04 décembre 2018

Gilets jaunes et petites phrases

Rarement un mouvement politique ou social a suscité autant de commentaires en tous genres que celui des « gilets jaunes ». Un seul point paraît à peu près consensuel : les causes du mouvement ne se bornent pas à l’augmentation du prix des carburants. Parmi toutes les causes envisageables, les petites phrases tiennent une place de choix.


Les petites phrases de Christophe Castaner, de Gérald Darmanin ou de Benjamin Griveaux, mais surtout celles d’Emmanuel Macron. « 80 % du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du chef de l’État depuis six mois », estime même, sous couvert d’anonymat, un député LaREM cité par Mathilde Siraud dans Le Figaro du 3 décembre. Les quatre cinquièmes du bordel ! Déclaration que BFM TV commente ainsi : « Cette idée que la contestation dans la rue se cristallise autour de la personnalité du président de la République fait désormais le sel de l'opposition. »  Autrement dit, on connaît la personnalité du président de la République à travers ses petites phrases.

Le professeur Arnaud Mercier rejoint en grande partie cet avis dans une étude publiée le 3 décembre par The Conversation et reprise par franceinfo et La Tribune. Selon lui, Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance « en multipliant depuis son élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en galère, au profit des "premiers de cordée" ».

On note l’adjectif « assassines », marque d’une grande violence. Il s’applique à ces formules, expressément citées : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », « Des Gaulois réfractaires au changement », « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux », « Les gens qui ne sont rien ». Assassines, ces petites phrases ? Au premier degré, elles évoquent plutôt des « brèves de comptoir ». Pourtant, elles ont contribué à mettre des centaines de milliers de gens dans la rue et sur les ronds-points. C’est donc qu’elles contiennent un second degré très puissant.

Un second degré qui n’est certainement pas dans l’intention du président de la République mais dans l’interprétation qu’en font les Français. La petite phrase appartient davantage à celui qui la reçoit qu’à celui qui la prononce.

Michel Le Séac’h 

22 novembre 2018

Mots – Les langages du politique : les petites phrases côté sciences du langage

Dans petite phrase il y a phrase : de quoi attirer légitimement l’attention de la linguistique et autres sciences du langage. Ainsi la revue Mots – Les langages du politique a-t-elle publié cet été un numéro 117 consacré aux « petites phrases » (les guillemets sont d’elle). Le propos introductif de Henri Boyer et Chloé Gaboriaux, coordinateurs du dossier, annonce la couleur, ça ne va pas être un sujet simple, puisqu’il est intitulé « Splendeurs et misères des petites phrases » (Splendeurs et misères des courtisanes est l’un des romans de Balzac les plus sombres et les plus complexes ; il paraît qu’il détient le record du nombre de personnages). Il est difficile de donner une définition satisfaisante de la petite phrase, estiment-ils[i], citant diverses tentatives avant de parvenir à celle-ci :

La description scientifique de ce phénomène linguistique (et fait discursif) se veut à la fois plus objective et plus neutre. Il s’agit d’un segment de taille variable, emprunté à un ensemble discursif plus long pour être reproduit – fidèlement ou non – dans la sphère médiatique, de façon décontextualisée, souvent en raison de son caractère polémique.

Cette définition, qui laisse entrevoir maintes exceptions possibles, considère d’emblée que le « phénomène linguistique » n’en est pas vraiment un, ou pas seulement, puisque le fait constitutif de la « petite phraséification » serait l’emprunt fait au discours par la sphère médiatique. Aussi le dossier est-il « résolument pluridisciplinaire : les sciences du langage, de la communication et de l’information et la sociologie politique sont appelées à rendre compte des différentes facettes de ce phénomène ».

Le dossier, paradoxalement, ne cite pas beaucoup de petites phrases spécifiques. Son premier article est certes consacré à « la culture n’est pas une marchandise comme les autres », mais son auteure, Irit Sholomon-Kornblit, note que la qualification de « petite phrase » est ici incertaine : la déclaration « n’étant pas attribuée à une personnalité politique particulière, elle devrait plutôt être considérée comme une maxime ». La distinction importe peu, d’ailleurs, puisque l’article, conformément à son titre, est consacré à une analyse rhétorique et argumentative de cette petite phrase/maxime. Il alimente le débat sur la valeur de la culture plus qu’il n’éclaire la mécanique des petites phrases.

L’électeur trop peu présent

Les sciences politiques sont représentées au sein du dossier par Éric Treille et Romain Mathieu. Le premier s’est penché sur « L’expression politique à l’épreuve des débats télévisés des primaires de 2016-2017 ». Il constate que la brièveté des interventions, corollaire du grand nombre des compétiteurs en présence, a favorisé « l’usage de phrases courtes à visée pédagogique », autrement dit des « stratégies rhétoriques de réduction de phrases déjà formellement "petites" ». Et comme les primaires opposaient des compétiteurs du même camp, « les échanges ont banni les petites phrases trop définitives » ou ont été une « fabrique de petites phrases majoritairement consensuelles ». Sûr ? Curieusement, l’auteur ne cite le « qui imagine le général de Gaulle mis en examen » de François Fillon que de manière indirecte, à propos de la réponse de Nicolas Sarkozy ou d’une reprise de Bruno Le Maire. Étant donné l’énorme retentissement dans les médias et dans l’opinion de cette sortie largement qualifiée de « petite phrase », il eût été bon de s’interroger davantage sur ce qui distingue la phrase courte de la petite phrase.

