le jeu des maladresses,
parfois des phrases sorties de leur contexte d'autres fois, de l'opposition, de
la vie politique a fait que cette détestation a pu être alimentée.
Derrière ces « phrases » du président de la
République, certains ont même entendu spontanément « petites phrases »,
comme France
2, Le
Figaro, Challenges
ou Nice
Matin. Elles font
évidemment songer au « carré macronien » : « je
traverse la rue », « les Gaulois réfractaires », « un
pognon de dingue » et « des gens qui ne sont rien ».
Le thème de la petite phrase « sortie de son
contexte » est un
grand classique de la vie politique. Ce n’est pas une nouveauté pour
Emmanuel Macron. En septembre 2017, peu après son élection donc, il déplorait
devant des journalistes : « J'ai fait un discours important à
Athènes, vous avez choisi une phrase sortie de son contexte » (en l’occurrence :
« je ne céderai rien devant les fainéants »).
Les théoriciens de l’analyse du discours ont créé un mot
pour désigner le phénomène d’extraction d’un fragment de texte :
aphorisation. Une
petite phrase est une aphorisation, précise Dominique Maingueneau. L’aphorisme
se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin d’un contexte.
Cependant, il serait difficile de considérer « les
Gaulois réfractaires » ou « je ne céderai rien devant les fainéants »
comme des aphorismes. Le problème de ces petites phrases prises en mauvaise
part est en fait que leur auteur ne leur attache pas le même sens, la même
valeur, que son auditoire. Le premier considère qu’elles disent quelque chose
du monde. Le second considère qu’elles disent quelque chose du premier. Et ce
quelque chose ne lui plaît pas.
Emmanuel Macron l’a compris, ou presque. Dans le même
passage de son entretien du 14 juillet, il admet :
j'ai sans doute laissé
paraître quelque chose que je ne crois pas être profondément, mais que les gens
se sont mis à détester.
Quand un leader politique se plaint qu’on arrache des petites
phrases à leur contexte, il entend par « contexte » le texte dont
elles sont issues. Mais le véritable contexte du discours d’un leader
politique, c’est le peuple.
Le 21 juin, Sibeth Ndiaye est l’hôte de l’émission Dimanche
en politique sur France 3. Francis Letellier l’interroge sur le sort
judiciaire d’une infirmière poursuivie pour avoir jeté des pierres sur des
policiers lors d’une manifestation à Paris. Faut-il la condamner ? C’est à
la justice de faire son travail, répond, comme il se doit, la porte-parole du
gouvernement. Mais elle ajoute : « Je ne saurais pas expliquer, à
mes enfants par exemple, s'il est
normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre », une
déclaration qualifiée de « petite phrase » notamment par Voici
et Orange.
C’est-à-dire, semble-t-il, que jeter des pierres sur les policiers pourrait
être normal selon l’inspiration du moment.
Ces propos circulent largement sur les réseaux sociaux. Sibeth Ndiaye reçoit cependant de nombreux renforts qui condamnent, parfois avec vivacité, un détournement de ses déclarations. Le Huffington Post évoque ainsi une « citation tronquée de Sibeth Ndiaye [qui] fait enrager les
syndicats » -- syndicats de police en l’occurrence. La porte-parole du
gouvernement est finalement mieux défendue qu’Emmanuel
Macron quand ses propres déclarations étaient prises en mauvaise part.
Ses défenseurs n’ont aucune peine à démontrer, en citant
d’autres parties de l’émission,qu’elle
n’a pas justifié les violences anti-policières et qu’elle souhaite que la
justice fasse son travail. En même temps, ses accusateurs n’ont aucune peine à
prouver qu’elle a réellement déclaré, la vidéo en atteste : « Je
ne saurais pas expliquer, à mes enfantspar exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les
forces de l'ordre ».
