Dans petite phrase il y a phrase : de quoi attirer légitimement
l’attention de la linguistique et autres sciences du langage. Ainsi la revue
Mots – Les langages du politique a-t-elle publié cet été un
numéro 117 consacré aux « petites phrases » (les guillemets sont d’elle). Le propos
introductif de Henri Boyer et Chloé Gaboriaux, coordinateurs du dossier,
annonce la couleur, ça ne va pas être un sujet simple, puisqu’il est intitulé
« Splendeurs et misères des
petites phrases » (
Splendeurs
et misères des courtisanes est l’un des romans de Balzac les plus sombres
et les plus complexes ; il paraît qu’il détient le record du nombre de
personnages). Il est difficile de donner une définition satisfaisante de la
petite phrase, estiment-ils
[i],
citant diverses tentatives avant de parvenir à celle-ci :
La description scientifique de
ce phénomène linguistique (et fait discursif) se veut à la fois plus objective
et plus neutre. Il s’agit d’un segment de taille variable, emprunté à un
ensemble discursif plus long pour être reproduit – fidèlement ou non – dans la
sphère médiatique, de façon décontextualisée, souvent en raison de son
caractère polémique.
Cette définition, qui laisse entrevoir maintes exceptions
possibles, considère d’emblée que le « phénomène linguistique » n’en
est pas vraiment un, ou pas seulement, puisque le fait constitutif de la
« petite phraséification » serait l’emprunt fait au discours par la
sphère médiatique. Aussi le dossier est-il « résolument
pluridisciplinaire : les sciences du langage, de la communication et de
l’information et la sociologie politique sont appelées à rendre compte des
différentes facettes de ce phénomène ».
Le dossier, paradoxalement, ne cite pas beaucoup de petites
phrases spécifiques. Son premier article est certes consacré à « la
culture n’est pas une marchandise comme les autres », mais son auteure,
Irit Sholomon-Kornblit, note que la qualification de « petite
phrase » est ici incertaine : la déclaration « n’étant pas
attribuée à une personnalité politique particulière, elle devrait plutôt être
considérée comme une maxime ». La distinction importe peu, d’ailleurs,
puisque l’article, conformément à son titre, est consacré à une analyse
rhétorique et argumentative de cette petite phrase/maxime. Il alimente le débat
sur la valeur de la culture plus qu’il n’éclaire la mécanique des petites
phrases.
L’électeur
trop peu présent
Les sciences politiques sont représentées au sein du dossier
par Éric Treille et Romain Mathieu. Le premier s’est penché sur
« L’expression politique à l’épreuve des débats télévisés des primaires de
2016-2017 ». Il constate que la brièveté des interventions, corollaire du
grand nombre des compétiteurs en présence, a favorisé
« l’usage de
phrases courtes à visée pédagogique », autrement dit des
« stratégies
rhétoriques de réduction de phrases déjà formellement
"petites" ». Et comme les primaires opposaient des
compétiteurs du même camp,
« les échanges ont banni les petites
phrases
trop définitives » ou ont été une
« fabrique de petites
phrases
majoritairement consensuelles ». Sûr ? Curieusement,
l’auteur ne cite le
« qui
imagine le général de Gaulle mis en examen » de François Fillon
que de manière indirecte, à propos de la réponse de Nicolas Sarkozy ou d’une
reprise de Bruno Le Maire. Étant donné l’énorme retentissement dans les médias
et dans l’opinion de cette sortie largement qualifiée de « petite
phrase », il eût été bon de s’interroger davantage sur ce qui distingue la
phrase courte de la petite phrase.
Romain Mathieu s’est intéressé pour sa part à l’un des
extrêmes de l’éventail politique dans « Les petites phrases comme
instrument des négociations électorales. L’exemple de la gauche
radicale ». Il souligne fortement, comme dans la définition de Henri Boyer
et Chloé Gaboriaux citée plus haut, que les petites phrases se situent « à
l’intersection du politique et du médiatique » et « résultent
d’une logique de coproduction. Ce sont les acteurs politiques qui produisent
des énoncés candidats au détachement par différents procédés de surassertion […].
Mais ce sont les journalistes qui détachent et décontextualisent (au sens d’une
« sortie de texte) ces énoncés. » Romain Mathieu se penche donc
sur l’utilisation de petites phrases en situation de négociations, par médias
interposés, entre partis d’extrême-gauche.
L’intérêt de cette étude est de
situer les petites phrases au sein d’une culture politique spécifique. Comme
l’auteur le note, elles se signalent notamment par
« des
représentations relatives à l’espace de la gauche radicale » ou
« des
signifiants culturels communs aux acteurs en présence ». Il est
dommage n’être pas allé jusqu’au bout de la logique en s’interrogeant sur ce
qui conduit les négociateurs à considérer que ces petites phrases ont un poids
dans les négociations – car ils ne se les adressent pas les uns aux autres et
ne comptent pas sur la presse pour arbitrer leurs débats. Le destinataire de la
petite phrase est clairement l’électeur d’extrême-gauche ;
c’est lui qui,à tort ou à raison, est censé lui donner de l’importance ou pas. Mais cet
acteur-là paraît étrangement absent.
Plusieurs
vies pour une petite phrase – donc plusieurs géniteurs ?