Romain Mathieu s’est intéressé pour sa part à l’un des extrêmes de l’éventail politique dans « Les petites phrases comme instrument des négociations électorales. L’exemple de la gauche radicale ». Il souligne fortement, comme dans la définition de Henri Boyer et Chloé Gaboriaux citée plus haut, que les petites phrases se situent « à l’intersection du politique et du médiatique » et « résultent d’une logique de coproduction. Ce sont les acteurs politiques qui produisent des énoncés candidats au détachement par différents procédés de surassertion […]. Mais ce sont les journalistes qui détachent et décontextualisent (au sens d’une « sortie de texte) ces énoncés. » Romain Mathieu se penche donc sur l’utilisation de petites phrases en situation de négociations, par médias interposés, entre partis d’extrême-gauche. 

L’intérêt de cette étude est de situer les petites phrases au sein d’une culture politique spécifique. Comme l’auteur le note, elles se signalent notamment par « des représentations relatives à l’espace de la gauche radicale » ou « des signifiants culturels communs aux acteurs en présence ». Il est dommage n’être pas allé jusqu’au bout de la logique en s’interrogeant sur ce qui conduit les négociateurs à considérer que ces petites phrases ont un poids dans les négociations – car ils ne se les adressent pas les uns aux autres et ne comptent pas sur la presse pour arbitrer leurs débats. Le destinataire de la petite phrase est clairement l’électeur d’extrême-gauche ; c’est lui qui,à tort ou à raison, est censé lui donner de l’importance ou pas. Mais cet acteur-là paraît étrangement absent.

Plusieurs vies pour une petite phrase – donc plusieurs géniteurs ?

L’électeur, Sarah Al-Matary et Chloé Gaboriaux ont tenté d’aller à sa rencontre dans « Une nouvelle lutte des "clashes" ? Fragmentation des discours de campagne et mutation des clivages (France, 2016-2017) ». Elles s’intéressent à la dimension polémique des petites phrases en se demandant si la conflictualité vise à fournir aux électeurs « de nouveaux points de repère », Cependant, leur définition de la petite phrase laisse encore de côté le destinataire final : « c’est un énoncé coproduit, qui n’existe que par sa mise en valeur et en circulation par une pluralité d’acteurs sociaux, par le biais de procédés discursifs, médiatiques et politiques ». Le concept de coproduction représente un élargissement important de la définition posée dans l’introduction du dossier (voir plus haut), qui n’envisageait comme producteur de la petite phrase que celui qui la prononce. Étudiant plusieurs exemples, les auteures soulignent : « la plupart ont d’ailleurs été qualifiés de "petites phrases" dans la presse ». Ce qui pourrait ouvrir la voie à une définition radicale, pragmatique et objective : la petite phrase serait un énoncé que la presse qualifie de petite phrase ! 

Mais ce n’est pas suffisant. Les auteures notent très justement que certaines petites phrases peuvent être reprises, « enchâssées », détournées, etc. : « Ainsi, une petite phrase peut avoir plusieurs vies ». Or les papas ou les mamans des vies numéros 2, 3, etc. ne sont ni l’auteur initial, ni, le plus souvent, la presse : c’est donc d’une part que la coproduction est complexe, d’autre part qu’il y a dans la petite phrase, au moins potentiellement, davantage de sens qu’il n’y paraît à première vue.

Sarah Al-Matary et Chloé Gaboriaux posent par ailleurs une question fort pertinente à propos des petites phrases : « comment peuvent-elles à la fois condenser les significations complexes de la division politique et donner le sentiment d’un appauvrissement du discours ? ». À quoi elles répondent in fine : « ces énoncés susceptibles d’être détachés et mis en circulation se distinguent en effet toujours par leur épaisseur sémantique, ce qui explique l’attrait qu’ils suscitent. C’est leur parcours médiatique qui tend à les appauvrir. » C’est oublier que beaucoup de petites phrases qualifiées de telles par la presse n’étaient évidemment pas destinées à être détachées et mises en circulation. C’est en quelque sorte leur épaisseur sémantique qui provoque leur détachement, par la presse ou par l’opinion. Qu’on songe par exemple au « Je traverse la rue, je vous trouve un emploi » d’Emmanuel Macron, qui ne manquait sûrement pas d’épaisseur sémantique dans l’esprit du président de la République mais en a pris une autre dans l’esprit de beaucoup de Français. Comme disent les auteures, « il faudrait élargir l’enquête ».

La petite phrase comme construction collective

Le dossier de la revue Mots s’achève sur un article d’Annabelle Seoane, « La "petite phrase", une catégorisation méta-agissante du discours », qui fait remonter cette « catégorisation » aux années 1970 et l’explique par des transformations du paysage médiatique français. Il est vrai que le syntagme « petite phrase » a pris son essor à l’époque ; il relevait auparavant du vocabulaire musical – cf. la « petite phrase de Vinteuil ». Cependant, le concept est bien antérieur, sous d’autres noms : mots, figures, apophtegmes (« Georgette ne faisait pas de phrases. C'était une penseuse; elle parlait par apophtegmes », écrivait Victor Hugo, qui avait réfléchi à la question[ii]), etc. Beaucoup de remarques de Quintilien sur les sentences restent valables de nos jours.