Le député européen LR François-Xavier Bellamy ne veut pas
accabler Sibeth Ndiaye mais ne l’absout pas entièrement : « Je
ne crois pas qu’on ait besoin de tant de mots pour dire une chose très
simple : il ne faut pas jeter de pierre sur les policiers. Un point c’est
tout. ». Et là est bien le problème. Il réside plus dans la forme que
dans le fond. L’intention réelle de Sibeth Ndiaye n’a pas beaucoup
d’importance.
Sa phrase avec un conditionnel et deux négations est peu
compréhensible, donc propice aux incompréhensions. Et à cette pratique vieille
comme la communication politique : la citation tronquée, déformée ou
sortie de son contexte. N’est-il pas étrange qu’une porte-parole du
gouvernement tende, une fois de plus, de telles verges pour se faire battre ?
Michel Le Séac’h Illustration : copie d’écran France 3
On reconnaît volontiers des petites phrases dans « Veni, vidi, vici » (47 av. J.C.), « Souviens-toi du vase de Soissons »
(486) ou « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la
France » (1638). Pourtant, la locution « petite phrase »
elle-même est bien plus récente. Selon Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « ce n’est vraisemblablement que dans le courant des
années 1980 que l’objet commence à se constituer, en tant que phénomène de
coproduction discursive portant ce nom, dans les relations entre politique, communication et médias »[i].
Si tard, vraiment ? Avant le 20e siècle,
certes, une « petite phrase » n’est qu’un nom précisé par un
adjectif qui désigne une phrase brève, tout simplement. Cette phrase peut occasionnellement
relever du domaine politique : « La France est le seul pays où
quelque petite phrase puisse faire une grande révolution » écrit Balzac en
1834 dans La Duchesse de Langeais. Cependant, les occurrences constatées
relèvent surtout de la pédagogie et de la musique, voire des deux :
Apprenez donc par cœur cette
petite phrase : saurez, l’ami, si fais taie, et vous y trouverez le
nom de vos sept toniques par dièses : sol, ré, la, mi, si, fé, té[ii]
Au tournant du 20e siècle, « petite phrase » devient clairement une locution. Rémy de
Gourmont l’emploie ainsi à plusieurs reprises. Il écrit par exemple :
« Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à
l'absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que
tout le monde comprend dans un sens abstrait, c'est-à-dire unique »[iii].
À partir de cette époque, les occurrences deviennent plus
nombreuses. Le Ngram Viewer de Google permet de s’en faire
une idée. À défaut d’être très précis, cet outil peut révéler des tendances sur
longue période. Ici, il montre que, toutes choses égales d’ailleurs, la
fréquence de l’expression progresse globalement tout au long du 20e siècle dans les livres en français. On note deux périodes d’accélération :
au singulier (« petite phrase ») dans les années 1910, au singulier
et au pluriel à partir du milieu des années 1960.
L’origine de la première accélération ne fait aucun
doute : elle est due à Marcel Proust. Du côté de chez Swann est paru
en 1913. La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil, « hymne
national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy, frappe
les esprits à l’égal de la « petite madeleine ». Le concept est
d’autant mieux mémorisé qu’on le retrouve dans d’autres volumes de la
Recherche (À l’ombre des jeunes filles en fleur, La Prisonnière…).
(Il figurait déjà, appliqué à une sonate de Saint-Saëns, dans le premier roman
de Proust, Jean Santeuil.)
La deuxième accélération commence au milieu des années 1960.
La « petite phrase » désigne plutôt les échanges à fleurets mouchetés
de la vie politique dans les premières années de la Ve République. Au singulier
ou au pluriel, l’expression figure six fois dans Le Duel : de
Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970), par exemple.
Fin 1973 paraît dans Le Monde un article de Georges
Vedel intitulé « Encore une petite phrase ». Le célèbre juriste y
commente une décision du Conseil constitutionnel du 28 novembre 1973[iv].
