Journalistes ou politologues, la plupart des commentateurs
semblent d’accord sur le « pognon dingue » d’Emmanuel
Macron : c’est une petite phrase et elle est délibérée. Dans La
Dépêche, Cyril Brioulet évoque ainsi « une petite phrase
volontairement filmée et mise en ligne par Sibeth Ndiaye, la conseillère
communication d'Emmanuel Macron, et retweetée par le chef de l'État ».
On trouve des analyses du même genre dans les médias les plus divers, de Capital
à Gala
en passant par RTL.
Que la vidéo ait été délibérément mise en ligne, c’est
incontestable et revendiqué. Mais qu’elle ait été destinée à diffuser une
« petite phrase », et cette petite phrase-là, c’est moins sûr. Qu’a
dit en réalité le président de la République ?
[…] on met trop de pognon, on
déresponsabilise et on est dans le curatif. Et donc toute notre politique
sociale[...], c'est qu'on doit mieux prévenir [...] et on doit mieux
responsabiliser tous les acteurs. [...] Prévenir, responsabiliser. [...] La
politique sociale, regardez, on met un pognon de dingue dans des minima
sociaux, les gens ils sont quand même pauvres, on n'en sort pas, les gens qui
naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui tombent pauvres ils restent
pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens de s'en sortir [...] Il faut
prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu'ils sortent de la
pauvreté. Et sur la santé c'est pareil [...]
« On met un pognon de dingue dans des minima
sociaux » occupe trois secondes, de la 27e à la 30e d’une vidéo de 1 minutes 53 secondes. La formule attire l’attention par
son caractère argotique, mais rien ne permet de dire que le chef de l’État ait
souhaité qu’on la retienne de préférence à « Prévenir,
responsabiliser » ou à « il faut prévenir la pauvreté et
responsabiliser les gens ».
Plus de la moitié des commentateurs transforment
spontanément « des minima sociaux » en « les minima
sociaux ». Sans s’engager dans le vieux débat sur la valeur sémantique
respective de l’article défini et de l’article indéfini, on sent bien que la
première formule est moins forte que la seconde. De plus, quand d’Emmanuel
Macron ajoute « sur la santé c’est pareil », il indique
clairement qu’il vise non pas spécifiquement les minima sociaux mais la
politique sociale en général.
Par ailleurs, le commentaire de Sibeth Ndiaye accompagnant
la vidéo a été maintes fois reproduit mais rarement analysé :
« Le Président ? Toujours
exigeant. Pas encore satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès
de la Mutualité, il nous précise donc le brief ! Au boulot ! »
Et de fait, la vidéo montre un simple échange d’idées du
président de la République avec ses collaborateurs. Faut-il vraiment voir du
billard à trois bandes dans sa mise en ligne ? On pourrait très bien
prendre au premier degré ce qu’écrit Sibeth Ndiaye : en tant que
conseillère communication, elle cherche à répandre l’image d’un président
bosseur.
Pourtant, ce n’est guère incontestable, « on met un
pognon dingue dans les minima sociaux », souvent résumé par « un
pognon dingue », est devenu une petite phrase – une petite phrase abondamment commentée dans les réseaux sociaux et les courriers des lecteurs, et généralement considérée comme négative. Elle l’est devenue non parce
qu’Emmanuel Macron l’a prononcée mais parce que les commentateurs l’ont
prélevée, elle et pas ses voisines, dans une vidéo d’une séance de travail.
Elle avait tous les atouts pour cela, elle était digne d’un « président
des riches » et contribue à alimenter cette image, même si ‑ qu’on relise
la déclaration ci-dessus ‑ le but explicite d’Emmanuel Macron est que les
gens « sortent de la pauvreté ».
Quand un homme politique souhaite qu’une formule soit
extraite d’un texte complexe et devienne une petite phrase, la moindre des
choses est de la désigner clairement. Cela peut se faire par exemple en la
redoublant. Qu’a redoublé Emmanuel Macron ? « Prévenir »
et « responsabiliser ». Cela peut se faire aussi par un
commentaire annexe. Qu’a signalé Sibeth Ndiaye par son tweet ? Rien de spécifique dans
le contenu même de la vidéo. Il est vrai que le système du tweet explicite n’avait pas bien réussi au président de la République à propos de la séparation de l’Église et de l’État…
Emmanuel Macron a décidément un peu de mal avec la mécanique des petites
phrases. Les billets ci-dessous vous proposent quelques retours en
arrière :
- Emmanuel Macron a-t-il critiqué les 35 heures ? « C’était des fausses idées » !
- « Le traité de Versailles de la zone euro » : quand Emmanuel Macron s’essaie aux petites phrases
- « La vie d’un chef d’entreprise est bien souvent plus dure que celle d’un salarié » : une petite phrase involontaire d’Emmanuel Macron
- Emmanuel Macron, un candidat à l’élection présidentielle en manque de petite phrase
- Emmanuel Macron pratique le tweet et en même temps refuse la petite phrase
- Les petites phrases d’Emmanuel Macron : en marche avant ou en marche arrière ?
- « Il faut retourner dans son pays » : Emmanuel Macron sur une ligne de fracture
- « Les Français détestent les réformes » : encore une petite phrase imprudente d’Emmanuel Macron
- « Ce que vous pouvez faire pour votre pays » : Emmanuel Macron dans les pas de Kennedy ?
- « Make our planet great again » : la petite phrase d’Emmanuel Macron, un snowclone qui tombe à pic
"Macron, la politique des petites phrases", titre Causeur à propos du "pognon dingue". Pourtant, la politique du président de la République est probablement mieux maîtrisée que ses petites phrases. |
Michel Le Séac’h