« Cette catégorisation implicite autre chose que ce qui est simplement dit », note l’auteure. Il y a « contenu latent ». Mais qui le met là, ce contenu ? L’auteur de la petite phrase, sans doute, dans bien des cas (qui croirait que François Fillon parlait du général de Gaulle quand il disait « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen » ?). Mais d’autres fois, l’auditeur. Quand Emmanuel Macron dit : « je traverse la rue, je vous trouve un emploi », il croit parler d’emploi, c’est l’auditeur qui entend l’autoportrait d’un homme manquant d’empathie[iii]. « La catégorisation de "petite phrase" crée une relation de connivence ancrée dans un paradigme préexistant et un à-construire avec le lecteur », conclut enfin Annabelle Seoane ; « […] la "petite phrase" esquisse le passage d’un dit individuel à un dit plus collectif » : au dernier moment, l’auditeur entre enfin en force dans le dossier comme un acteur majeur de la petite phrase politique, et avec lui la psychologie, la sociologie, voire les neurosciences cognitives. Il était temps !

Michel Le Séac'h

Mots -- Les langages du politique, n° 117, juillet 2017, 160 p., E.N.S. Editions




[i] Pour moi, celle retenue par l’Académie française au sein de l’article « phrase » est un grand pas vers l’idéal du fait de sa richesse. Voir http://www.phrasitude.fr/2015/07/petite-phrase-la-definition-magistrale.html
[ii] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 139. Voir aussi « Merde, ce que Cambronne doit à Victor Hugo », http://www.phrasitude.fr/2015/06/merde-ce-que-cambronne-doit-victor-hugo.html, et « Le mot de Cambronne : une revanche hugolienne ? », http://www.phrasitude.fr/2015/06/le-mot-de-cambronne-une-revanche.html.
[iii] Voir « Je traverse la rue » : la flèche de l’image d’Emmanuel Macron s’égare », http://www.phrasitude.fr/2018/09/je-traverse-la-rue-la-fleche-de-limage.html

18 septembre 2018

« Je traverse la rue » : la flèche de l’image d’Emmanuel Macron s’égare

Le président de la République est le personnage le plus important vers lesquels les citoyens puissent se tourner. On espère de lui, en tant que leader, un rôle protecteur et un guidage dans la bonne direction. On attend ses oracles et l’on cherche à le connaître ; les petites phrases résument sa pensée. S’il n’en fournit pas lui-même, on en trouvera pour lui.

Emmanuel Macron semble avoir du mal à intégrer cette constante de la communication politique. Bien entendu, il lui arrive de proposer délibérément des formules calibrées pour frapper l’opinion. Certaines fonctionnent (« Make our planet great again »). D’autres sont plus laborieuses (« Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays »). Mais dans l’ensemble, ces petites phrases ne sont probablement pas assez congruentes avec ses attitudes et ses comportements. Souvent, les médias et les citoyens préfèrent picorer à leur gré dans ses expressions publiques.

Au hasard ? Sûrement pas. Ces petites phrases successives sont ce que leurs sélectionneurs retiennent du chef de l’État. Emmanuel Macron est un personnage complexe dont l’image politique n’est pas encore figée. Les petites phrases choisies sont donc disparates, elles passent par des flambées soudaines puis disparaissent plus ou moins vite. Mais elles dessinent peu un peu un portrait en patchwork. Elles forment une « flèche de l’image » progressivement révélée.

L’orientation de cette flèche a de quoi inquiéter les communicants présidentiels. Le dernier épisode en date semble confirmer qu’elle vole dans une direction dangereuse. « Je traverse la rue, je vous trouve un emploi », réponse d’Emmanuel Macron à un jeune chômeur qui visitait l’Élysée ce dimanche à l’occasion des Journées du patrimoine, a remporté un succès énorme.


Cette formule anodine était en concurrence avec des centaines d’autres prononcées publiquement ce jour-là par le président de la République. Elle n’était pas vraiment « détachable », elle ne signifie pas grand chose hors de son contexte. Pourtant, elle été reconnue très vite comme une « petite phrase » par de nombreux médias comme Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio ou LCI. Elle a été reprise des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter.

Or son interprétation générale n’est pas douteuse : le président manque d’empathie, pour le dire diplomatiquement. Venant après le « pognon dingue » ou « les Français détestent les réformes », le fait même qu'elle ait été retenue par les acteurs de l'opinion dénote une dégradation progressive de l'image du président -- image qu'elle contribue en même temps à façonner. S'il continue à alimenter ce cercle vicieux, Emmanuel Macron devra se préparer sérieusement à traverser la rue.

Illustration : copie partielle d’un écran BFM TV

Michel Le Séac’h

30 août 2018

Emmanuel Macron et le « Gaulois réfractaire au changement »

Emmanuel Macron, en visite au Danemark, a rendu hommage hier à son « peuple luthérien qui n’est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ». Ce « Gaulois réfractaire au changement » a aussitôt été isolé du discours pour être commenté séparément.


