17 juin 2015

Le « mot de Cambronne » : une revanche hugolienne ?

« Au mot de Cambronne, la voix anglaise répondit : feu ! les batteries flamboyèrent, la colline trembla, de toutes ces bouches d’airain sortit un dernier vomissement de mitraille épouvantable » : Victor Hugo n’a pas lésiné sur les effets spéciaux pour mettre en valeur l’expression « mot de Cambronne », dès lors devenue courante. Mais s’il l’a imposée avec Les Misérables en 1862, il n’a pas été le premier à l’utiliser.

Parmi ses prédécesseurs, deux attirent spécialement l’attention. Le premier est l’historien Théodose Burette (1804-1847). Dans son Histoire de France depuis l'établissement des Francs dans la Gaule jusquʻen 1830, il écrit : « Ici vient le mot de Cambronne, trivialement héroïque, que l’on a traduit par "La garde meurt et ne se rend pas ! " » Mais quelques lignes plus haut, il écrit aussi : « Enfin, s’écrie Napoléon, voilà Grouchy ! La victoire est à nous ! » C’était Blücher avec ses quatre-vingt mille prussiens ». Ce qui évoque plus qu’un peu le vers fameux des Châtiments : « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! C’était Blücher. » On soupçonne donc Victor Hugo d’avoir lu avec profit la relation de la bataille de Waterloo par Burette. Lequel, disparu six ans avant la parution des Châtiments, ne risquait pas de lui faire des reproches !

Avec Cambronne, Hugo s'est-il vengé de
Chateaubriand plus que de Wellington ?
Le deuxième précurseur est l’essayiste Louis Léonard de Loménie (1818-1878), et là, c’est du lourd ! En 1841, Victor Hugo est élu à l’Académie française. Loménie, qui l’y rejoindra en 1871, fait alors une révélation qui ne pouvait que blesser le grand écrivain. Selon une formule alors célèbre dans le milieu littéraire, Chateaubriand, bien des années auparavant, avait qualifié Victor Hugo d’« enfant sublime ». Étant donné l’immense prestige de l’écrivain breton, cela devait être un grand sujet de fierté pour Hugo, qui déclarait dans sa jeunesse : « je veux être Chateaubriand ou rien ». Or que révèle Loménie ? Qu’il a « entendu de [s]es propres oreilles M. de Chateaubriand lui-même déclarer positivement que, de sa vie, il n'imagina cet heureux accouplement du substantif enfant et de l'adjectif sublime »*.

Et d’insister lourdement : « Sachez que ce fameux mot est tout juste le pendant du mot de Cambronne à Waterloo, c'est-à-dire qu'il n'a jamais été ni prononcé, ni écrit par celui auquel on l'attribue » ! Victor Hugo en a sûrement été piqué au vif. N'est-il pas tentant de se dire que son apologie du mot de Cambronne, vingt ans plus tard, était aussi une sorte de coup de pied de l'âne envers Loménie ?

Michel Le Séac'h
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* Galerie des contemporains illustres, 12ème livraison, supplément à la 3e édition, Paris, A. René et Cie, p. 34.

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