On attendait les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication voire les sciences cognitives… la première
thèse de doctorat spécifiquement consacrée aux petites phrases
relève des sciences du langage. Soutenue par Damien Deias le 7 décembre 2022 à
l’université de Lorraine, elle est désormais
accessible en ligne. Elle est intitulée Les petites phrases en
politique : analyse d’un phénomène médiatique. Les sciences politiques
et la communication ne sont donc pas bien loin…
Le contraire eût été étonnant. Les travaux académiques
antérieurs évoquant les petites phrases s’intéressent en général au cadre de la
communication politique. C’est le cas notamment de la thèse de doctorat soutenue par Laura
Goldberger-Bagalino en 2017 sous le titre Le Web politique :
l'espace médiatique des candidats de la présidentielle 2012.
Damien Déias, qui abrège la locution « petite
phrase » sous la forme « PPh », a organisé son sujet en trois
parties : « Caractériser et définir
les PPh », « Détachement, circulation et reprises des PPh » et
« Fonctionnement argumentatif des PPh ».
Pas de définition
consensuelle
Définir les petites phrases était une gageure. Cependant,
puisque la dénomination est « connue,
repérable, unificatrice », elle « crée une catégorie sémantique (…)
et offre un angle d’attaque pertinent pour le linguiste, au carrefour de
l’énonciation, de la syntaxe, de la sémantique et de la pragmatique ». On
comprend aisément qu’un carrefour aussi fréquenté n’est pas facile à traverser.
Il n’existe pas de définition
couramment admise de l’expression « petite phrase ». Pas de
traduction consensuelle en d’autres langues, non plus. Le concept n’est pas
propre au français, pourtant : « des objets similaires aux petites
phrases existent en anglais, italien, espagnol ou allemand, mais nous sommes
bien en peine pour trouver un équivalent à l’étiquette francophone ».
Damien Déias envisage même que la PPh constitue à elle seule
un « genre de discours » ‑ un thème
cher à son directeur de thèse, Mustapha
Krazem. Au terme d’un examen de la
pratique médiatique du détachement des PPh, encouragée côté politique, il
conclut néanmoins qu’elles ne sont au fond qu’une « forme de routine […], pas suffisante pour parler de
genre discursif. »
Avant tout, une pratique
citationnelle
La dénomination « petite
phrase » est d’usage relativement restreint, d’ailleurs. Si le grand public
sait ce qu’est un proverbe ou un slogan, la PPh n’est pas une catégorie nommée
spontanément. Il serait pourtant erroné de n’y voir qu’une projection
médiatique sans contenu discursif et linguistique solide. Plutôt qu’à un genre
discursif, elle renvoie à une « pratique citationnelle » :
« est une PPh un énoncé détaché par un tiers médiatique et qui a été nommé
"petite phrase" par celui-ci ». Cette définition presque
tautologique permet au moins d’avancer. Elle rejoint d’ailleurs celle donnée
par Alice Krieg-Planque : « un énoncé que certains acteurs sociaux
rendent remarquable et qui est présenté comme destiné à la reprise et à la
circulation. » De fait, si les journalistes qui citent une PPh désignent
toujours son auteur, ils rappellent souvent le discours dont elle est extraite
et la situation d’énonciation.
Damien Déias ne s’en tient
pas à cette définition utilitaire : au terme de sa
première partie, il dégage une définition « de linguiste » plus
complexe. Elle comprend huit points : 1) La dénomination « PPh » désigne un fragment de discours ayant subi
un détachement fort pour être cité dans un texte. 2) La dénomination « PPh »
provient du monde des professionnels de la communication et des médias. 3) La
dénomination « PPh » est de valeur péjorative. 4) Le détachement des PPh
est opéré par des acteurs médiatiques. 5) L’intégration
des PPh au discours journalistique peut impliquer des adaptations et
modifications des énoncés détachés. 6) Les PPh en circulation sont des phrases
courtes. 7) La PPh marque une prise de position vigoureuse et/ou un
engagement énonciatif fort. 8) Les PPh sont engagées dans un processus de
circulation intense.
Très logiquement compte tenu de cette
définition, la deuxième partie de la thèse a pour thème « Détachement, circulation et reprises des PPh ».