De nombreux médias ont sans détour qualifié la formule de petite phrase, à l’instar de LCI, RTL, Le JDD, France Culture, etc. Dans la foulée, beaucoup d’autres, reprenant une dépêche de l’AFP, surenchérissent en évoquant « une sortie qui rappelle sa petite phrase de l’été 2017 sur les Français qui "détestent les réformes" ». Cet effet performatif (si les médias disent que c’est une petite phrase, alors c’en est une) est confirmé par un grand nombre de commentaires dans les médias sociaux et les forums en ligne (260 commentaires de lecteurs sur le site de 20 minutes le 30 à 11h00, par exemple).

Si l’on veut un indicateur synthétique de l’attention portée par l’opinion publique à cette phrase, voici le score des recherches sur le terme « gaulois » au cours des sept derniers jours selon Google Trends. Il est clair que quelque chose s’est passé le 29 août !



« Le Gaulois réfractaire au changement » ne se présentait pas comme une formule détachable. C’était une proposition subordonnée d’une phrase élogieuse consacrée aux Danois. Peut-on y voir pour autant une formule innocente ? Elle dénoterait à tout le moins un grand manque d’empathie : quel peuple apprécierait que son dirigeant aille dire du mal de lui à des étrangers ? Car il ne faisait aucun doute dans le contexte que « réfractaire au changement » n’était pas un compliment !

Emmanuel Macron est réputé apprendre vite. Il a déjà une riche expérience des petites phrases malheureuses, des « illettrés » au « pognon dingue » en passant par les « kwassa-kwassa » ou la « vie plus dure des entrepreneurs ». Il sait bien que si, en France, il peut souvent échapper à la presse, qu’il n’aime pas, il est forcément exposé à l’étranger. Il est donc difficile de croire que sa formule ait été une pure étourderie. Il est possible en revanche qu’elle ait été une imprudence notoire.

« Il se structure une opposition forte entre nationalistes et progressistes », avait déclaré un peu plus tôt le président de la République. Cette idée d’un nouvel antagonisme qui se substituerait à l’opposition gauche/droite paraît centrale dans sa pensée politique. Il s’est explicitement posé en leader des progressistes, à l’exact opposé de MM. Salvini et Orban. En comparant le Danemark et la France, il était probablement guidé par cette idée. Mais si vanter le « peuple luthérien » évoquait déjà une référence plus nationaliste que progressiste, renvoyer les Français dans le camp auquel il s’oppose était leur tendre une verge pour se faire battre.

Michel Le Séac'h

Photo : copie d'écran LCI

24 juin 2018

Le « pognon dingue » d’Emmanuel Macron : une petite phrase probablement pas délibérée

Journalistes ou politologues, la plupart des commentateurs semblent d’accord sur le « pognon dingue » d’Emmanuel Macron : c’est une petite phrase et elle est délibérée. Dans La Dépêche, Cyril Brioulet évoque ainsi « une petite phrase volontairement filmée et mise en ligne par Sibeth Ndiaye, la conseillère communication d'Emmanuel Macron, et retweetée par le chef de l'État ». On trouve des analyses du même genre dans les médias les plus divers, de Capital à Gala en passant par RTL.

Que la vidéo ait été délibérément mise en ligne, c’est incontestable et revendiqué. Mais qu’elle ait été destinée à diffuser une « petite phrase », et cette petite phrase-là, c’est moins sûr. Qu’a dit en réalité le président de la République ?

[…] on met trop de pognon, on déresponsabilise et on est dans le curatif. Et donc toute notre politique sociale[...], c'est qu'on doit mieux prévenir [...] et on doit mieux responsabiliser tous les acteurs. [...] Prévenir, responsabiliser. [...] La politique sociale, regardez, on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres, on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui tombent pauvres ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil [...]

« On met un pognon de dingue dans des minima sociaux » occupe trois secondes, de la 27e à la 30e d’une vidéo de 1 minutes 53 secondes. La formule attire l’attention par son caractère argotique, mais rien ne permet de dire que le chef de l’État ait souhaité qu’on la retienne de préférence à « Prévenir, responsabiliser » ou à « il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens ».

Plus de la moitié des commentateurs transforment spontanément « des minima sociaux » en « les minima sociaux ». Sans s’engager dans le vieux débat sur la valeur sémantique respective de l’article défini et de l’article indéfini, on sent bien que la première formule est moins forte que la seconde. De plus, quand d’Emmanuel Macron ajoute « sur la santé c’est pareil », il indique clairement qu’il vise non pas spécifiquement les minima sociaux mais la politique sociale en général.

Par ailleurs, le commentaire de Sibeth Ndiaye accompagnant la vidéo a été maintes fois reproduit mais rarement analysé :

« Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il nous précise donc le brief ! Au boulot ! »

Et de fait, la vidéo montre un simple échange d’idées du président de la République avec ses collaborateurs. Faut-il vraiment voir du billard à trois bandes dans sa mise en ligne ? On pourrait très bien prendre au premier degré ce qu’écrit Sibeth Ndiaye : en tant que conseillère communication, elle cherche à répandre l’image d’un président bosseur.

