01 juin 2023

Qu'est-ce qu'une petite phrase ? Essai de définition, avec diagramme de Venn : un concentré de rhétorique

Définir la locution « petite phrase » n’est pas une nécessité vitale. Dépourvue d’enjeux sécuritaires, juridiques ou médicaux, elle laisse plus de latitude que « champ de mines » ou « champignon vénéneux ». Mais on aimerait mieux appréhender cet objet élusif. Ce blog se range souvent à des avis d’experts : est petite phrase une déclaration qu’au moins deux ou trois médias d’une certaine importance ont appelée petite phrase. Ce postulat performatif est commode mais pas suffisant : il ne dit pas pourquoi ces médias ont considéré que la locution était applicable en l’espèce.

Diverses définitions de la petite phrase ont été proposées. Celles des savants obéissent aux préoccupations de leur discipline. Du côté des sciences du langage, Alice Krieg-Planque y voit un « syntagme dénominatif métalinguistique non-savant (et plus précisément : relevant du discours autre approprié), qui désigne un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation »[i]. Au terme d’une analyse rigoureuse, dans sa thèse sur les petites phrases, Damien Deias en établit une « définition linguistique » en huit points[ii]. L’adjectif dit assez que le regard d’autres disciplines, la communication politique par exemple, peut être différent.

Une définition en trois éléments 

Les définitions des dictionnaires sont hétérogènes mais tournent en général autour de quelques éléments : le texte et sa genèse, l’auteur, le public et les médias.

Le texte est un « propos bref d’un homme politique » (Trésor de la langue française, CNRTL) ou un « propos d’une personnalité, gén. politique » (Maxidico), une « formule concise » (Dictionnaire de l’Académie française), une « expression ou phrase faisant formule » (Le Robert), un « élément d’un discours » (Le Grand Larousse illustré), une « courte phrase détachée des propos tenus en public par une personnalité » (Larousse), un « court extrait de discours » ou une « brève citation publique » (Wikipedia), une « petite phrase extraite des propos d’un homme public » (Petit Robert). On retiendra le mot « formule », soit, selon l’Académie française, des « paroles auxquelles on attribue une efficacité spécifique » ou encore une « expression symbolique d'une règle opératoire, d'une loi de la nature, d'une relation, de la composition d'un corps, de sa structure, etc. ». En effet, sous une forme concise (et même « anodine », écrit l’Académie française), la petite phrase renferme un contenu riche, voire puissant, chargé de sous-entendus.

Dans les définitions ci-dessus figure plusieurs fois l’idée que la petite phrase est extraite d’un discours. Pour les sciences du langage, le fait générateur de la petite phrase est son « détachement », concept dégagé par Dominique Maingueneau[iii]. Elle est, écrit Damien Deias, « un fragment de discours […] ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte ». Cependant, sont aussi désignés comme des petites phrases des exclamations isolées (« casse-toi pauv’ con »…), des passages de conversation (« je traverse la rue »…), des répliques lors de débats (« je vis avec un homme déconstruit et je suis très heureuse »…), etc. L'origine d’une petite phrase est vite oubliée et ne fait pas partie de son contenu implicite, sauf circonstances exceptionnelles (« vous n’avez pas le monopole du cœur », par exemple, est issu du premier débat télévisé français entre candidats à la présidence de la République et le « vous » suppose un interlocuteur).

Un contenu indissociable du locuteur et de l’auditeur

Le détachement n’est donc pas un aspect essentiel de la petite phrase. Il en va autrement de son attachement -- ou son rattachement -- à un auteur. Comme un apophtegme, une petite phrase, à de rares exceptions près peut-être, provient toujours d’un locuteur, réel ou supposé. Son sens implicite n’est compréhensible qu’en relation avec cet auteur (« un détail de la Seconde guerre mondiale », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux »…). Brève et simple, la petite phrase ne contient généralement pas d’autre argument qu’un argument d’autorité. Il est donc surprenant que l’auteur soit ignoré par certaines définitions de la petite phrase, en particulier celle de l’Académie française. Naturellement, l’auteur doit être « quelqu’un », un personnage bénéficiant déjà d’une image, d’une notoriété extensible à sa petite phrase. Celle-ci peut faire évoluer l’image de son auteur mais non, a priori, la créer de toutes pièces. Autrement dit, la petite phrase vient du personnage et non le personnage de la petite phrase.

Troisièmement, la petite phrase a un auditoire, ou plus généralement un public. Elle a, pour une personne ou un groupe de personnes, un sens particulier, qui perdure au-delà de la mémoire immédiate. Autrement dit, elle laisse une marque, une empreinte cognitive, d'intensité et de durée variables en fonction des sentiments ou des passions du public. Lequel n’est pas toujours celui auquel le locuteur pensait s’adresser (« des Gaulois réfractaires au changement » est issu d’un discours adressé à la reine du Danemark). Et le sens qu’il donne à la petite phrase n’est pas toujours conforme aux intentions de son auteur (« la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », petite phrase d’un Premier ministre de gauche, est resté une référence pour un électorat de droite). Le public est donc co-créateur de la petite phrase au même titre que le locuteur et doit faire partie de sa définition.

En revanche, les médias, cités par plusieurs dictionnaires, ne paraissent pas indispensables à celle-ci. Ils sont certes les agents principaux du détachement distingué par les linguistes, lequel est, écrit Damien Deias, « opéré par des acteurs médiatiques qui sélectionnent des énoncés dans les discours des acteurs politiques ». Mais, d’une part, il arrive que les petites phrases soient « élues » au suffrage direct par leur public (« je traverse la rue »…), via les réseaux sociaux. D’autre part, les médias sont au fond un public parmi d’autres. Ils interviennent dans la sélection des petites phrases en tant qu’agents de leur lectorat.

D’où cette proposition de définition tripartite en douze mots : la petite phrase est

une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public.

Elle n’existe que par réunion de ces trois conditions. Ce qu’il est possible de représenter commodément par un diagramme de Venn :

Ce graphique ne nécessite aucune explication supplémentaire. Mais il suggère de pousser plus loin l'analyse :

On reconnaît les trois catégories d’Aristote, réduites à leur état le plus simple. La petite phrase -- on y reviendra -- c'est la rhétorique à l'os. 

Michel Le Séac’h


[i] Alice Krieg-Planque, « Les « petites phrases » : un objet pour l’analyse des discours politiques et médiatiques », Communication & langages, 2011/2 (N° 168), p. 23-41. DOI : 10.4074/S0336150011012038. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-2-page-23.htm

[ii] Damien Deias, Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌. Voir notamment p. 18-24 et p. 170-171.

[iii] Dominique Maingueneau, Les Phrases sans texte, Paris, Armand Colin, 2012. Voir chapitre 1.

12 mai 2023

Laurent Wauquiez sans petites phrases… au risque de l’oubli ?

Laurent Wauquiez n’aime plus les petites phrases. Il le dit dans l’entretien qu’il vient de donner à Nathalie Schuck et Valérie Toranian pour Le Point (11 mai 2023) -- et même deux fois plutôt qu’une. « J’ai été porte-parole du gouvernement et je me suis laissé intoxiquer un temps par cette facilité qui consiste à penser qu’en sortant une petite phrase, en faisant le buzz, on remplit » sa mission, raisonne-t-il. Puis : « Je me suis, par moments, laissé abîmer, entraîner vers le bas par une politique médiocre, par l’affrontement politicien et le jeu des petites phrases. »

Il ne se demande pas ce qu’il pourrait néanmoins leur devoir. Dès 2007, jeune porte-parole du gouvernement, il fait de leur surveillance un pivot de son rôle : « La difficulté c'est que comme on est là pour défendre la politique du Gouvernement, c'est d'être tellement vigilant sur la moindre petite phrase et la moindre petite expression, qu'on finit par ne plus rien dire » (déclaration du 26 juin 2007 au site gouvernemental vie-publique.fr). On remarque, en creux, cette position implicite : si à pourchasser les petites phrases on ne dit plus rien, c’est sans doute qu’elles disent quelque chose.