Pratique citationnelle, celles-ci ne se réduisent pourtant pas à un discours rapporté. Elles circulent de discours
en discours et dans des mémoires collectives, et elles sont souvent polémiques.
Leur détachement découle d’une « surassertion », notion introduite
par Dominique Maingueneau, les énoncés surassertés étant « préparés par le
locuteur et signalés comme étant détachables ».
Cette détachabilité n’est
cependant pas une règle absolue, car – et Damien Déias cite ici le professeur
Maingueneau ‑ « rien n’empêche un journaliste, par une manipulation
appropriée, de convertir souverainement en "petite phrase" une
séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des "petites
phrases" à partir de plusieurs phrases. »
Ce que devient la petite
phrase
Il n’y a pas de surassertion
non plus dans le cas des PPh « manifestement involontaires, qui échappent
à l’acteur politique ». Trois cas de figures principaux se
distinguent : le lapsus, l’erreur de communication (un énoncé malheureux
est détaché et devient une PPh) et la PPh volée (des propos authentiques qui
n’étaient pas destinés à devenir publics). Ils seraient toutefois
« marginaux dans l’ensemble de la production des PPh ».
La surassertion est avant tout
verbale, puisque « les PPh sont d’abord des phénomènes oraux », mais
elle peut être soutenue par une gestuelle. Elle l’est aussi par l’évolution des
médias : les chaînes d’information en continu ont suscité
« des dispositifs médiatiques que nous qualifions de "fabrique des
PPh" », car elles « poussent les acteurs politiques à produire
des énoncés remarquables susceptibles d’être détachés ». Il en va de même
dans les entretiens de presse écrite, où « la
production d’énoncés surassertés devenant des PPh est […] une modalité négociée
et préparée ».
Il ne suffit pas que la PPh
soit prononcée : elle doit être détachée et rapportée, « elle devient
en soi une actualité ». Damien Deias étudie
donc le travail effectué sur les PPh par les journalistes. Il note qu’elles
« sont souvent accompagnées de
verbes introducteurs spécifiques » comme « tempête »,
« lancé » ou « lâché » qui orientent leur réception par le
lecteur.
Une fois détachée, la PPh peut être citée,
voire modifiée (« défigée »), sans même qu’il soit nécessaire de
préciser son auteur ou son contexte. Damien Déias distingue ainsi un
« continuum des reprises : 1)
énoncé dans le discours source, 2) énoncé entouré/accompagné du cotexte, 3)
PPh, 4) Expression issue de la PPh. Malgré « plusieurs points communs »,
il distingue cependant la PPh de la « formule » telle que définie par
Annie Krieg-Planque. Il constate aussi des reprises sous forme de « snowclones » mais évite prudemment de
s’aventurer sur le terrain de la « mémétique ».
La vie des PPh peut devenir
aventureuse : Damien Déias souligne la fréquence et la diversité des
utilisations parodiques.
La petite phrase côté auditoire
Si le personnage principal est le locuteur dans la première
partie de la thèse et le journaliste dans la seconde, la troisième s’intéresse
à l’auditeur. Beaucoup plus brève, elle « vise à décrire le fonctionnement
argumentatif des PPh, les considérant comme un outil stratégique pour les
acteurs politiques et médiatiques ». L’analyse du discours y flirte avec
la science politique.
La question est moins simple qu’il n’y paraît. L’auditoire
ramène la PPh à « un seul énonciateur,
quand bien même il s’agit d’une co-construction avec les médias, et quand bien
même certaines PPh peuvent être le fruit d’une préparation collective. Elle
est, en tous les cas, assumée ou attribuée à un seul sujet ("la petite phrase de…") ». Or, souligne Damien Déias en se référant à
Chaïm Perelman, « étudier l’argumentation, c’est avant tout étudier le
rapport de l’orateur à l’auditoire ».
Quant à l’auditoire, « pour qu’un acteur politique puisse espérer que sa PPh soit non seulement
détachée, mais aussi qu’elle puisse susciter l’adhésion d’une partie des
lecteurs qui croiseront son chemin dans les médias, il doit veiller à ce que
ces derniers puissent être en accord avec une doxa qu’elle
véhicule ».