L’air de ne pas y toucher, le Conseil a répondu incidemment et implicitement à
une question importante qu'on ne lui posait pas (une peine
d’emprisonnement peut-elle être instaurée par décret ?). L’article, le
concept et la démarche du Conseil constitutionnel sont très remarqués dans le
monde politique et médiatique de l’époque.
« Depuis quelque temps, après M. Pompidou et M.
Brejnev, les petites phrases ont dans la vie politique une certaine
importance », note un élu, Jacques Henriet, à la tribune du Sénat,
quelques jours plus tard[v].
On commence à percevoir l’expression comme une locution, c’est-à-dire un groupe
de mots formant une unité avec un sens propre, comme dans le domaine musical.
On le souligne parfois en la mettant entre guillemets. « Pompidou cherche
à tirer le meilleur effet de la ‘’petite phrase’’ », note par exemple Jean
Poperen, l’un des dirigeants du parti socialiste de l’époque[vi].
La phrase succède au mot
Bien entendu, le phénomène existait avant la locution.
Démosthène, l’un des plus fameux orateurs de l’Antiquité, s’est rendu célèbre
pour les images employées dans ses discours. Aujourd’hui, certains de ses
« slogans métaphoriques »[vii]
seraient certainement qualifiés de petite phrase.
Avant cette appellation, la langue française utilisait une
formule encore plus succincte : « mot ». Car le
« mot » est parfois plus qu’un mot. En 1762, la quatrième édition du Dictionnaire
de l’Académie française en donne, entre autres, les définitions
suivantes : « ce qu’on dit ou ce qu’on écrit à quelqu’un en peu de
paroles » et « sentence, apophtegme, dit notable, parole
remarquable ». La « phrase » de 1762, elle, est un simple
« assemblage de mots sous une certaine construction ».
Réciproquement, la parole peut se définir… comme un mot.
« Parole signifie
aussi, Sentence, beau sentiment, mot notable », indique le Dictionnaire
de 1762. « Parole mémorable. C'est une parole digne d'un Souverain.
Il faudroit écrire cette parole en lettres d'or ». Parole signifie encore « Mot,
ou discours pris selon ce qu'il est, bon ou mauvais, doux ou rude, offensant ou
obligeant, honnête ou déshonnête, &c. ».
Il nous en reste des « paroles historiques » ou
des « mots historiques » qu’aujourd’hui on appellerait sans aucun
doute des petites phrases. « Alea jacta est » ‑ le sort en est jeté ‑,
s’écrie Jules César en franchissant le Rubicon. C’est un « mot » note Dacier, traducteur de Plutarque qui a raconté l’histoire[viii].
Jules César encore traverse un village des Alpes. Il déclare :
« J’aimerais mieux être ici le premier que le second dans Rome ».
C’est un « mot » dit Rollin en rapportant l’anecdote[ix].
César toujours s’en va en campagne : « Nous nous éloignons d’un
général sans armée pour aller combattre une armée sans général ». C’est un « mot » pour Ferguson[x].
…et le mot devint mot
La première publication académique en français explicitement
consacrée aux petites phrases – et souvent citée à ce titre – est intitulée
« Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute
du genre délibératif sous la Révolution française) »[xi].
Son auteur, Patrick Brasart, applique sans peine cette locution du 20e siècle à la communication politique du 18e siècle, antérieure à la
radio, à la télévision et à l’internet. Surtout, il montre que malgré la
« culture rhétorique » des acteurs de l’époque, les petites phrases
d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Il insiste même sur leur
versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur
pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction
de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase »[xii].
À l’époque, les archives parlementaires en témoignent, ces
petites phrases révolutionnaires étaient systématiquement appelées
« mots ». Mirabeau, par exemple, « dénonce le mot
attribué au ministre de Saint-Priest », qui aurait « dit à la
phalange des femmes qui demandaient du pain : ‘’Quand vous n'aviez qu'un
Roi,vous ne manquiez pas de pain ; à présent que vous en avez douze cents,
allez vous adresser à eux’’[xiii] ».
