Ces jours-ci, les débats sur la nomination d’un nouveau gouvernement tournent
presque exclusivement autour des personnes, des papabile, et non autour
des programmes. Ils illustrent une fois de plus le déclin relatif des idées politiques
par rapport au facteur humain. Les premières s’articulent autour de programmes,
le second s’exprime souvent à travers des petites phrases. Beaucoup les considèrent comme antagonistes. « À quoi sert une campagne électorale sinon à
débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des
injures », demandait le socialiste Jacques Delors, ancien président de la
Commission européenne[1].
Programmes politiques et petites phrases ne jouent pas dans
la même catégorie. Ils ne mettent pas en jeu les mêmes mécanismes cognitifs. La
petite phrase, le plus souvent orale, obéit à des processus immémoriaux. Le
programme politique est destiné à être lu et assimilé par un cerveau humain qui,
biologiquement, n’est fait ni pour l’écriture ni pour la lecture. Pour beaucoup,
les doctrines relèvent de l’abstrait et les programmes de l’avenir : y
adhérer suppose un acte de foi, on n’est pas prêt à les étudier en détail. Ce
n’est pas la petite phrase qui est réductrice : c’est le programme qui noie
le poisson.
Les programmes électoraux esquissent un état futur des
choses espéré alors que les petites phrases évoquent un état actuel le plus
souvent rejeté ou déploré, or l’esprit humain est plus sensible au négatif
qu’aux considérations positives[2].
Et les programmes se veulent explicites quand les petites phrases cultivent
l’implicite : les premiers invitent à réfléchir aux intentions de leurs
auteurs, les secondes activent des sentiments déjà présents chez l’auditeur (le
pathos). Par ailleurs, plus une société est administrée, plus il y a
matière à programme : la tendance à l’obésité du Code des impôts va de
pair avec celle des programmes politiques. Les politiques sont amenés à en
faire trop. Ils inondent leur public de messages dont il ne retiendra qu’une
mince partie.
Faveur et déclin des programmes politiques
La mode des programmes politiques est à son zénith dans les années 1960 et 1970. En 1963, une expérience grandeur nature est entreprise pour faire élire des idées plutôt qu’un individu. L’Express lance un candidat idéal, « Monsieur X », destiné à affronter le général de Gaulle à la présidentielle de 1965. L’hebdomadaire lui accole un programme électoral destiné à séduire la majorité. Bien entendu, la campagne de ce candidat virtuel est vertueuse, exempte de petites phrases. Elle paraît bien engagée. Jean Garrigues décrit ainsi la stratégie suivie[3] : « Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». Au dépôt des candidatures, L’Express révèle le visage de Monsieur X : il s’agit de Gaston Defferre, depuis vingt ans notable socialiste. Le reflux est immédiat. Face au « personnage historique », la défaite de la « politique » est sans appel, l'ethos l'emporte sur les idées.
Gaston Defferre en 1964 |
Aujourd’hui, construire une campagne présidentielle autour
d’un programme évoquerait Gamelin préparant en 1939 la guerre de 1914. L’électeur
moyen pense à la politique quatre minutes par semaine, assure le spin doctor
américain Jim Messina. Appelé à la rescousse du Parti conservateur britannique
en 2015, il préconise de marteler une seule idée : « Cameron redresse
le pays et crée des emplois »[7].
Autrement dit, l’électeur est invité à choisir un leader et le programme
suivra, plutôt que l’inverse[8].
Et Cameron est élu. Aujourd’hui, quand on dit « Retailleau », on
comprend lutte contre l’insécurité et l’immigration illégale.
La leçon ne vaut pas seulement pour les démocraties.
« Les dictateurs classiques, ceux de la peur, imposaient des idéologies
élaborées et des rites de loyauté », remarquent Guriev et Treisman.
« Les spin dictators emploient des méthodes plus subtiles qui relèvent
moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue[9]. »
S’il y a démagogie, du moins le démagogue a-t-il appris à connaître son public.
Michel Le Séac’h
[1]
« Interviews de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et
ancien président de la Commission européenne, à France 2 le 2 mai 1997 et
France-Inter le 22 », Vie Publique,
https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue,
consulté le 27 décembre 2023.
[2] Stuart
Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics, and Negativity », Political
Communication, vol. 32, 2015, n° 1, p. 1-22,
https://doi.org/10.1080/10584609.2014.881942
[3]
Jean Garrigues, La Tentation du sauveur : histoire d'une passion française,
Paris, Payot, collection Histoire, 2023.
[4]
Jean-Jacques Courtine, « Les glissements du spectacle politique », Esprit,
n° 164 (9), septembre 1990, p. 152-164.
[5]
Jacques Attali, « Un débat, pour un mandat », 16 mars 2022,
https://www.attali.com/societe/debat/
[6] Theodore Levitt, « Marketing
Myopia », Harvard Business Review, vol. 38, juillet-août 1960.
[7]
Voir Florentin Collomp et Laure Mandeville, « Les "spin doctors" d’Obama s’exportent en
Grande-Bretagne », Le Figaro, 4-5 avril 2015.
[8]
Christ'l De Landtsheer, Philippe De Vries et Dieter Vertessen, « Political
Impression Management: How Metaphors, Sound Bites, Appearance Effectiveness,
and Personality Traits Can Win Elections », Journal of Political
Marketing, vol. 7, n° 3-4, 2008.
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15377850802005083, consulté le 18
novembre 2023.
[9]
Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators – le nouveau visage de la
tyrannie au XXIe siècle, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2023, p. 40.
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