Pourtant, ce n’est guère incontestable, « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », souvent résumé par « un pognon dingue », est devenu une petite phrase – une petite phrase abondamment commentée dans les réseaux sociaux et les courriers des lecteurs, et généralement considérée comme négative. Elle l’est devenue non parce qu’Emmanuel Macron l’a prononcée mais parce que les commentateurs l’ont prélevée, elle et pas ses voisines, dans une vidéo d’une séance de travail. Elle avait tous les atouts pour cela, elle était digne d’un « président des riches » et contribue à alimenter cette image, même si ‑ qu’on relise la déclaration ci-dessus ‑ le but explicite d’Emmanuel Macron est que les gens « sortent de la pauvreté ».

Quand un homme politique souhaite qu’une formule soit extraite d’un texte complexe et devienne une petite phrase, la moindre des choses est de la désigner clairement. Cela peut se faire par exemple en la redoublant. Qu’a redoublé Emmanuel Macron ? « Prévenir » et « responsabiliser ». Cela peut se faire aussi par un commentaire annexe. Qu’a signalé Sibeth Ndiaye par son tweet ? Rien de spécifique dans le contenu même de la vidéo. Il est vrai que le système du tweet explicite n’avait pas bien réussi au président de la République à propos de la séparation de l’Église et de l’État… 

Emmanuel Macron a décidément un peu de mal avec la mécanique des petites phrases. Les billets ci-dessous vous proposent quelques retours en arrière :
Paradoxalement, Emmanuel Macron s’en tire mieux quand il met ses pas dans ceux des présidents des États-Unis


"Macron, la politique des petites phrases", titre Causeur à propos
du "pognon dingue". Pourtant, la politique du président de la
République est probablement mieux maîtrisée que ses petites phrases.

Michel Le Séac’h

04 mai 2018

Mentez-vous à Facebook, vous aussi ? Les petites phrases entre réseaux sociaux et moteurs de recherche

Facebook a peut-être gagné quelque centaines de milliers de dollars en vendant[1] à Cambridge Analytica un fichier de 87 millions d’utilisateurs exploité au profit de la campagne présidentielle de Donald Trump – mais ses actionnaires y ont perdu 120 milliards de dollars en Bourse.

Un fichier électoral de cette taille peut valoir 500.000 dollars, indique Tim Bonier, spécialiste de la question. Cependant, les données de Facebook ne sont pas un fichier électoral. Elles ne sont exploitables politiquement qu’après une analyse « psychographique » aboutissant à des approximations du genre « si un internaute clique sur des vidéos de petits chats, il a tendance à voter Trump, s’il en pince pour les petits chiens il penche plutôt vers Clinton ». (À propos : quand vous répondez à un « test de personnalité gratuit » sur Facebook, vous contribuez à alimenter ce genre d’analyses.) Pour Antonio García Martínez, ancien collaborateur de Facebook devenu journaliste à Wired, cette démarche est « nébuleuse et plus ou moins astrologique ». Son intérêt électoral réel est probablement assez mince.

D’autant plus que les informations de Facebook sont sujettes à caution. Seth Stephens-Davidowitz, docteur en économie de Harvard, ancien expert en données chez Google et journaliste au New York Times, le souligne dans Everybody Lies, dont la traduction française, Tout le monde ment… (et vous aussi !), paraîtra dans quelques jours chez Alisio[2]. Facebook détient bel et bien « le plus grand jeu de données jamais constitué sur les relations humaines », mais ces données ne sont pas toutes sincères.

En voici un indice. La revue culturelle américaine Atlantic et le magazine de ragots National Enquirer ont la même diffusion, quelques centaines de milliers d’exemplaires. On s’attendrait donc à ce que chacun recueille le même nombre de « j’aime » sur Facebook. Or, note Seth Stephens-Davidowitz, « à peu près 1,5 million de personnes aiment Atlantic ou discutent de ses articles sur leur page. Environ 50 000 seulement aiment l’Enquirer ou parlent de ses contenus. » On aime dire à ses amis qu’on lit un mensuel chic, on n’aime pas leur dire qu’on lit un tabloïd vulgaire. Dans leur profil Facebook, les utilisateurs se montrent non pas tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient être vus.

Facebook peint les hommes comme ils devraient être, Google les peint tels qu’ils sont

Il en va autrement avec les moteurs de recherche : on leur dit ce sur quoi on s’interroge réellement, ils sont un « sérum de vérité numérique ». Atlantic et National Enquirer sont « googlés » en nombre sensiblement identique. Implicitement, on confie à Google ses préoccupations véritables. Des préoccupations qui, montre Seth Stephens-Davidowitz, ne sont pas toujours politiquement correctes.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui un vecteur privilégié des « petites phrases ». Des citations reproduites, partagées, aimées et commentées sur Facebook et/ou retweetées sur Twitter peuvent être diffusées très vite et mémorisées largement. Pourtant, à suivre le raisonnement de Tout le monde ment, elles ne révèlent pas forcément une adhésion sincère. Dans bien des cas, elles seraient plutôt une marque de connivence : puisque mes « amis » (au sens Facebook) aiment ou détestent cette petite phrase, je dois l’aimer ou la détester aussi. D’ailleurs, les phrases rapportées sont souvent biaisées : leur contenu exact importe moins que la signification partagée par le groupe[3]. En revanche, une recherche sur Google dénoterait un intérêt plus profond… dont le sens pourrait être difficilement analysable.