Robespierre s’indigne contre le pouvoir des orateurs : « Alors se
réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait :
‘’Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me
gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce[xiv].’’ ».
[v] Sénat,
séance du 3 décembre 1973, Journal officiel de la République française,
Débats parlementaires, Sénat, 4 décembre 1973, p. 2299.
[vi] Jean
Poperen, L’Unité de la gauche (1965-1973), Paris, Fayard, 1975, p.83.
[vii] Matthieu
Fernandez, Les images dans les Harangues et les Plaidoyers politiques de
Démosthène : de la communication politique à la littérature, thèse de
doctorat, École doctorale Mondes anciens et médiévaux (Paris), 2015.
[viii]
Plutarque, Les Vies des hommes illustres, traduction Dacier, Paris,
Paulus-du-Mesnil, 1734, p. 252.
[ix] Charles
Rollin, Œuvres de Rollin, Paris, Firmin Didot, 1821, p. 452.
[x] Adam
Ferguson, Histoire des progrès et de la chute de la république romaine,
Paris, Nyon l’aîné et fils, 1741, p. 300.
[xi] Brasart
Patrick. « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de
l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) ». Mots,
septembre 1994, n°40, p. 106-112.
est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron l’aura répété six fois dans son allocution télévisée du 16 mars. Aussitôt prononcée, cette phrase a été détachée par des journalistes, discutée, commentée, analysée, critiquée, parodiée et aura servi de titre à de nombreux articles de presse.
L’expression est devenue ce que l’on appelle « une petite phrase ». Tout le monde connaît aujourd’hui cette expression, dont Patrick Brasart nous apprend qu’elle est entrée dans Le Trésor de la langue française en 1988, accompagnée de la définition suivante : « Propos bref d’un homme politique, qui sert à frapper l’opinion. »
Tyrannie de l'information
La crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons a logiquement provoqué un bouleversement du contenu de l’ensemble des médias d’information, lequel se recentre autour de l’épidémie, et s’accompagne de nombreuses petites phrases. Le confinement a, quant à lui, augmenté le temps consacré à s’informer.
Médiamétrie a relevé, sur la période allant du 16 mars au 12 avril, une augmentation de 1h20 de la durée d’écoute individuelle moyenne, et une augmentation importante de la part d’audience des journaux télévisés. Nous supposons que le temps passé à s’informer sur les réseaux sociaux a également largement augmenté. Il en résulte parfois un sentiment de fatigue, de flou, d’incertitude de la part des citoyens.
Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, met ainsi en garde dans un récent entretien donné aux Echos sur les risques de saturation de l’information, allant jusqu’à parler de « tyrannie de l’information ».
Dans ce contexte d’infodémie, les « petites phrases » jouent un rôle non négligeable car elles retiennent l’attention. D’ailleurs comment naît une petite phrase ?
Rythmer le temps politique et médiatique
Si les petites phrases semblent aujourd’hui rythmer le temps politique et médiatique, donnant l’impression que leur nombre s’accroît, que leur visibilité augmente, elles existent pourtant depuis longtemps. Michel Le Séac’h a collecté les plus fameuses dans son recueil La Petite Phrase.
Citons à titre d’exemple « L’État, c’est moi » que l’on attribue à Louis XIV et dont l’authenticité est contestée, « La roche tarpéienne est proche du Capitole » qu’a lancé Mirabeau à Barnave le 22 mai 1790 à l’Assemblée ou encore « Quand la France s’ennuie », titre d’un éditorial de Pierre Viansson-Ponté publié dans Le Monde le 15 mars 1968.