En 2012, Vanessa Schneider publie dans Le Monde un portrait intitulé : « Laurent Wauquiez : le sniper de l’UMP », ce qui est déjà assez éloquent. L’article commence ainsi : « Consacré ministre polyvalent sous l'ère Sarkozy, il manie avec brio la petite phrase assassine. » Si lui-même y voit aujourd’hui un « jeu », l’adjectif « assassine » dénote que l’affaire n’est pas si ludique à l’époque.

Les petites phrases de Laurent Wauquiez ne s’attaquent pas toutes au personnel politique, au moins à première vue. En mai 2011, par exemple, il déclare à Europe 1, pointant le RSA : « la différence entre le travail et l'assistanat est aujourd'hui un des vrais cancers de la société française parce que ça n'encourage pas les gens à reprendre un travail, parce que ça décourage ceux qui travaillent. » Les ténors de son parti le condamnent, l’opposition s’indigne. Pourtant, note Vanessa Schneider, « avec sa dénonciation du "cancer de l'assistanat", le ministre parvient tout de même à ses fins : il crève le plafond de verre médiatique et s'impose dans les baromètres de popularité. »

Et cette recherche d’exposition médiatique n’est peut-être pas le seul objectif. « Avec sa petite phrase, M. Wauquiez n’a pas agi en chien fou solitaire, il s’inscrit dans un mouvement », estiment Matthieu Goar et Alexandre Lemarié dans Le Monde. Ils citent Frédéric Lefebvre, alors secrétaire national de l’UMP : « Certains ont toujours estimé qu’il fallait taper sur Sarkozy pour qu’il vous remarque. Laurent Wauquiez pense, lui, qu’il faut être meilleur que Sarkozy sur son propre terrain pour être considéré. » Sous la prise de position politique, il y pourrait donc y avoir en réalité une sorte de petite phrase ad hominem rapprochant son auteur du pouvoir.

Dans l’attaque, la mécanique de la petite phrase wauquiezienne est en général indirecte : la « cible » finale n’est pas désignée nommément. Le message est d’autant plus puissant que le locuteur laisse à l’auditeur le soin de le comprendre. Cela crée un certain sentiment de connivence. Vanessa Schneider en livre un exemple frappant : « "Dans un pays qui a trois millions de chômeurs, est-ce que le problème est de parler de pains au chocolat ? ", fait-il mine de s'interroger » en 2012. Candidat à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé vient de raconter qu’un élève de sa circonscription « s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan ». En exploitant cette sortie (elle-même qualifiée de « petite phrase »), Laurent Wauquiez flingue sans le nommer l’un des ténors de son propre parti, concurrent du candidat qu’il soutient lui-même, François Fillon.

La théorie du boomerang

Ce dernier a pu en tirer une leçon : mutatis mutandis, son « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » de la primaire de la droite, en 2016, adopte la même technique. Laurent Wauquiez s’insurge (dans Le Réveil de la Haute-Loire). Car il a changé de rôle : président par intérim des Républicains, il lui appartient de maintenir l’ordre dans son parti. Mais il connaît la musique ! « Quand on est dans le royaume des petites phrases et coups en dessous de la ceinture ce n’est plus le débat d’idées », déclare-t-il de façon un peu tautologique. En dépit de son expérience personnelle, pas si contre-productive pourtant, il assure : « Tous ceux qui pratiquent les petites phrases seront sanctionnés car ces attaques passent très mal et leur reviendront comme un boomerang. »

On connaît la suite : en fait de boomerang, contre toute attente, François Fillon sort vainqueur de la compétition. Laurent Wauquiez redécouvre-t-il ainsi la puissance des petites phrases ? Quelques mois plus tard, une escarmouche l’oppose à Xavier Bertrand. « Ne laissons pas les médiocres aigreurs nous détourner du seul objectif qui compte : la reconstruction d'une droite fière de ses valeurs », rétorque-t-il sur Twitter. Une fois de plus, la cible visée n’est pas désignée nommément. Ce qui encourage la presse à compléter le message, donc à en parler : ce tweet allusif remporte un grand succès médiatique. Et Xavier Bertrand rentre dans le rang.

L’explicite réussit moins bien à Laurent Wauquiez. Début 2018, devant des étudiants de l’EM Lyon, il dit tout le mal qu’il pense de nombreux responsables politiques, désignés sans détour (Alain Juppé a « totalement cramé la caisse » à Bordeaux, etc.). Malgré sa demande, un étudiant enregistre et diffuse ses déclarations ravageuses. L’affaire fait scandale. Mais Christophe Malbranque, l’un des principaux communicants du parti présidentiel LREM, alerte son entourage : « Il est tout à fait possible que, bien malgré lui, Wauquiez nous tende un piège », conjecture-t-il dans un message cité par Agathe Ranc, de L’Obs. Lui répondre serait se placer à son niveau, « celui de la petite phrase, de la politique à l’ancienne, au risque de reproduire un schéma que l'opinion déteste et qui a été sanctionné dans les urnes » (encore la théorie du boomerang !).

Comment se faire oublier

En réalité, les scandales « ont permis à M. Wauquiez de devenir le nouveau héros des militants », pensent Matthieu Goar et Alexandre Lemarié. Ses petites phrases illustrent un tempérament de chef. « Laurent Wauquiez n’a jamais manifesté […] un sens de la fidélité et de la mesure. Il est plutôt dans l’énergie et la volonté personnelle », estime Gérard Longuet, cité en 2018 par Public Sénat. Mais tant que la partie n’est pas pliée, tant que le parti ne lui est pas acquis, elles offrent aussi un angle d’attaque aux autres aspirants leaders (voire à l’ex-leader Sakozy).

La presse aussi, première consommatrice de petites phrases, cherche parfois à se dédouaner par la distanciation, à l’instar du Progrès, qui répertorie en 2018 les « Phrases assassines, polémiques et gros clashs de la mandature Wauquiez ». Mais Émilie Chaumet y convient que « la "petite phrase" est rarement anodine […] Certains diront qu'elles "sont le niveau zéro du débat politique" pourtant les "meilleures" ne passent jamais inaperçues. » Peu après, le leader républicain met de l’eau dans son vin, assure Antoine Comte dans La Tribune de Lyon : « Fini les déclarations à l’emporte-pièce et la course au buzz médiatique, Laurent Wauquiez a décidé désormais de prendre son temps et de réfléchir mûrement avant de s’exprimer publiquement. »

Et il tient parole en respectant pendant près de deux ans un silence, qu’il vient de rompre, ce 11 mai, par un long entretien avec les journalistes du Point. Un entretien très conceptuel, même si l’on sent que la fibre de la petite phrase pourrait être réactivée (« Emmanuel Macron n’a jamais été Jupiter. À force de vouloir décider de tout, il ne décide plus de rien »… « Les Français […] ont vu les limites d’un président de la République auquel il aura sans doute manqué d’avoir appris en gravissant les échelons petit à petit », « il a réussi des choses, mais il n’a pas enrayé la décadence »…)

Laurent Wauquiez, dirait-on, ne veut faire de peine à aucun électorat. Mais si les médias s’intéressent encore à sa personne – l’entretien du Point a été largement relayé par les confrères – il n’est pas dit que les électeurs y restent aussi sensibles. Il est probable qu’en politique, dans une cure de silence, ce sont des voix qu’on perd. Les requêtes enregistrées par Google Tendance des recherches ne révèlent pas de fortes attentes des internautes à son égard ces dernières années (graphique ci-dessous). Un sursaut apparaît le 9 mai, quand Le Point communique sur son entretien, et le 11 mai, lors de la parution de l’hebdomadaire, mais les requêtes viennent de sa région, Auvergne-Rhône-Alpes, presque six fois plus que d’Île-de-France, et le mouvement retombe dès le 12. Laurent Wauquiez a voulu se faire oublier et pourrait avoir réussi au-delà de ses espérances.