« Corneille peint les hommes comme ils devraient être, Racine les peint tels qu’ils sont », assurait La Bruyère. La société connectée réactualise cette célèbre formule : aujourd’hui, Facebook peint les hommes comme ils devraient être, Google les peint tels qu’ils sont. Les réflexions futures sur la genèse, l’évolution et le rôle social des petites phrases dans notre monde connecté devront assurément tenir compte de cette distinction.

Michel Le Séac’h
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Tout le monde ment... (et vous aussi !) ‑ Internet et le Big Data : ce que nos recherches Google disent vraiment de nous
de Seth Stephens-Davidowitz,
préface de Steven Pinker,
352 pages,
disponible aux formats livre papier et eBook numérique
parution le 29 mai 2018,
Éditions Alisio





[1] En réalité, m'a fait observer un lecteur, Facebook n'a rien vendu du tout ; son fichier a été exploité de manière astucieuse mais imprévue. Ce qui ne change rien à la suite de ce billet !
[2] J’ai assuré la traduction de ce livre.

15 avril 2018

Emmanuel Macron pratique le tweet et en même temps refuse la petite phrase

Emmanuel Macron n’a décidément pas trouvé le bon filon pour les petites phrases. Son intervention devant la Conférence des évêques de France, lundi dernier, en donne une nouvelle illustration.

Une petite phrase suppose un alignement des planètes : (1) une formule concise prononcée ou écrite par un personnage en vue, (2) relayée par la presse et les réseaux sociaux, (3) qu’un public plus ou moins large mémorise plus ou moins durablement. Comment l’homme politique désigne-t-il aux médias le passage d’un discours dont il voudrait faire une petite phrase ?

D’abord, il confère à une formule un caractère de « détachabilité », grâce aux moyens détaillés par le professeur Dominique Maingueneau dans La Phrase sans texte[1]. Il peut la répéter, au fil de plusieurs discours (« Delenda est Carthago ») ou d’un seul (« I have a dream »). Il peut la désigner explicitement à un journaliste ami ou complice. Aujourd’hui, il dispose aussi d’un outil technologique : le tweet, ou plus exactement le livetweet. En tweetant une phrase aussitôt qu’on l’a prononcée, on la désigne clairement à l’attention des médias et du public.

Qu’a dit le président de la République le 9 avril ? Voici le début de son homélie :

Je vous remercie vivement, Monseigneur, et je remercie la Conférence des Evêques de France de cette invitation à m’exprimer ici ce soir, en ce lieu si particulier et si beau du Collège des Bernardins, dont je veux aussi remercier les responsables et les équipes.

Pour nous retrouver ici ce soir, Monseigneur, nous avons, vous et moi bravé, les sceptiques de chaque bord. Et si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Eglise et l’Etat s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer.

« Sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer » : cette formule alambiquée de plus de trente mots avait peu de chances de devenir une petite phrase. Mais en même temps (comprenez « simultanément »), les services du président de la République diffusaient ce tweet plus concis : « le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer »


Une partie de la presse a explicitement vu dans cette formule une « petite phrase », à l’instar du JDD ou du Parisien. Comme il était prévisible, une polémique est aussitôt née sur le « lien entre l’Église et l’État » dans un pays où la séparation de l’Église et de l’État remonte à plus d’un siècle. L’entourage du président de la République s’en est offusqué. « Les réactions sont quasi pavloviennes », estime Benjamin Griveaux, « Une partie de la classe politique française condamne un discours de plus d’une heure en 140 signes dans un tweet. » N’est-il pas étrange que le porte-parole du gouvernement manifeste une telle incompréhension de la communication présidentielle ?

Si Emmanuel Macron a cru devoir transformer en tweet une phrase de son discours, c’est évidemment qu’il lui attachait une importance particulière. Il ne peut reprocher aux commentateurs d'en faire autant. Pratiquer le tweet et refuser la petite phrase, c’est vouloir une chose et son contraire en même temps.



Michel Le Séac’h


[1] Dominique Maingueneau, La Phrase sans texte, Paris, Armand Colin, 2012.

13 mars 2018

« La France s’ennuie » : la petite phrase qui n’annonçait pas du tout mai 68

J’ai étudié le cas de « la France s’ennuie » dans La Petite phrase[i]. Le cinquantenaire de mai 68 va inévitablement raviver son souvenir, et cela dès le 15 mars, cinquantième anniversaire de sa publication dans Le Monde. Revenons-y.

Peut-on considérer « la France s’ennuie » comme une petite phrase ? C’est l’avis, entre autres, d’Ivan Levaï, et il s’agit bien en effet d’une « formule concise qui sous des dehors anodins vise à marquer les esprits », comme dit l’Académie française. En trois mots et demi, parfaitement banals, elle signifie beaucoup plus que « la France s’ennuie » pour les esprits qu’elle a marqués.

Le sujet de la définition ci-dessus, notez-le, est la petite phrase elle-même et non son auteur. « La France s’ennuie » s’est débrouillée toute seule pour marquer les esprits. C’est seulement à la suite des « événements » de mai 1968 qu’elle sera considérée rétrospectivement comme « prémonitoire »[ii], « visionnaire »[iii] ou même « prophétique »[iv] ; « nous autres, gens de médias, nous plaisons ainsi à entretenir nos mythologies », a plaisanté Pierre Marcelle dans Libération. La signification canonique qu’on lui attribue après coup est quelque chose comme « si la France paraît s’ennuyer, c’est que quelque chose d’énorme se prépare ». Sur le coup, pourtant, elle était passée inaperçue.