Le terme est d’abord couramment utilisé par les professionnels des médias et de la communication, comme le notent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, car une petite phrase a ceci de particulier qu’il faut être au moins deux pour qu’elle naisse, un énonciateur et un co-énonciateur. Le co-énonciateur, qui est aujourd’hui souvent un journaliste, opère le détachement de la petite phrase. Ce détachement n’est pas seulement une action de copier-coller, mais un véritable acte de langage
« Détacher » la petite phrase
Une petite phrase est en effet détachée d’un discours initial, séparée de son contexte. Le linguiste Dominique Maingueneau nomme ce processus « l’aphorisation » dans Phrases sans texte. Ce second discours est souvent caractérisant, il oriente l’appréciation que peut avoir le lecteur sur la petite phrase, plus ou moins directement. Lors de sa visite dans une école des Yvelines, le 5 mai dernier, les journalistes, reprenant les mots d’Édouard Philippe sur la gravité économique de la crise, interrogent le président qui répond : « Non, je n’ai pas ces grands mots. »
Une petite phrase contre les grands mots : reprise par l’ensemble de la presse nationale, elle est interprétée comme une mésentente avec le premier ministre. RTL titre ainsi sur son site : « Coronavirus : la petite phrase de Macron qui parasite Philippe. » Le traitement journalistique qui suit en oriente la compréhension et, ce faisant, crée un événement.
Objet qui circule, elle entame une pérégrination complexe, de média en média, sur les réseaux sociaux, de locuteur en locuteur. Elle produira de multiples effets, d’innombrables réactions. Détacher une petite phrase, c’est donc provoquer une chaîne de discours.
Pour preuve, la petite phrase d’Emmanuel Macron a donné lieu à une question lors de la conférence de presse d’Édouard Philippe du 7 mai. Le premier ministre a conclu sèchement sa réponse par ces mots : « Les Français s’en contrefichent. » Une nouvelle petite phrase est née.
La polarité des petites phrases
Le grand public entend souvent par « petites phrases » des productions de deux ordres : celles que nous pourrions qualifier « d’historiques », « Je vous ai compris ! » (Charles de Gaulle), « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard), et les autres, celles que l’on assimile à des faux pas comme le « Casse-toi pauv’con ! » (Nicolas Sarkozy)
Nous pouvons déjà y voir une certaine polarité fondée sur nos propres interprétations morales ou celles de tiers.
Souvenons-nous ainsi de petites phrases tenues par Emmanuel Macron : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Je traverse la rue, et je vous en trouve [un travail] ». Certains journalistes pensent qu’elles ont pu contribuer par réaction à la naissance du mouvement des « gilets jaunes ».
Plutôt que de « dérapage », il s’agit pour moi d’un changement de paradigme dans la communication politique que je qualifie de « confusion des scènes » dans un article à paraître dans La Revue algérienne des sciences du langage. J’observe un glissement progressif dans le discours politique qui cherche de plus en plus à se confondre avec une parole du quotidien depuis une vingtaine d’années.
Le retour à la solennité
La pandémie marque cependant un changement de stratégie de discours avec un retour à la solennité. Cette solennité s’accompagne de cadres spécifiques, comme l’allocution présidentielle télévisée. Une petite phrase, est insérée dans un discours, dans un contexte, mais aussi dans un cadre discursif.
Ainsi, beaucoup de petites phrases qui ont fait polémiques ont été prononcées lors de visites de terrain. Pensons à Nicolas Sarkozy à Argenteuil, le 25 octobre 2005 lorsqu’il avait lancé :
« Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien, on va vous en débarrasser ! »
En période de crise majeure, le contrôle de la parole politique se fait plus strict. Le pouvoir se remet en scène et le président choisit la métaphore martiale. Mais dans un discours politique, une métaphore possède un fort pouvoir persuasif. Selon la formule d’Olivier Reboul, « Une métaphore endort la vigilance de l’esprit. ».
Au-delà du langage guerrier qui se veut universaliste, l’idée d’affronter un ennemi commun, le virus, chercher à créer une adhésion autour de l’exécutif, sur le thème de l’unité nationale, avec l’emploi de la première personne du pluriel. Or, cette petite phrase, dont on se sait encore si elle entre dans l’Histoire, est aussi le début d’une histoire.