Michel Le Séac’h

Photo : Laurent Wauquiez en 2010 par Alesclar, via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0

08 mai 2023

Le Monde, familier des petites phrases dès les années 1960

La locution « petite phrase » est couramment présente dans la presse depuis plus d'un demi-siècle. Les archives du quotidien Ouest-France, on l’a vu, en révèlent un usage non exceptionnel dès les années 1960. Il en va de même de celles du journal Le Monde. Il est spécialement intéressant de constater que ses grandes plumes, régulières ou invitées, l’emploient sans barguigner. Or ce journal est à l’époque le « quotidien de référence » lu par toute la classe dirigeante, ou presque. On peut donc dire que la « petite phrase », même si elle reste parfois entourée de guillemets, est présente dès cette époque dans le vocabulaire de la politique.

En voici quelques exemples :

  • André Mandouze :

« Les deux phrases du plénipotentiaire français se suivaient sans interruption et s'adressaient à des journalistes. Celle du plénipotentiaire algérien répondait en d'autres circonstances à d'autres journalistes. Entre réciprocité de contextes et enchaînement de répliques il est une différence notable, très exactement la distance représentée par une toute petite phrase. Krim ne s'est pas contenté de dire que, une fois l'Algérie souveraine, le reste "irait de soi ". Il a cru bon de préciser aussitôt : "Mais seulement à ce moment-là." » – 3 juin 1961

  • Raymond Barrillon :

« Partout, la fameuse "peur du vide" l'emportait, mais d'autres sentiments jouaient aussi : l'angoisse paralysante d'un conflit qui dure, la crainte d'un antiparlementarisme toujours vivace affermi par trois années de dialogue direct entre le pouvoir et le "pays réel". Et puis, que pouvait bien signifier la petite phrase présidentielle de la veille sur l'article 16 qui pourrait être appliqué derechef "dans toute son étendue possible" ? » – 5 octobre 1961

  • Michel Tatu :

« À tort ou à raison, c'est cette petite phrase de M. Khrouchtchev, tirée d'un discours fleuve qui occupe vendredi plus de cinq pages entières de la Pravda, qui a fait le plus de bruit dans les milieux étrangers de Moscou. » – 27 avril 1963

  • Alain Clément :

« Une petite phrase du discours prononcé à Francfort par le président Kennedy, et passée presque inaperçue en Europe, sauf au siège de la C.E.E. ("les grandes nations du monde libre doivent reprendre le contrôle des problèmes monétaires, si nous ne voulons pas qu'ils nous débordent"), fait l'objet de spéculations incessantes dans les cercles intéressés de Washington. » – 10 juillet 1963

  • Yves Florenne :

Quoi qu'il en soit, l'essai de M. Jurquin est d'une lecture fructueuse. Une toute petite phrase me donne seulement un peu à rêver, mais c'est la faute de ce vieux songeur de La Fontaine, si ingénument fermé à la dialectique. "Le temps de l'immoralité s'achève", dit M. Jurquin. Et voici la moralité de la fable : " »La raison la meilleure est défendue par les plus forts". » – 3 octobre 1963

  • Claude Julien :

« Aucune allusion n'a été faite à l'absence de toute délégation soviétique, pour la première fois en pareille circonstance. Une seule petite phrase a formulé le vœu que "les peuples des pays socialistes s'unissent", La présence de nombreux délégués venus des cinq continents aurait pourtant fourni une excellente occasion de faire rebondir la polémique avec Moscou. » – 4 mai 1964

  • Alfred Fabre-Luce :

« Il y a peu de semaines, on rêvait : M. Giscard d'Estaing, de candidatures multiples au sein de la majorité ; M. Lecanuet, d'un général de Gaulle prêt à s'incliner en tous cas devant le résultat des élections législatives. Le 28 octobre, deux petites phrases du chef de l'Etat nous ont rappelés à l'ordre. Ces deux phrases étaient pourtant assez sibyllines, mais des commentateurs les ont aussitôt traduites en termes fort clairs : candidature unique et recours éventuel à l'article 16. » – 8 décembre 1966

  • André Fontaine :

« "Mauvaises nouvelles de Russie. Les maximalistes triomphent." C'est en ces termes que Poincarré consigna dans son journal, le 8 novembre 1917, la victoire des bolcheviks à Pétrograd. Deux petites phrases de rien du tout, au milieu de longues considérations sur bien d'autres affaires. C'est peu pour un événement qui domine le siècle. On pense au fameux "rien" de Louis XVI, le 14 juillet 1789. » – 7 juin 1967

  • François-Henri de Virieu :

« Ceux qui pensent que M. Edgar Faure n'est pas allé plus loin à Grenoble qu'il n'avait été à Toulouse ont-ils raison ? Il ne semble pas. (…) mais les exégètes ne manqueront pas de déceler dans l'allocution de mardi suffisamment de "petites phrases" pour nourrir leurs commentaires. » – 9 mai 1968

  • Alain Jacob :

« L'organe du comité central rappelle d'ailleurs les critiques dont Novy Mir a déjà été l'objet dans le passé "pour avoir publié une série d'œuvres contenant des erreurs idéologiques et noircissant notre réalité". […] Si ce genre de dénonciations n'a rien d'inédit dans la presse soviétique, une petite phrase dans l'article de la Pravda sonne néanmoins comme une inquiétante menace : "L'opinion publique, y lit-on, a le droit d'attendre que la rédaction, de Novy Mir, tire enfin les conclusions qui s'imposent après cette critique." » – 8 mars 1969 

  • Roland Delcour :

« "Finalement, je peux vous dire, conclut M. Giscard d'Estaing, qu'il n'y aura pas de petite phrase de plus succédant à la petite phrase de M. Pompidou à Rome. Il était naturel que M. Pompidou pense ce qu'il a pensé et il était seul juge de l'opportunité de le dire." » – 8 février 1969

  • Pierre Viansson-Ponté :

« M. Chaban-Delmas y trouve à peu de frais l'avantage de rassurer l'aile droite de la majorité et le parti de l'ordre, d'affirmer sa détermination, d'engager une polémique qui n'est pas sans rappeler celle des "petites phrases" du début de 1967, quand M. Pompidou avait fait grand cas d'une formule de la déclaration commune du P.C. et de la Fédération sur ce qui pouvait paraître comme la définition de la dictature du prolétariat. » – 20 septembre 1969

  • Pierre Drouin :

« Avec "l'affaire Renault" va s'ouvrir un nouveau chapitre de cette histoire déjà longue et tumultueuse de la "participation". Depuis la petite phrase de la conférence de presse de M. Georges Pompidou, faute d'information précise sur le contenu de cette forme d'actionnariat ouvrier ainsi relancée, on a prêté des intentions variées au président de la République. – 7 octobre 1969

  • Jacques Nobécourt :

« Le maréchal Tito a tenu samedi une conférence de presse destinée aux journalistes qui accompagnent M. Saragat. Il a résumé les sujets des entretiens et s'est félicité avec quelques nuances du climat de cordialité qui préside désormais aux relations entre les deux pays. Mais il a eu "une petite phrase" qui risque de provoquer quelques questions. » – 7 octobre 1969

  • Paul-Jean Franceschini :

« Au terme de sa déclaration, M. Brandt a placé une petite phrase singulière et qui, elle aussi, exigerait d'être explicitée : "Le gouvernement renonce délibérément aujourd'hui à s'engager au-delà du cadre fixé par cette déclaration ou à proposer des formules susceptibles de compliquer les négociations qu'il désire." » – 31 octobre 1969

  • Claude Durieux :

« Toujours au sujet des conflits sociaux, la deuxième chaîne, qui signalait la cessation de quelques grèves et divers accords d'entreprise, citait en images la "petite phrase" prononcée dimanche, à Strasbourg, par M. Chaban-Delmas ("Il n'y a pas de liberté sans autorité..."), tandis que la première chaîne donnait, avec des reportages, un panorama beaucoup plus vaste que la seconde sur les manifestations d'agriculteurs. » – 26 novembre 1969

  • Pierre-Marie Doutrelant :

« M. de Caffarelli, le président de la F.N.S.E.A., a eu une petite phrase curieuse jeudi en résumant les travaux du congrès : "La motion finale, a-t-il dit, c'est la sœur jumelle de la motion votée le 1er octobre au conseil national." » – 20 décembre 1969

 M.L.S.