L’électeur, Sarah Al-Matary et Chloé Gaboriaux ont tenté
d’aller à sa rencontre dans « Une nouvelle lutte des
"clashes" ? Fragmentation des discours de campagne et
mutation des clivages (France, 2016-2017) ». Elles s’intéressent à la
dimension polémique des petites phrases en se demandant si la conflictualité
vise à fournir aux électeurs « de nouveaux points de repère »,
Cependant, leur définition de la petite phrase laisse encore de côté le
destinataire final : « c’est un énoncé coproduit, qui n’existe que
par sa mise en valeur et en circulation par une pluralité d’acteurs sociaux,
par le biais de procédés discursifs, médiatiques et politiques ». Le
concept de coproduction représente un élargissement important de la définition
posée dans l’introduction du dossier (voir plus haut), qui n’envisageait comme
producteur de la petite phrase que celui qui la prononce. Étudiant plusieurs
exemples, les auteures soulignent : « la plupart ont d’ailleurs
été qualifiés de "petites phrases" dans la presse ». Ce qui
pourrait ouvrir la voie à une définition radicale, pragmatique et
objective : la petite phrase serait un énoncé que la presse qualifie de
petite phrase !
Mais ce n’est pas suffisant. Les auteures notent très
justement que certaines petites phrases peuvent être reprises,
« enchâssées », détournées, etc. : « Ainsi, une petite
phrase peut avoir plusieurs vies ». Or les papas ou les mamans des
vies numéros 2, 3, etc. ne sont ni l’auteur initial, ni, le plus souvent, la
presse : c’est donc d’une part que la coproduction est complexe, d’autre
part qu’il y a dans la petite phrase, au moins potentiellement, davantage de
sens qu’il n’y paraît à première vue.
Sarah Al-Matary et Chloé Gaboriaux posent par ailleurs une
question fort pertinente à propos des petites phrases : « comment
peuvent-elles à la fois condenser les significations complexes de la division
politique et donner le sentiment d’un appauvrissement du discours ? ».
À quoi elles répondent in fine : « ces énoncés susceptibles
d’être détachés et mis en circulation se distinguent en effet toujours par leur
épaisseur sémantique, ce qui explique l’attrait qu’ils suscitent. C’est leur
parcours médiatique qui tend à les appauvrir. » C’est oublier que
beaucoup de petites phrases qualifiées de telles par la presse n’étaient évidemment
pas destinées à être détachées et mises en circulation. C’est en quelque sorte
leur épaisseur sémantique qui provoque leur détachement, par la presse ou par
l’opinion. Qu’on songe par exemple au « Je traverse la rue, je vous
trouve un emploi » d’Emmanuel Macron, qui ne manquait sûrement pas
d’épaisseur sémantique dans l’esprit du président de la République mais en a
pris une autre dans l’esprit de beaucoup de Français. Comme disent les
auteures, « il faudrait élargir l’enquête ».
La
petite phrase comme construction collective
Le dossier de la revue
Mots s’achève sur un article
d’Annabelle Seoane, « La "petite phrase", une catégorisation
méta-agissante du discours », qui fait remonter cette
« catégorisation » aux années 1970 et l’explique par des
transformations du paysage médiatique français. Il est vrai que le syntagme
« petite phrase » a pris son essor à l’époque ; il relevait
auparavant du vocabulaire musical – cf. la
« petite phrase de
Vinteuil ». Cependant, le concept est bien antérieur, sous d’autres
noms : mots, figures, apophtegmes (
« Georgette ne
faisait pas de phrases. C'était une penseuse; elle parlait par
apophtegmes », écrivait Victor Hugo, qui avait réfléchi à la
question[ii]),
etc. Beaucoup de remarques de Quintilien sur les sentences restent valables de
nos jours.
« Cette catégorisation implicite autre chose que ce qui est
simplement dit », note l’auteure. Il y a
« contenu
latent ». Mais qui le met là, ce contenu ? L’auteur de la petite
phrase, sans doute, dans bien des cas (qui croirait que François Fillon parlait du
général de Gaulle quand il disait
« Qui imagine le général de Gaulle
mis en examen » ?). Mais d’autres fois, l’auditeur. Quand
Emmanuel Macron dit :
« je traverse la rue, je vous trouve un
emploi », il croit parler d’emploi, c’est l’auditeur qui entend
l’autoportrait d’un homme manquant d’empathie
[iii].
« La catégorisation de "petite phrase" crée une
relation de connivence ancrée dans un paradigme préexistant et un à-construire
avec le lecteur », conclut enfin Annabelle Seoane ; « […]
la
"petite phrase" esquisse le passage d’un dit individuel à un
dit plus collectif » : au dernier moment,
l’auditeur entre enfin en force dans le dossier comme un acteur majeur de la petite phrase politique,
et avec lui la psychologie, la sociologie, voire les neurosciences cognitives.
Il était temps !
Michel Le Séac'h
Mots -- Les langages du politique, n° 117, juillet 2017, 160 p., E.N.S. Editions
[i] Pour moi, celle
retenue par l’Académie française au sein de l’article « phrase »
est un grand pas vers l’idéal du fait de sa richesse. Voir
http://www.phrasitude.fr/2015/07/petite-phrase-la-definition-magistrale.html