Petite phrase et storytelling
Quoi de plus antagoniste, de prime abord, que les petites phrases et le storytelling ? Nous ramenons trop souvent les petites phrases au clash verbal, à l’une de ses traductions anglaises, punchline. Une petite phrase contient, évoque parfois tout un monde de références.
Emmanuel Macron file d’ailleurs la métaphore qui dépasse le cadre des petites phrases. Ce choix s’appuie également sur une réalité lexicale. Dans un article récemment paru dans Le Figaro, le lexicographe Jean Pruvost nous rappelle que le mot « confinement » est lui aussi d’origine militaire.
Le storytelling suppose une progression marquée par des actes, et c’est avec cette seconde petite phrase prononcée dans l’allocution du 13 avril que le président poursuit le récit :
« Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. »
Cette même première personne du pluriel nous embarque dans l’après-guerre, « les jours heureux » étant le titre originel du Programme du Conseil national de la Résistance.
« De petites madeleines » de Proust
Les petites phrases facilitent donc la mise en place du récit par leur diffusion virale, mais aussi par le monde de références qu’elles peuvent évoquer. Encore faut-il que ces références soient communes, soient comprises, et jugées appropriées par le destinataire.
Une petite phrase réussie peut en effet faire date et devenir elle aussi une référence. Instant de langage, elles s’inscrivent parfois dans la mémoire collective. Michel Le Séac’h parle de « petites madeleines de notre culture politique ».
Ainsi, le 9 avril dernier, Liliane Marchais, veuve de Georges Marchais, décédait, emportée par le Covid-19. Sur Facebook, des commentaires sous l’article de Libération lui rendent hommage avec une petite phrase Georges Marchais, le tout teinté d’une certaine nostalgie :
« Fais tes valises Liliaaaanne :) (on s’en souviendra toujours) RIP Madame » ;
« Ça y est Liliane à refait les valises et pour un bon bout de temps. Georges et Liliane épique ! » ;
« Liliane, fais tes valises ! C’était encore une belle epoque ».
Erreurs de communication
Les petites phrases n’induisent-elles cependant pas en erreur ? N’accentuent-elles pas un contrôle vertical du discours ? C’est vrai dans la mesure où la plupart des petites phrases émanent de personnalités politiques et médiatiques, et sont détachées par des professionnels des médias qui jouent le rôle de garde-fous. Ces professionnels sélectionnent des portions de discours qu’ils jugent remarquables.
N’oublions cependant pas qu’une petite phrase peut aussi involontairement en devenir une, par le biais de l’erreur de communication. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, est ainsi particulièrement exposée, notamment du fait de ses nombreuses « gaffes ». Rappelons-nous ainsi sa sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas » en période de confinement :
« Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises. »
Les cas plus complexes sont ceux d’une interprétation non maîtrisée. Rappelons-nous Nicolas Sarkozy et son message : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », prononcé lors discours de Dakar le 26 juillet 2007. Henri Guaino, l’auteur du discours, n’aura eu de cesse d’essayer d’en rectifier l’interprétation
L'ouverture d'un espace citoyen parodique
L’événement de discours créé par une petite phrase, « événement de parole » selon Annabelle Seoane, son figement, son caractère spectaculaire, permettent également la création d’un espace citoyen critique et parodique.
De multiples mèmes fabriqués à partir de petites phrases circulent sur les réseaux sociaux. Certains médias alternatifs comme Les Répliques, créé en juin 2015, collectent des petites phrases, principalement des tweets, et les mettent en scène avec le commentaire critique d’un internaute sélectionné sur les réseaux sociaux.
Les petites phrases demeurent donc un objet langagier difficile à maîtriser pour les femmes et hommes politiques. Ceux-ci sont pris en tenaille entre la volonté d’être visible et celle de maîtriser leur discours, à une époque où chaque mot peut laisser une trace. La solution ne viendra peut-être pas de la communication elle-même.