Illustration : ancien siège du journal Le Monde, 5 rue des Italiens, Paris, photo Tiraden, licence CC BY-SA 4.0

01 mai 2023

Citations historiques et petites phrases : quels recoupements ?

Dans sa thèse sur les petites phrases, Damien Déias conteste qu’une citation historique puisse être considérée comme une petite phrase. Plus exactement, il voit là un « glissement sémantique » (p. 41) qu’il constate chez d’autres mais auquel, dans une démarche de rigueur académique, il se refuse : « il serait malaisé de statuer sur une utilisation abusive de la formulation [petite phrase] pour qualifier des citations historiques célèbres. Les mots n’étant la propriété de personne, cet exemple est une preuve supplémentaire du succès de la formulation qui voit désormais son emploi s’élargir » (p. 32).

Selon lui, dans mon propre ouvrage sur La Petite phrase, « la dénomination [petite phrase] est étendue à toute citation célèbre » (p. 42). Il n’en est rien. Prononcées par ou attribuées à des personnages connus, les cinquante citations analysées ont été choisies parce qu'elles disent en peu de mots quelque chose du pouvoir politique. C’est cela qui en fait des petites phrases ; elles ne sont devenues citations que par la suite. Prononcées aujourd’hui, « Rendez à César ce qui est à César », « Souviens-toi du vase de Soissons » ou « l’État c’est moi » pourraient sans aucun doute être qualifiées de petites phrases. Est-il illégitime de les considérer comme telles rétrospectivement ?

Pour Damien Déias, le fait de recontextualiser ces citations confirmerait un glissement sémantique : « L’idée d’une perte du sens originel, en contexte, de la PPh, que cette perte ait pour origine le temps qui passe ou bien des intentions manipulatrices est fermement associée à la dénomination "PPh" ». Pourtant, quand on relate l’histoire d’une petite phrase, ancienne ou récente, exposer son contexte est la moindre des choses. Cela permet d’ailleurs de constater – ou pas – une « perte du sens originel ». Et le plus important n’est pas ce « sens originel » mais le message politique actuel qu’elle délivre encore malgré le temps qui passe.

Petite phrase biblique

La première publication académique expressément consacrée aux petites phrases est un article de Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) »(1). Ce texte de 1994 est tout entier consacré à montrer que les discours du 18e siècle abondent en formes brèves analogues à ce qu’on appelle maintenant petites phrases. Et que ce n’est pas un hasard : « Quand les orateurs recourent aux longs discours suivis, ils les dotent de nombreux dispositifs suggérant, préparant, appelant l’extrait » (qu’on appellerait sans doute « détachement » de nos jours).

Patrick Brasart remonte même dans le temps bien au-delà de la période révolutionnaire : la démarche des « fort petites paroles » était, dit-il, citant Boileau, « familière à l’univers littéraire classique ». Il va jusqu’à y rattacher le Fiat lux biblique ! Damien Déias n'y voit cependant (serait-ce par solidarité entre universitaires ?) qu'une « extension de l'emploi de la dénomination "PPh" » et non un glissement sémantique.

Les petites phrases sont des propos de personnages politiques qui frappent l’opinion. La marque laissée par ce coup est plus ou moins durable. La plupart s’effacent des mémoires en quelques jours. Il en est qui survivent à leur auteur. Quelques-unes, même, laissent une telle empreinte qu’elles deviennent des citations inscrites dans la culture générale. Il convient alors de se demander, comme je l’ai écrit, « pourquoi ces petites phrases-là demeurent, pourquoi, contrairement à d’innombrables autres, elles ont échappé aux poubelles de l’histoire » (2).

Dans sa thèse de doctorat, Damien Déias considère expressément comme une petite phrase le « Je vous ai compris » du général de Gaulle (p. 70). Il date de 1958. Cette date antérieure au « figement » de l’expression, qui n’apparaît que dans les années 1970 (p. 46) n’empêche pas de considérer l’exclamation comme une petite phrase. Qu’elle soit devenue une citation ne l’empêche pas de demeurer une petite phrase. Il y a du flou dans le vocabulaire ? Sûrement, mais s’il peut troubler l’étude d’un objet linguistique, il n’a rien d’étonnant dans l’étude d’un phénomène social et cognitif.

 A propos du général de Gaulle, et en dépit du temps qui passe,
l'INA associe clairement petites phrases et leadership

Addendum du 8 mai 2023 ‑ Un exemple d’application de la locution « petite phrase » à une citation historique : Dans Le Monde du 18 avril 1969, le célèbre chroniqueur judiciaire Jean-Marc Théolleyre qualifiait de « petite phrase » cette déclaration de Chateaubriand à la duchesse de Barry : « Madame, votre fils est mon roi. »

M.L.S.

(1) Mots – Les langages du politique, 1994, n° 40, p. 106-112.
(2) La petite phrase – D’où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? Paris, Eyrolles, 2015, p. 16.

29 avril 2023

La première thèse de doctorat sur les petites phrases soutenue par Damien Déias

On attendait les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication voire les sciences cognitives… la première thèse de doctorat spécifiquement consacrée aux petites phrases relève des sciences du langage. Soutenue par Damien Deias le 7 décembre 2022 à l’université de Lorraine, elle est désormais accessible en ligne. Elle est intitulée Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Les sciences politiques et la communication ne sont donc pas bien loin…

Le contraire eût été étonnant. Les travaux académiques antérieurs évoquant les petites phrases s’intéressent en général au cadre de la communication politique. C’est le cas notamment de la thèse de doctorat soutenue par Laura Goldberger-Bagalino en 2017 sous le titre Le Web politique : l'espace médiatique des candidats de la présidentielle 2012.

Damien Déias, qui abrège la locution « petite phrase » sous la forme « PPh », a organisé son sujet en trois parties : « Caractériser et définir les PPh », « Détachement, circulation et reprises des PPh » et « Fonctionnement argumentatif des PPh ».

Pas de définition consensuelle

Définir les petites phrases était une gageure. Cependant, puisque la dénomination est « connue, repérable, unificatrice », elle « crée une catégorie sémantique (…) et offre un angle d’attaque pertinent pour le linguiste, au carrefour de l’énonciation, de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique ». On comprend aisément qu’un carrefour aussi fréquenté n’est pas facile à traverser.

Il n’existe pas de définition couramment admise de l’expression « petite phrase ». Pas de traduction consensuelle en d’autres langues, non plus. Le concept n’est pas propre au français, pourtant : « des objets similaires aux petites phrases existent en anglais, italien, espagnol ou allemand, mais nous sommes bien en peine pour trouver un équivalent à l’étiquette francophone ».

Damien Déias envisage même que la PPh constitue à elle seule un « genre de discours » ‑ un thème cher à son directeur de thèse, Mustapha Krazem. Au terme d’un examen de la pratique médiatique du détachement des PPh, encouragée côté politique, il conclut néanmoins qu’elles ne sont au fond qu’une « forme de routine […], pas suffisante pour parler de genre discursif. »

Avant tout, une pratique citationnelle

La dénomination « petite phrase » est d’usage relativement restreint, d’ailleurs. Si le grand public sait ce qu’est un proverbe ou un slogan, la PPh n’est pas une catégorie nommée spontanément. Il serait pourtant erroné de n’y voir qu’une projection médiatique sans contenu discursif et linguistique solide. Plutôt qu’à un genre discursif, elle renvoie à une « pratique citationnelle » : « est une PPh un énoncé détaché par un tiers médiatique et qui a été nommé "petite phrase" par celui-ci ». Cette définition presque tautologique permet au moins d’avancer. Elle rejoint d’ailleurs celle donnée par Alice Krieg-Planque : « un énoncé que certains acteurs sociaux rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la circulation. » De fait, si les journalistes qui citent une PPh désignent toujours son auteur, ils rappellent souvent le discours dont elle est extraite et la situation d’énonciation.

