoup de gens le googlent pour lire et analyser ses déclarations passées ? À n’en pas douter, les petites phrases tiennent une grande place dans les premiers contacts entre le nouveau promu et les citoyens. Elles définissent une première impression, et les biais cognitifs (effet d’amorçage, effet de halo…) font le reste.
Ainsi, devenu ministre de l’Économie en 2014 sans carrière politique antérieure, Emmanuel Macron s’est vite fait connaître par les formules à l’emporte-pièce qu’il prononçait ou qu’on lui prêtait. Pour le meilleur ou pour le pire.
Malgré ses 55 ans, Jean Castex était lui aussi peu connu lors de sa nomination comme Premier ministre le 3 juillet 2020. Maire de Prades, commune catalane de 6 000 habitants, et conseiller départemental des Pyrénées-Orientales, il n’avait jamais occupé de fonction électorale au niveau national. Sa carrière politique s’était déroulée dans l’ombre. Il ne semble pas avoir beaucoup recherché la notoriété.
Pas plus que des vaguelettes
Depuis sa nomination à Matignon, il cultive un profil bas dans ses attitudes, ses costumes et ses propos. Au chapitre Castex, la collection de citations célèbres du Parisien ne retient que trois phrases :
- Je
vais appliquer ce que j'ai toujours fait au travail, avec les valeurs qui
sont les miennes, et dans le cadre des orientations fixées par le
président de la République.
- Lorsque
l'on est comme moi le fils d'une institutrice du Gers, issu de l'école
républicaine ... on ne vous propose pas souvent de telles fonctions.
- On
ne peut pas se dérober, quand il s'agit de servir son pays.
De toute évidence, elles relèvent davantage de la langue de bois que des petites phrases. Ponctuellement, quelques déclarations de Jean Castex ont quand même été qualifiées de petites phrases, en particulier celle-ci : « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation... mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital ». Cette déclaration semble avoir suscité une grande émotion, mais seulement au sein d’un public bien particulier, le personnel hospitalier. En dehors de ce « cluster politique », elle a été peu reprise sur les réseaux sociaux. Ses sous-entendus techniques renvoyaient à un débat peu audible pour le grand public.
L’affaire de l’appli StopCovid a été un peu plus remarquée mais n’a pas vraiment donné lieu à une petite phrase, même si certains ont dit que « Jean Castex a tué StopCovid en une phrase ». Quand une journaliste a demandé au Premier ministre s’il avait téléchargé l’appli, il s’est contenté de répondre : « Je ne l’ai pas fait ». Ce n’est pas une formule propice à une reprise sur les réseaux sociaux. De plus, elle concernait une thématique qui laissait l’opinion indifférente puisque 95 % des Français s’étaient pareillement abstenus.
Les Français n’ont pas pris le mors aux dents
Il a fallu plus de quatre mois pour qu’échappe au Premier ministre, le 12 novembre, une formule susceptible de devenir une petite phrase amplifiée par les réseaux sociaux : « Ce n’est pas le moment pour desserrer la bride ». Cette fois, il était en désaccord avec une majorité de l’opinion. Et la métaphore choisie était clairement risquée.
Beaucoup de petites phrases reposent sur des métaphores. Elles exploitent ainsi une sémantique déjà en place. Certaines s’imposent avec force (« Vous n’avez pas le monopole du cœur », « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »…). Mais ce sont les chevaux et les ânes qu’on mène par la bride. S’adresser ainsi aux Français n’était évidemment pas sans danger, surtout à une époque où ils contestent la légitimité des mesures prises par le gouvernement.
Cependant, Jean Castex semble avoir surmonté l’épisode sans casse. Google Trends ne révèle qu’un bref mouvement d’intérêt pour la locution « desserrer la bride » le 12 novembre (supplantée par « lâcher la bride » les jours suivants), sans commune mesure avec les recherches sur « déconfinement » ou « black Friday », par exemple. Ce n’est pas forcément bon signe pour un Premier ministre. À tant cultiver la discrétion, il apparaît peut-être comme quantité négligeable : effet de halo… Le public ne cherche pas à lui accoler de petite phrase. Or il n’y a pas d’homme politique de premier plan sans petite phrase. Jean Castex pourrait bien être en train de passer à côté.
Michel Le Séac’h
Photo Florian David via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0