C’est une tentation trop simple que de considérer que la communication peut tout ou bien est responsable de tout. A cet égard, les polémiques autour des petites phrases sont sans doute plutôt à comprendre comme le symptôme d’une crise politique française plus profonde.
Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces
quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par
Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de
covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce
qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des
commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui
est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.
La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est
pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout
de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin
2019 à propos du réchauffement climatique[1].
« Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait
jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2].
Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français,
par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux
déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la
5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens,
etc.
Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu
commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron
devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser
Paul Ricœur[3].
Une métaphore montée à l’envers
Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour
la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un
fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque
contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à
laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart
des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain
David A. Bell[4]. « La
plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel
et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».
Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de
l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs
décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition
même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour
exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait
d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année,
une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe.
Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer
l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une
absurdité rhétorique.
Le communicant Florian Silnicki
est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et
surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart
des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut
pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon
qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »
Guerre éclair
Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains
linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus.
Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre
martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet
une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les
oppositions et les critiques[6]. »
Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le
discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre »,
observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note
Gaïdz Minassian[7].
En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui
filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par
exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8].
Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème
de la guerre est étroitement daté.
Il est absent de sa première
adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne
contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse
blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le
président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la
remorque du monde médical.
Un principe nous guide pour
définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise
puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire :
c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.
Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent
que dans la deuxième
adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont
précédés par cette explication :
alors même que les personnels
soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la
situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des
marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de
fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé
La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution
du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de
Mulhouse :
je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés
dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19
et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage
une guerre, on s'y engage tout entier…
nos entreprises françaises et
nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de
guerre, s'est mise en place…
Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs
perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron
est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16
mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était
plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le
directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise
sanitaire[9]. »
Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté
que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans
la communication présidentielle[10].
Un registre pas si martial
Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas
seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement
cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que
ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés
d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous
sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une
armée, ni contre une autre Nation ».
On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons
les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez
vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou
encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense
que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation,
le sens des choses est important. »
Il est étonnant que ceux qui distinguent
un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne
leur aient pas appliqué une démarche
lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre »
figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve
aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et
cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit
occurrences, étant… « soignants ».
Réflexe pavlovien
Il est donc clair que « nous
sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur
d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce
publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les
Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux
sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode
parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi
sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce
souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.
Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un
sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en
guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre »
déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.
[1] Philippe
Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le
réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest
France, 30 juin 2019.
[2] « Le
Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur,
La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[5] Claire
Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel
Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile
Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre :
‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz
Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le
Monde, 8 avril 2020.
[9] Lea Ouzan,
« Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est
fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca
Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter
l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public
Sénat, 18 avril 2020.
« Whatever
it takes », en V.F.« Quoi qu’il en coûte », pourrait bien demeurer la petite phrase
emblématique de l’année 2020, si ce n’est de la décennie entière. Elle date
pourtant de 2012. Et elle n’a même pas été prononcée dans des conditions
spécialement remarquables.
En 2012, la crise de la dette grecque traîne en longueur
depuis deux ans, l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, le Portugal à leur tour
peinent à financer leur dette publique. Le 1er juillet, l’Union
européenne adopte un Mécanisme européen de stabilité. Cet été-là, les Jeux
Olympiques se déroulent à Londres. Le gouvernement britannique veut en profiter
pour attirer des entreprises. Avec quelques grandes entreprises, il a créé la British
Business Embassy afin d’organiser des événements promotionnels destinés aux
milieux économiques internationaux. Le premier de ces événements est la Global
Investment Conference. Elle se déroule à Londres le 26 juillet 2012. Parmi
les intervenants, un invité de marque : Mario Draghi, alors président de
la Banque centrale européenne (BCE).