L’erreur de jugement devenue clairvoyance

Son auteur, Pierre Viansson-Ponté (1920-1979) était l’un des journalistes les plus respectés de son époque. Cela n’avait pas suffi à assurer un large retentissement à son éditorial du 15 mars 1968. Il y comparait l’agitation de la planète à l’atonie d’une France sans grands problèmes ni grandes perspectives. Mais c’était un simple constat au 15 mars 1968. Il ne prophétisait rien pour l’avenir, il ne voyait venir aucune distraction, et surtout pas les événements de mai. (Sa description des convulsions mondiales était elle-même déficiente : elle ignorait le Printemps de Prague, commencé avec l’arrivée au pouvoir d’Alexander Dubcek en janvier 1968.)

Réinterprétée a posteriori, cette petite phrase résumant une erreur de jugement manifeste a été citée par la suite comme un exemple de clairvoyance politique ! Tel est le magistère intellectuel du Monde que les rares avis discordants sont assortis de précautions oratoires. « Personne ne peut contester la culture sociologique et la maîtrise professionnelle de Pierre Viansson-Ponté » a ainsi écrit Jean Lacouture. « Mais cette fois-là, il s’est quelque peu fourvoyé[v]. »

Détail typique, la petite phrase est le plus souvent réduite à sa plus simple expression. Le titre exact de l’éditorial de Pierre Viansson-Ponté était « Quand la France s’ennuie ». Dans plus de la moitié des citations trouvées sur le web, la conjonction « quand » est omise, car pas indispensable à la compréhension du message. Il était arrivé la même chose à une déclaration de Lamartine en 1839 : « la France est une nation qui s’ennuie » avait « fait le tour du monde », selon son auteur, sous la forme… « la France s’ennuie »[vi].

Michel Le Séac'h


[i] La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 44.
[ii] Gérald Messadier, Jurassic France, Paris, Archipel, 2009.
[iii] Patrick Poivre d’Arvor, Seules les traces font rêver, Paris, Robert Laffont, 2013.
[iv] Madeleine Bouchez, L’Ennui, de Sénèque à Moravia, Paris, Bordas, 1973.
[v] Gérard Chaliand, Jean Lacouture, Voyages dans le demi-siècle : entretiens croisés avec André Versaille, Éditions Complexe, 2001.
[vi] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 45-46.



11 février 2018

« 50 SDF » : le (trop) petit nombre devenu une petite phrase

« Il y a combien de gens qui ont dormi dehors cette nuit ? », demande Léa Salamé à Julien Denormandie sur France Inter au matin du 30 janvier. « Les chiffres que nous avons c'est à peu près une cinquantaine d'hommes isolés en île de France », répond le secrétaire d’État à la cohésion des territoires.

Pris isolément, le chiffre est évidemment absurde, une balade nocturne dans Paris permet de le constater de visu (sauf à imaginer que la situation a été très différente dans la nuit du 29 au 30 janvier). Pourtant, Léa Salamé ne le relève même pas. À réécouter l’entretien, on comprend pourquoi.

Julien Denormandie était lancé depuis plusieurs minutes dans un développement sur le fonctionnement des hébergements d’urgence, qui relèvent de ses services. Ni la journaliste ni lui-même ne parlent des SDF en général, ils parlent des hébergements d’urgence en particulier. Il le confirme d’ailleurs par la suite (une cinquantaine d’hommes n’ont pu obtenir d’hébergement dans la nuit du 29 au 30 malgré un appel au 115). Julien Denormandie ne minore pas le nombre absolu de SDF, il omet de préciser ce que recouvre le nombre qu’il cite.

Fake news en abyme

Il n’y a pas de fouetter un chat, et la bévue du secrétaire d’État n’est guère relevée au cours des heures suivantes. Mais dans la soirée, Pierre Plottu s’en empare sur le site de France Soir. « Un ministre l’assure : seulement ‘’50 personnes’’ dorment dans la rue en Île-de-France », titre-t-il. Par surcroît, l’URL de son article contient la mention « fake-news » : les moteurs de recherche ne risqueront pas de passer à côté. Le plus étonnant est que Pierre Plottu a fait son enquête et a obtenu de la Fondation Abbé Pierre l’explication exacte de l’étrange chiffrage de Julien Denormandie : il correspond aux « personnes qui ont appelé le 115, on été +décrochées+ mais sans se voir proposer de solution ». Il persiste néanmoins à y voir une fausse nouvelle.

Le lendemain, à leur tour, les « Décodeurs » du Monde s’emparent de l’information sous le titre « Cinquante SDF dans les rues d’Ile-de-France ? Le chiffre aberrant du secrétaire d’Etat Julien Denormandie ». Or eux aussi ont obtienu « de plusieurs sources » cette explication : il s’agit des « demandes non pourvues (personnes qui ont appelé le Samu social mais n’ont pas eu de place) ». Plusieurs fois déjà accusés de déformer des nouvelles, les « Décodeurs » n’auraient-ils pas dû montrer plus de prudence dans leur présentation ? Il faut croire que l’occasion était trop belle de remporter une victoire facile !