Quant à l’orateur, Damien
Déias souligne à juste titre que « le phénomène des PPh met en
avant, dans la triade rhétorique aristotélicienne, l’ethos » : si les premières contribuent à construire le second,
le second influence la réception des premières par le public. Cette relation à
double sens est spécialement visible dans le cadre des débats politiques ;
la thèse s’étend en particulier sur les débats télévisés de second tour lors
des élections présidentielles.
Ces débats illustrent la
relation entre les PPh et la polémique. L’expression « petite
phrase » elle même « est une dénomination dépréciée, souvent
envisagée péjorativement ». D’où ce paradoxe : alors que les acteurs
politiques en usent largement, « la dénomination "PPh" est
perçue négativement, y compris par les acteurs médiatiques. Elle est utilisée
pour dénigrer le discours de l’adversaire et l’adversaire lui-même. Celui qui
fait des PPh, c’est toujours l’autre. »
Ce caractère polémique
conduit Damien Déias à développer en conclusion un concept qui lui est propre,
celui de « confusion des scènes », déjà
présenté dans un article recensé (et contesté) ici même : « la
parole politique se met alors en scène comme une parole du quotidien, parfois
injurieuse ou violente, parfois parodique ».
Reste-t-il des pierres à
retourner ?
En s’attaquant au sujet encore très peu exploré des petites
phrases, Damien Déias a fait œuvre de pionnier. La richesse de sa thèse et la
grande diversité des thèmes évoqués montrent que, malgré leur dénomination, les
« petites phrases » ne sont pas un sujet mineur. Qu’il ait
fallu attendre 2023 pour que le monde académique en prenne conscience,
s’agissant d’une expression utilisée depuis au moins un demi-siècle, demeure un
mystère.
Damien Déias s’est efforcé de ne laisser aucune pierre qui
n’ait été retournée. A-t-il néanmoins laissé un peu d’espace pour ses successeurs ?
Oui bien sûr, que leur travail relève des sciences du langage ou d’autres
sciences.
Par exemple, s’il évoque la relation entre ethos et
PPh, il ne se penche à aucun moment sur le troisième élément de la triade
aristotélicienne, le pathos. Sauf erreur, le mot est même totalement
absent de sa thèse. Y a-t-il une relation entre PPh et pathos ? Par
exemple, évoquerait-on comme des PPh « je traverse la rue » ou
« le pognon dingue » sans un pathos français ? L’ethos même, en
l’occurrence, ne procède-t-il pas du pathos ?
Si Damien Déas s’interroge légitimement sur les équivalents
de l’expression PPh dans d’autres langues, il n’étend pas sa recherche aux
équivalents du passé (pique, trait, flèche…). Ce n’est pas un oubli. « Peut-on parler de PPh avant la création de la
dénomination ? » demande-t-il expressément. Non, répond-il
implicitement : il s’agit de « prendre appui sur la dénomination "petite phrase"
pour créer un concept linguistique ». Ce qui le conduit d’ailleurs à
refuser l’appellation « petite phrase » aux citations historiques(1).
Un point de vue différent pourrait assurément être soutenu.
Alors que les « verbes
introducteurs » utilisés par les journalistes sont bien étudiés, les
adjectifs, en revanche, le sont peu, hormis bien sûr « petit », étudié
dans la première partie à propos de la formulation PPh
elle-même. L’adjectif « polémique » est, lui, analysé dans la
troisième partie. Pourtant lourd de sens et souvent accolé à l’expression
« petite phrase », l’adjectif « assassine » n’est
cité que deux fois, dont une en italien, à propos de PPh spécifiques.
Philosophique, malheureuse, nostalgique et autres adjectifs souvent accolés aux
PPh pourraient devenir un jour un sujet d’étude.
Enfin, si Damien Déias note
au passage la présence de métaphores, voire de métaphores filées, dans
certaines PPh, il ne cherche pas à analyser spécifiquement leur rôle dans la
genèse de celles-ci. De nombreux travaux ont déjà étudié la place des
métaphores dans les proverbes ; le
tour des PPh viendra certainement.
Michel Le Séac’h
Damien Deias. Les
petites phrases en politique : analyse d’un phénomène médiatique. Linguistique.
Université de Lorraine, 2022. Français. NNT : 2022LORR0181. tel-03933020
(1) Je compte revenir sur ce sujet prochainement.
Illustration : The Orator, par Steve
Tannock, via Flickr
sous licence CC
BY-NC-SA/2.0