Damien Déias ne s’en tient pas à cette définition utilitaire : au terme de sa première partie, il dégage une définition « de linguiste » plus complexe. Elle comprend huit points : 1) La dénomination « PPh » désigne un fragment de discours ayant subi un détachement fort pour être cité dans un texte. 2) La dénomination « PPh » provient du monde des professionnels de la communication et des médias. 3) La dénomination « PPh » est de valeur péjorative. 4) Le détachement des PPh est opéré par des acteurs médiatiques. 5) L’intégration des PPh au discours journalistique peut impliquer des adaptations et modifications des énoncés détachés. 6) Les PPh en circulation sont des phrases courtes. 7) La PPh marque une prise de position vigoureuse et/ou un engagement énonciatif fort. 8) Les PPh sont engagées dans un processus de circulation intense.

Très logiquement compte tenu de cette définition, la deuxième partie de la thèse a pour thème « Détachement, circulation et reprises des PPh ». Pratique citationnelle, celles-ci ne se réduisent pourtant pas à un discours rapporté. Elles circulent de discours en discours et dans des mémoires collectives, et elles sont souvent polémiques. Leur détachement découle d’une « surassertion », notion introduite par Dominique Maingueneau, les énoncés surassertés étant « préparés par le locuteur et signalés comme étant détachables ».

Cette détachabilité n’est cependant pas une règle absolue, car – et Damien Déias cite ici le professeur Maingueneau ‑ « rien n’empêche un journaliste, par une manipulation appropriée, de convertir souverainement en "petite phrase" une séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des "petites phrases" à partir de plusieurs phrases. »

Ce que devient la petite phrase

Il n’y a pas de surassertion non plus dans le cas des PPh « manifestement involontaires, qui échappent à l’acteur politique ». Trois cas de figures principaux se distinguent : le lapsus, l’erreur de communication (un énoncé malheureux est détaché et devient une PPh) et la PPh volée (des propos authentiques qui n’étaient pas destinés à devenir publics). Ils seraient toutefois « marginaux dans l’ensemble de la production des PPh ».

La surassertion est avant tout verbale, puisque « les PPh sont d’abord des phénomènes oraux », mais elle peut être soutenue par une gestuelle. Elle l’est aussi par l’évolution des médias : les chaînes d’information en continu ont suscité « des dispositifs médiatiques que nous qualifions de "fabrique des PPh" », car elles « poussent les acteurs politiques à produire des énoncés remarquables susceptibles d’être détachés ». Il en va de même dans les entretiens de presse écrite, où « la production d’énoncés surassertés devenant des PPh est […] une modalité négociée et préparée ».

Il ne suffit pas que la PPh soit prononcée : elle doit être détachée et rapportée, « elle devient en soi une actualité ». Damien Deias étudie donc le travail effectué sur les PPh par les journalistes. Il note qu’elles « sont souvent accompagnées de verbes introducteurs spécifiques » comme « tempête », « lancé » ou « lâché » qui orientent leur réception par le lecteur.

Une fois détachée, la PPh peut être citée, voire modifiée (« défigée »), sans même qu’il soit nécessaire de préciser son auteur ou son contexte. Damien Déias distingue ainsi un « continuum des reprises : 1) énoncé dans le discours source, 2) énoncé entouré/accompagné du cotexte, 3) PPh, 4) Expression issue de la PPh. Malgré « plusieurs points communs », il distingue cependant la PPh de la « formule » telle que définie par Annie Krieg-Planque. Il constate aussi des reprises sous forme de « snowclones » mais évite prudemment de s’aventurer sur le terrain de la « mémétique ».

La vie des PPh peut devenir aventureuse : Damien Déias souligne la fréquence et la diversité des utilisations parodiques.

La petite phrase côté auditoire

Si le personnage principal est le locuteur dans la première partie de la thèse et le journaliste dans la seconde, la troisième s’intéresse à l’auditeur. Beaucoup plus brève, elle « vise à décrire le fonctionnement argumentatif des PPh, les considérant comme un outil stratégique pour les acteurs politiques et médiatiques ». L’analyse du discours y flirte avec la science politique.

La question est moins simple qu’il n’y paraît. L’auditoire ramène la PPh à « un seul énonciateur, quand bien même il s’agit d’une co-construction avec les médias, et quand bien même certaines PPh peuvent être le fruit d’une préparation collective. Elle est, en tous les cas, assumée ou attribuée à un seul sujet ("la petite phrase de…") ». Or, souligne Damien Déias en se référant à Chaïm Perelman, « étudier l’argumentation, c’est avant tout étudier le rapport de l’orateur à l’auditoire ».

Quant à l’auditoire, « pour qu’un acteur politique puisse espérer que sa PPh soit non seulement détachée, mais aussi qu’elle puisse susciter l’adhésion d’une partie des lecteurs qui croiseront son chemin dans les médias, il doit veiller à ce que ces derniers puissent être en accord avec une doxa qu’elle véhicule ».

Quant à l’orateur, Damien Déias souligne à juste titre que « le phénomène des PPh met en avant, dans la triade rhétorique aristotélicienne, l’ethos » : si les premières contribuent à construire le second, le second influence la réception des premières par le public. Cette relation à double sens est spécialement visible dans le cadre des débats politiques ; la thèse s’étend en particulier sur les débats télévisés de second tour lors des élections présidentielles.

Ces débats illustrent la relation entre les PPh et la polémique. L’expression « petite phrase » elle même « est une dénomination dépréciée, souvent envisagée péjorativement ». D’où ce paradoxe : alors que les acteurs politiques en usent largement, « la dénomination "PPh" est perçue négativement, y compris par les acteurs médiatiques. Elle est utilisée pour dénigrer le discours de l’adversaire et l’adversaire lui-même. Celui qui fait des PPh, c’est toujours l’autre. »

Ce caractère polémique conduit Damien Déias à développer en conclusion un concept qui lui est propre, celui de « confusion des scènes », déjà présenté dans un article recensé (et contesté) ici même : « la parole politique se met alors en scène comme une parole du quotidien, parfois injurieuse ou violente, parfois parodique ».

Reste-t-il des pierres à retourner ?

En s’attaquant au sujet encore très peu exploré des petites phrases, Damien Déias a fait œuvre de pionnier. La richesse de sa thèse et la grande diversité des thèmes évoqués montrent que, malgré leur dénomination, les « petites phrases » ne sont pas un sujet mineur. Qu’il ait fallu attendre 2023 pour que le monde académique en prenne conscience, s’agissant d’une expression utilisée depuis au moins un demi-siècle, demeure un mystère.

Damien Déias s’est efforcé de ne laisser aucune pierre qui n’ait été retournée. A-t-il néanmoins laissé un peu d’espace pour ses successeurs ? Oui bien sûr, que leur travail relève des sciences du langage ou d’autres sciences.

Par exemple, s’il évoque la relation entre ethos et PPh, il ne se penche à aucun moment sur le troisième élément de la triade aristotélicienne, le pathos. Sauf erreur, le mot est même totalement absent de sa thèse. Y a-t-il une relation entre PPh et pathos ? Par exemple, évoquerait-on comme des PPh « je traverse la rue » ou « le pognon dingue » sans un pathos français ? L’ethos même, en l’occurrence, ne procède-t-il pas du pathos ?

Si Damien Déas s’interroge légitimement sur les équivalents de l’expression PPh dans d’autres langues, il n’étend pas sa recherche aux équivalents du passé (pique, trait, flèche…). Ce n’est pas un oubli. « Peut-on parler de PPh avant la création de la dénomination ? » demande-t-il expressément. Non, répond-il implicitement : il s’agit de « prendre appui sur la dénomination "petite phrase" pour créer un concept linguistique ». Ce qui le conduit d’ailleurs à refuser l’appellation « petite phrase » aux citations historiques(1). Un point de vue différent pourrait assurément être soutenu.