Mécanisme de formation des petites phrases

Cette fois, quelque trente-deux heures après la déclaration de Julien Denormandie, la mécanique de la petite phrase est lancée. Et selon un phénomène classique[1], elle est simplifiée par rapport à l’expression d’origine : désormais, comme l’a suggéré le titre du Monde, elle se réduit à « 50 SDF », mention reprise entre guillemets sur les réseaux sociaux comme si elle était une citation de la déclaration d’origine – et qui résumerait au mieux l’aveuglement d’un « gouvernement des riches », au pire un mensonge d’un gouvernement qui ne tient pas ses promesses.

Il est probable que cette petite phrase-là s’éteindra très vite, à la fois parce que son auteur supposé n’est pas un homme politique de premier plan, parce qu'elle n'est pas très plausible et parce les milieux politiques eux-mêmes ne l’ont pas répercutée. Mais elle illustre un mécanisme nouveau de formation des petites phrases négatives dont l’efficacité n’est plus à démontrer.



[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 160.

06 janvier 2018

« Ce que vous pouvez faire pour votre pays » : Emmanuel Macron dans les pas de Kennedy ?

La communication d’Emmanuel Macron serait-elle à la remorque de celle des présidents américains ? Il avait déjà recyclé une phrase célèbre de Donald Trump en lançant : « Make our planet great again ». En a-t-il fait autant avec une phrase de John Fitzgerald Kennedy dans ses vœux à la nation, au soir du 31 décembre ?

« Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour votre pays », a-t-il déclaré vers le milieu de ce discours de 18 minutes. Nombre de commentateurs y ont vu une référence au discours inaugural du président Kennedy en 1961 : « Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country' » (ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays). « C'est l'une des phrases présidentielles les plus connues », a noté Guillaume Tabard dans Le Figaro. « En reprenant les célèbres mots de Kennedy, Emmanuel Macron savait qu'on ne retiendrait que cette exigence de sa longue homélie de vœux ».

Le président de la République était-il aussi conscient de cette filiation que le pense Guillaume Tabard ? Probablement. Il a doublé son discours officiel de 18 minutes à la télévision par une allocution abrégée de 2 minutes diffusée via Twitter. Il a pris soin d'y reprendre la phrase : « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour la France ». Et même, alors que le temps lui était chichement compté, il l’a répétée (« chaque matin, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour la France »), afin que nul n’en ignore.

D’ailleurs, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait déjà utilisé cette phrase dans un discours d’août 2015. Elle avait été totalement éclipsée par un autre passage du discours qui avait fait polémique. Il a clairement de la suite dans les idées.

Pas vraiment du Kennedy dans le texte

Cependant, la force de la formule de Kennedy venait pour une bonne part de sa construction en chiasme (ou en antimétabole, dirons les puristes ; n’entrons pas dans ce débat) : les mêmes mots y étaient répétés en ordre inversé : ce que votre pays peut faire pour vous/ce que vous pouvez faire pour votre pays. Pour des raisons encore mal connues, les répétitions de toutes sortes exercent un effet puissant sur le cerveau humain[1]. La poésie utilise cet effet depuis l’Antiquité et la politique sait aujourd’hui en jouer (« travailler plus pour gagner plus »…).

Emmanuel Macron y a renoncé. Coupant court à l’introduction rhétorique « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous », il a sauté directement à la partie opérationnelle de la phrase : « Demandez vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour votre pays ». Il est vrai que ce que la concision de l’anglais fait tenir en moins de vingt syllabes (ce qui est déjà beaucoup pour une petite phrase) en réclame une trentaine en français. Ainsi abrégée, la phrase du président de la République n’aurait rien eu de remarquable si elle n’avait pas, justement, rappelé celle de Kennedy.

Mais pourquoi avoir introduit ce « chaque matin » qui n’était pas dans la phrase de Kennedy ? Cette clause n’ajoute aucune idée, aucun sens supplémentaire. Elle alourdit la formule sans rien lui apporter et l’éloigne de son modèle. Certains médias, comme L’Obs, ignorent purement et simplement ces deux mots en trop. Décidément, Emmanuel Macron a encore des progrès à faire en matière de petites phrases. Sur ce plan là au moins, l’imitation des présidents américains peut lui faire accomplir des progrès.

Et après tout, il y a de l’admiration dans l’imitation. Tenez, Kennedy lui-même… « Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country' » est généralement tenu pour la plus célèbre de ses petites phrases, qui sont nombreuses. On a soutenu qu’elle n’était pas de lui mais de son speechwriter Ted Sorensen, qui lui-même disait s’être inspiré d’Abraham Lincoln et de Winston Churchill. Or, dans un livre paru en 2011, Jack Kennedy: Elusive Hero, Chris Matthews, lui-même ancien speechwriter du président Jimmy Carter, assure que la formule est due en réalité à feu George St John, directeur de Choate School… où John Kennedy fut lycéen. De ses leçons, il avait au moins retenu cela.

John F. Kennedyt, photo White House Press Office, domaine public, via Wikipedia



[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 220-222.