Alors que les « verbes introducteurs » utilisés par les journalistes sont bien étudiés, les adjectifs, en revanche, le sont peu, hormis bien sûr « petit », étudié dans la première partie à propos de la formulation PPh elle-même. L’adjectif « polémique » est, lui, analysé dans la troisième partie. Pourtant lourd de sens et souvent accolé à l’expression « petite phrase », l’adjectif « assassine » n’est cité que deux fois, dont une en italien, à propos de PPh spécifiques. Philosophique, malheureuse, nostalgique et autres adjectifs souvent accolés aux PPh pourraient devenir un jour un sujet d’étude.

Enfin, si Damien Déias note au passage la présence de métaphores, voire de métaphores filées, dans certaines PPh, il ne cherche pas à analyser spécifiquement leur rôle dans la genèse de celles-ci. De nombreux travaux ont déjà étudié la place des métaphores dans les proverbes ; le tour des PPh viendra certainement.

Michel Le Séac’h

Damien Deias. Les petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique. Université de Lorraine, 2022. Français. ‌NNT : 2022LORR0181‌. ‌tel-03933020‌

(1) Je compte revenir sur ce sujet prochainement.

Illustration : The Orator, par Steve Tannock, via Flickr sous licence CC BY-NC-SA/2.0

17 avril 2023

Emmanuel Macron et Taiwan : pas vraiment une petite phrase

L’interview donnée par Emmanuel Macron aux Échos dans l’avion qui le ramenait de Chine, le 9 avril, a suscité des réactions abondantes, en France et dans le monde. Une phrase en particulier, à propos des tensions entre Américains et Chinois autour de Taiwan, y a été ciblée :

« La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise. »

Cependant, les médias qui la rangent dans la catégorie « petite phrase » ne sont pas nombreux. On peut citer :

  • La Croix : « de nouveau une petite phrase qui fait polémique »
  • Cnews : « cette petite phrase d’Emmanuel Macron qui provoque la colère de ses partenaires occidentaux »
  • 20 minutes : « après avoir secoué l’Occident, la petite phrase d’Emmanuel Macron sur Taïwan est applaudie en Chine »
  • Valeurs actuelles : « la polémique gonfle autour d’une petite phrase glissée par Emmanuel Macron dans une interview aux Échos, le 9 avril »

À l’étranger, la RTBF évoque aussi dans une revue de presse « Emmanuel Macron et la petite phrase qui fâche ».

Plusieurs médias rappellent l’étrange propension du président de la République à effectuer des déclarations controversées lors de ses voyages à l’étranger. Mais cette fois la controverse a lieu plus à l’étranger qu’en France même.

La question des retraites accapare toujours l’opinion. La déclaration elle-même manque des caractéristiques qui font les petites phrases notables. Elle est longue (27 mots), elle contient des mots complexes et allusifs (suiviste, surréaction), elle est au conditionnel, elle concerne des pays lointains et elle ne s’adresse pas aux Français mais aux Européens. Elle est peu reprise sur les médias sociaux, sauf au second degré, pour évoquer une parenté avec certaines déclarations du général de Gaulle ou pour souligner les réactions hostiles enregistrées à l’étranger.

Google Trends révèle que les recherches sur Macron + Taiwan ne sont pas à leur maximum le 10 avril, après la parution de l’article en France, mais le 11 et le 12, lorsque sont connues les réactions à l’étranger. Le 12 avril, les recherches sur Macron + Trump sont même plus nombreuses que celle sur Macron + Taiwan. Interrogé par Fox News à propos de la déclaration du président français, Donald Trump vient de lâcher : « he is licking China’s ass » (il lèche le cul de la Chine) ! Une petite phrase, pour le coup, ignorée par l’essentiel de la presse américaine mais largement citée en France, par Le Figaro, Le Point, Le Parisien, RTL, Sud Ouest, etc. La France montre en l’occurrence une certaine propension à s’adapter au « rythme américain »… Cependant, l’intérêt pour le sujet disparaît en quelques jours (cf. copie d’écran)

Cette déclaration, qu’on pourrait considérer comme la plus importante jamais prononcée par Emmanuel Macron en matière de politique internationale, aura sans doute moins marqué sa carrière présidentielle en France que les « Gaulois réfractaires » ou le « pognon dingue ». Elle dit quand même quelque chose du rapport entre le président et les Français : récupérer un leadership perdu n’est sûrement pas une mince affaire.

Michel Le Séac'h

28 mars 2023

La « petite phrase » de Maurice Leblanc, contemporaine de celle de Marcel Proust

Une « petite phrase » domine sans conteste la littérature du début du 20e s. Elle n’est pas faite de mots mais de notes de musique : c’est bien sûr la « petite phrase de la sonate de Vinteuil ». Pour Marcel Proust et pour ses personnages, elle bien plus qu’une séquence musicale : elle devient « l’air national » de l’amour de Swann et d’Odette.

Un contemporain de Proust a néanmoins introduit la « petite phrase » textuelle dans la littérature : Maurice Leblanc (1864-1941), le père du gentleman cambrioleur Arsène Lupin. Plus que celle de Marcel Proust, la petite phrase de Maurice Leblanc préfigure celle de la communication politique contemporaine. C’est une locution qui décrit quelques mots lourds de sous-entendus prononcés par un personnage important.

Il y a beaucoup de « phrases » dans les romans de Maurice Leblanc. Elles signalent souvent des tournants essentiels du récit. La manière dont elles sont prononcées est parfois précisée pour les mettre en valeur : « jetée négligemment », « sur un ton si railleur et si désespéré », « en frappant du poing », « comme un avertissement », « d’un ton sec »… Divers adjectifs leur sont accolés : inachevée, incompréhensible, inconcevable, bizarre, terrible, énorme, burlesque, bête, impitoyable, obsédante, ambiguë…

À côté de ceux-ci, on pourrait imaginer que l’adjectif « petite » s’applique à une phrase anodine. Or c’est tout le contraire. Presque toutes, les petites phrases de Maurice Leblanc constituent à elles seules des rebondissements romanesques majeurs :

  • « Cette petite phrase, jetée négligemment, fut suivie d’un silence. Il fallait des raisons sérieuses pour que Raoul l’eût prononcée. Un sentiment de curiosité anxieuse tourna les autres vers lui. » (La Barre-y-va)
  • « Marthe sentit toute l’importance qu’il attachait à cette petite phrase. » (La Frontière)
  • « La petite phrase, si  terrible en sa concision, sépara net les deux adversaires. » (La Frontière)
  • « Syllabe par syllabe, Raoul laissa tomber cette petite phrase » (La Femme aux deux sourires)
  • « Cette petite phrase, où se révélait toute l’intelligence subtile de M. Rousselain, provoqua une véritable stupeur. » (Le Chapelet rouge)
  • « Il paraissait avoir dit la petite phrase comme un avertissement banal que l’on donne sans presque y songer. Une sorte de stupeur cependant avait suivi l’étrange petite phrase imprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires. » (Le Triangle d’or)
  • « La petite phrase fut articulée très simplement, mais avec une fermeté qui lui donnait la signification d’une sentence irrévocable. Il était clair qu’Essarès se trouvait en face d’un dénouement qu’il ne pouvait plus éviter que par une soumission absolue. Avant une minute, il aurait parlé, ou il serait mort. » (Le Triangle d’or)
  • « Lupin prononça cette petite phrase d’une voix très nette. La jeune fille eut un frisson. » (Les Confidences d’Arsène Lupin)
  • « La petite phrase qui constituait l’aveu le plus formel et le plus terrible se prolongea dans un silence effrayant, comme un écho qui répéterait, syllabe par syllabe, un message de mort et de deuil. » (Le Pardessus d’Arsène Lupin).

Pour Maurice Leblanc, « petit » n’est clairement pas un simple adjectif qualifiant une phrase brève. La petitesse est rhétorique. Ces phrases font profil bas pour mieux pousser le lecteur à deviner leur importance. Il ne semble pas qu’un autre auteur français ait fait un usage aussi précoce de la locution, passée dans le langage de la politique un bon demi-siècle après les aventures d’Arsène Lupin.

M.L.S.

Illustration : couverture d’un ouvrage de Maurice Leblanc. Éditions Pierre Lafitte. Bibliothèque et Archives Canada. Livres rares. Collection de romans en fascicules canadiens. Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, 1932. Boîte 1, nlc010084. Via Flickr, licence CC BY 2.0.

22 mars 2023

« La foule n’a pas de légitimité » : après un débat pauvre en petites phrases, Emmanuel Macron reprend la parole par accident

Le débat parlementaire sur la réforme des retraites a été pauvre en petites phrases. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Aucune formule n’a été qualifiée de « petite phrase » par un nombre significatif de médias.

Sans doute, Gala a bien titré, début mars, « Olivier Véran ridiculisé : cette petite phrase qui fait rire jaune », avec confirmation par BFMTV, qui a aussi évoqué une petite phrase du ministre du travail, tandis que Francetvinfo distinguait chez Élisabeth Borne « une petite phrase qu’elle a répété une dizaine de fois dans l’hémicycle ». Mais ce sont plutôt des exceptions qui confirment la règle : ce débat s’est déroulé sans formule remarquable qui ait saisi les esprits.

Cette disette irait plutôt dans le sens de ce que disent certains commentateurs : quoique massivement hostile à la réforme, l’opinion publique n’a pas trouvé de vrai débouché politique, pas de porte-parole consensuel.

Cette période de carence s’est soudain achevée le 21 mars de la plus étrange façon. La veille de son entretien télévisé de ce mercredi, le président de la République reçoit des parlementaires de sa majorité. L’un de ceux-ci diffuse un enregistrement clandestin dans lequel Emmanuel Macron déclare : « La foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus ».

La formule se répand immédiatement sur les réseaux sociaux. Elle est expressément tenue pour une petite phrase par TF1, francetvinfo, L’Indépendant, L’Humanité, France Bleu, RMC et d’autres. Et elle est reçue de manière très négative. Le quotidien suisse Le Temps évoque « cette petite phrase, maladroitement tirée de son contexte ou volontairement clivante, quoi qu’il en soit très polémique ». « Ce qui m'inquiète, c'est le retour d'une vieille spécialité d'Emmanuel Macron : la petite phrase qui fâche, prononcée à contre-temps », s’inquiète Stéphane Vernay sur RCF.

Comme au temps des gilets jaunes

Il est troublant de constater qu’on retrouve le même genre de phénomène qu’à la grande époque du « carré macronien » (« je traverse la rue », les « Gaulois réfractaires », les « gens qui ne sont rien », le « pognon de dingue ») : des phrases ambiguës, prononcées et/ou saisies plus ou moins au hasard, sorties de leur contexte… ou entrées dedans et interprétées systématiquement de manière négative.

Quant au fond, la petite phrase enfonce pourtant une porte ouverte : bien entendu, la foule n’a pas de légitimité face au suffrage universel (Donald Trump lui-même n’a pas été jusqu’à prétendre que l’assaut du Capitole par ses partisans, le 6 janvier 2021, suffisait à renverser le résultat de l’élection présidentielle américaine). Mais cette analyse constitutionnaliste n’est guère audible : la petite phrase est condamnable, non à cause de son contenu mais à cause de son auteur et du contexte.

Ce qui, en un sens, n’est pas totalement négatif pour Emmanuel Macron : son statut de leader est confirmé. Et c’est même un leader sans concurrent crédible. Mais c’est aussi un leader négatif, celui qui, dans une polarité politique inversée, apparaît comme un repoussoir irremplaçable, attesté par ses petites phrases insupportables – ou du moins insupportées.

M.L.S.

Illustration : copie partielle d’écran TF1, entretien d'Emmanuel Macron avec Marie-Sophie Lacarrau et Julian Bugier

27 février 2023

Sous-entendu et petite phrase chez Emmanuel Macron

Avare de déclarations publiques ces derniers temps, le président de la République l’est aussi, ipso facto, de petites phrases. Ses visites à Rungis le 21 février, puis au Salon de l’Agriculture le 25, ont été pour les médias l’occasion de scruter les propos présidentiels. Comme le note Benjamin Morel, politologue à Paris 2 Panthéon-Assas, « sur un sujet d’actualité, le risque de la petite phrase qui devient virale existe quand on a une caméra qui filme en continu »[i].

La récolte n’est cependant pas très abondante. Christian Huault, éditorialiste de Monaco Matin évoque « quelques petites phrases lâchées entre volailles et légumes, histoire -- entre les deux débats parlementaires -- de reprendre la main sur un sujet patate chaude qu’il a soigneusement laissé entre les mains de sa Première ministre et des vaillants soldats Dussopt et Attal »[ii]. Mais il ne s’aventure pas à des citations plus précises.

En fait, une seule déclaration présidentielle a été qualifié de « petite phrase » par quelques médias. « C’est une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue », assure l’un[iii]. « Cette petite phrase a bien failli échapper aux caméras », estime l’autre[iv]. Mais RMC et deux ou trois autres confirment : s’il y a eu une petite phrase lors de ces visites d’Emmanuel Macron aux temples de l’agro-alimentaire, c’est celle-ci, qui date du 21 :

« on va essayer de faire faire un petit geste diesel, vous allez voir »

Un petit geste pour une petite phrase ? On a connu le président de la République plus radical (« on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « nous sommes en guerre », « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder »…). En fait, on dirait un lot de consolation. Quand Emmanuel Macron s’exprime, on a pris l’habitude d’entendre des petites phrases[v]. Maintenant qu’il s’exprime peu, on ne s’est pas encore dépris de cette habitude : il fallait dénicher une petite phrase quelconque.

Cependant, pourquoi avoir retenu celle-ci plus que d’autres qui ne le méritaient pas moins ? Le président de la République n’annonce rien d’autre qu’une mesure modeste, un « petit geste », encore hypothétique et qui dépendrait d'un tiers (« faire faire »)... Ce choix paraît pourtant assez significatif. Il est fréquent que l’annonce d’une décision à venir, encore mystérieuse, par un haut personnage, soulève un intérêt pas forcément proportionné. Peut-être parce qu’elle manifeste doublement l'exercice du pouvoir : le pouvoir de faire et celui de dire… ou pas.

Les sous-entendus ne sont pas si fréquents en fait sur le terrain politique : les dirigeants annoncent en général soit des mesures décidées, soit des mesures qui devront être validées par d’autres (parlement, partenaires sociaux…).  Ils le sont davantage dans la bouche des dirigeants sportifs. Ainsi, quand l’entraîneur Rudi Garcia note que Cristiano Ronaldo est « sans club pour le moment – joker, comme on dit », la presse sportive y voit expressément une petite phrase[vi]. C’est même devenu un instrument de pilotage majeur pour les présidents des banques centrales, comme lorsque Mario Draghi, en 2012, se dit « déterminé à protéger l’euro quoi qu’il en coûte », sans en dire davantage sur les mesures qu’il pourrait prendre. Les sous-entendus des leaders impressionnent en tant que gestes jupitériens.

M.L.S.

Illustration : copie partielle d’écran TF1


[i] Sur BFM TV, cité par Florent Buisson, « Plan de sobriété sur l’eau, visite en Chine… Les annonces d’Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture », Paris Match, 25 février 2023.

[ii] Christian Huault, « Service après-vente », Monaco Matin, 22 février 2023.

[iii] Guilhem Pouiol, Capital, 21 février 2023.

[v] Voir Michel Le Séac’h, Les Petites phrases d’Emmanuel Macron, autoédition 2022.

[vi] Guillaume Jacquot, « La petite phrase de Rudi Garcia sur l’avenir de Ronaldo », Sport.fr, 10 décembre 2022.

15 février 2023

Contr’Un, de Gaspard Kœnig : à l’Élysée, programme ou incarnation ?

La communication politique est en même temps vedette et paria dans le dernier livre de Gaspard Kœnig, Contre’Un – pour en finir avec l’élection présidentielle.

La première partie de Contr’Un (titre emprunté à Étienne de La Boétie), à la fois pratique et théorique, décrit les affres d’un philosophe embarqué dans une campagne présidentielle. Gaspard Kœnig a tenté l’aventure en 2022, sans obtenir les cinq cents parrainages nécessaires. Étrange tentative puisque ce candidat était hostile par principe à l’élection du président de la République au suffrage universel direct.

Pour lui, cette élection doit être celle d’un programme et non d’un homme : « Je ne pouvais pas prononcer les mots : "Je suis candidat à la présidence de la République." Trop pompeux, trop prétentieux, trop impudique. Et au fond, assez malhonnête par rapport à notre objectif : présenter un programme » (p. 42). Un objectif prégnant au point que sa propre directrice de campagne n’était pas sûre d’avoir compris qu’il s’était déclaré candidat.

Sa paralysie n’est pas seulement verbale. La gestuelle suit. Saluer la foule d’une estrade lui paraît « une rupture d’égalité irrémissible, contraire à l’esprit de la démocratie ». C’était trop pour lui : « Je ne pouvais pas faire ça. Mes bras restaient collés à mon corps. » Or la foule aspire à ce salut. Il lui faut du temps pour l’admettre, non sans gâcher l’occasion. « De guerre lasse, je me résolus à lever le bras, mais d’un air tellement contrit que les vivats s’arrêtaient net » (p. 45).

Sans doute y a-t-il de l’autodérision dans ce portrait d’un candidat empoté, mais Gaspard Kœnig y revient sans cesse : seul le programme compte, l’incarnation lui répugne. « Le point d’orgue de cette personnalisation constante est de savoir qui est, ou qui est vraiment comme on lit sur la couverture des magazines, le candidat. Je l’ignorais moi-même, et ce vaste exercice de psychanalyse participative ne m’a guère aidé » (p. 50). Mais est-il bien raisonnable d’aspirer à la présidence de la République quand on ne sait pas qui l’on est « vraiment » ?

Famille, timbre de voix et petites phrases

Ce qui n’empêche pas les certitudes, pourtant. Le philosophe ne prend jamais de recul par rapport à ses propres conceptions. Jamais il ne se demande pourquoi les citoyens aspirent à une incarnation. « S'intéresse-t-on encore à la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases du troisième ? », demande-t-il (p. 12). À cet « encore », on devine une foi dans l’amélioration du citoyen avec le temps. « Qu’y a-t-il de plus médiéval que ces bains de foule, à mi-chemin entre la guérison des écrouelles et le baiser aux reliques ? », note-t-il aussi (p. 57). Il remonte même plus loin dans l’évolution du vivant : « TGV après TGV, photo après photo, je me sentais comme une bête qui pisse pour marquer son territoire »(p. 56).

Ce n’est pas une simple métaphore. Gaspard Kœnig y revient implicitement, plus loin, en citant l’historien Raymond Huard : « Il apparaît bien que le principe de l’élection d’un "chef", représentant la nation et auquel on s’en remet pour assurer le fonctionnement de l’État, corresponde – même si on peut le regretter – à une structure mentale encore fortement enracinée dans les esprits, au moins au stade actuel du développement de l’humanité. » Et le philosophe d’ajouter : « N’est-il pas temps de changer de structure mentale, de passer à un autre stade de développement de l’humanité ? » (p. 177). Le « il faut dissoudre le peuple » de Bertolt Brecht n’est pas loin. Mais chez le dramaturge allemand, c’était une plaisanterie.

Le temps des programmes est-il venu ou passé ?

Face aux indices qui brossent le tableau impressionniste d’une personnalité politique, Gaspard Kœnig n’en a que pour les idées. « S’il est difficile de dissimuler des idées, il est en revanche aisé de maquiller ses traits de caractère », affirme-t-il, comme si le mensonge n’existait pas en politique. Il déplore « l'absence quasi générale de doctrines et de programmes »* (p. 12). 

* Notation paradoxale puisque, depuis le Programme commun de gouvernement de l’Union de la gauche en 1972, doctrines et programme ont proliféré comme jamais auparavant. Même si, comme le montre Ngram Viewer de Google, le mouvement semble avoir brutalement décéléré :

À l’inverse de ce que désire Gaspard Kœnig, il n’y a pas dépassement de l’homme politique par le programme politique. Au contraire, ce dernier paraît plutôt avoir fait son temps. En 2022, Emmanuel Macron n’a affiché le sien qu’à la mi-mars, à un moment où les jeux étaient déjà faits. Le Parti socialiste avait préparé le sien avec soin ; il n’a pas atteint 2 % des voix – et on l’a reproché à sa candidate, pas à son programme. Éric Zemmour avait dépassé 17 % des intentions de vote avant de présenter un programme, il est tombé à 7 % ensuite.

 Gaspard Kœnig n’a pas subi la même épreuve faute d’avoir pu aller au bout de sa candidature, mais il ne peut admettre que oui, en effet, encore et toujours, depuis aussi loin que l’histoire peut le déterminer, on s’intéresse « à la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases du troisième ».

Le citoyen a-t-il tort ou n’est-ce pas plutôt le philosophe qui contrarie sa propre nature en visant la présidence de la République ? « Oui, oui. Mais tu vois… les gens veulent quand même un chef », lui fait observer Hervé Novelli. Il répond : « Un chef ? Je ne sais pas. Je n’ai pas franchement envie d’être chef »(p. 73). La cause devrait être entendue…

L’incarnation par les petites phrases

Après ces considérations (im)pratiques sur sa propre vocation, Gaspard Kœnig, dans une deuxième partie intitulée « L’Adieu au Général », passe en revue la conception gaullienne du pouvoir. De Gaulle est pour lui « l’homme du 8 juin », car l’élection du président au suffrage universel direct, objet du discours du 8 juin 1962, « représente une rupture majeure dans notre histoire républicaine, faisant d’un homme non plus la clé de voûte, mais le pilier central de nos institutions. Cette concentration de la légitimité démocratique en un seul et unique point transforme le débat public en un pugilat de personnalités qui ne peuvent avoir d’autres objectifs que la présidence » (p. 119).

Ce qui se traduit dans la communication politique par « ces formules répétées, souvent moquées, où de Gaulle se voit comme l’incarnation de la nation, par-delà toute légalité démocratique » (p. 145). En d’autres termes, des petites phrases, témoins et outils de cette incarnation. Gaspard Kœnig analyse avec subtilité la pensée du Général mais, tout à sa condamnation de la personnalisation du pouvoir, il omet de se demander en quoi elle rejoint ou pas les aspirations du peuple. Et même quand il évoque celles-ci, c’est pour les déplorer : « Le peuple réclame son guide. Et il ne supporte pas ceux qui trahissent le devoir d’incarnation : François Hollande, le seul président à avoir voulu rester "normal" au mépris de l’anormalité propre à la fonction, ne fut pas à même de se représenter » (p. 146).

Souveraineté dispersée

Dans une troisième partie, Gaspard Kœnig se demande comment, en pratique, instaurer son idéal. Surprise : il préconise en premier lieu de « revenir à la Ve République », celle de 1958, d’avant le funeste référendum du 28 octobre 1962 qui a instauré l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Deuxième surprise : lui qui déplorait chez le citoyen amateur d’incarnation présidentielle « une structure mentale encore fortement enracinée dans les esprits », il déclare soudain : « l’homme est un animal politique parce que la politique est jouissive, parce qu’on y trouve une réalisation de soi ». Et d’envisager dans « la dispute, disputatio scolastique ou engueulade au café des Sports, un principe de plaisir » (p. 197). À condition toutefois que ces discussions « politiques » se cantonnent à des sujets anodins…

Ce qui est plus facilement le cas, par définition, à un niveau décentralisé, c’est pourquoi le message de Gaspard Kœnig dans ce livre est finalement un plaidoyer en faveur d’une « souveraineté dispersée » assurée par une démocratie locale directe et une démocratie délégative au niveau national. Qu’il espère à l’horizon 2058.

M.L.S.

Gaspard Koenig, Contr’Un – pour en finir avec l’élection présidentielle
Éditions de l’Observatoire, 240 pages, 20 €
ISBN 979-10-329-2650-5