Son
intervention n’est pas vraiment solennelle. Mario Draghi assure d’abord que
l’euro et la zone euro sont « much, much stronger » qu’on ne
le croit. Son second message est que des progrès « extraordinaires »
ont été accomplis depuis six mois. Son troisième message est que l’euro est « irreversible ».
Comme en prime, il ajoute qu’il veut aussi exprimer un autre message :
Within
our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro. (Dans le cadre de mon mandat, la BCE est prête à faire tout
ce qu’il faudra pour préserver l’euro.)
Ça n’a l’air de rien ? Les marchés obligataires et d’actions progressent fortement. Et certains commentateursde marque en concluent : Mario Draghi a sauvé l’euro. Il lui a suffi pour cela d’une petite phrase. Sous la quinzaine de mots, les banques devinent les centaines de milliards d’euros tout neufs que la BCE va déverser sur les marchés afin d’acheter la dette de certains pays, en rupture avec les règles européennes antérieures. Depuis lors, chaque fois qu’une crise financière menace, les yeux se tournent vers la BCE et l’on rappelle les paroles de Mario Draghi. On les a rappelées encore, bien entendu, quand, le 12 mars, Emmanuel Macron a proclamé :« tout sera mis en oeuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu'il en coûte ».Ce« quoi qu’il en coûte »n’était évidemment pas innocent. Le président de la République a d’ailleurs veillé à le répéter deux fois. Ainsi, son parallèle avec « Super Mario » ne risquait pas de passer inaperçu. Mais il ne l’a peut-être pas poussé assez loin. En réalité, la petite phrase de Mario Draghi était double. Après« the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro », il avait ajouté : « And believe me, it will be enough » (et croyez-moi, ça sera suffisant). « Saint Draghi a parlé », avaient noté plusieurs commentateurs : il n’y a que la foi qui sauve l’économie. Prions pour que saint Macron, qui a utilisé trois fois la formule « Quoi qu’il en coûte » dans son adresse aux Français du 12 mars 2020, inspire autant de piété. Michel Le Séac’h
Photo Mario Draghi (2011) : INSM, Mario Draghi, Präsident der Euopäischen Zentralbank
über die Europäische Währungsunion und die Schuldenkrise. Wohin steuert Europa?,
via Flickr, CC BY-ND 2.0
Donald Trump est-il contagieux ? Peut-on parler d’un
personnage caricatural sans le caricaturer ? Pour écrire Je twitte donc
je suis, Guillaume Debré disposait d’une ressource documentaire
objective : les 13 421 tweets envoyés par le président américain
entre son arrivée à la Maison-Blanche et le début de l’année 2020.
Décrire Donald Trump à travers ses tweets était un programme
alléchant et nullement anecdotique. « Pour le Président,
@realDonaldTrump est beaucoup plus qu’un outil de communication »,
écrit Guillaume Debré. « Il est devenu l’essence de sa présidence, son
identité propre. Ses tweets sont à la fois sa doctrine et son programme,
sa philosophie, son logiciel et son projet politique. » Restait à
puiser dans cette masse pour dresser un portrait selon différentes thématiques :
Donald Trump et l’électorat américain, et la vie à la Maison-Blanche, et les
relations diplomatiques, et les autres chefs d’État, etc.
Le travail était énorme, et l’auteur a peut-être manqué de
temps pour effectuer un vrai « minage » dans la masse des 13 421
tweets. Passé le premier chapitre du livre, consacré à la « Twitter
addiction » du Président, ils n’occupent qu’une place secondaire
d’illustration (Donald Trump a désigné son épouse par le prénom Melanie alors
qu’elle s’appelle Melania ? C’est presque une affaire d’État !). Le
livre relate surtout des faits et anecdotes déjà largement couverts par la
presse. Environ la moitié de ses notes renvoient à des articles du New York
Times, du Washington Post ou du Boston Globe.
La vérité c’est le mensonge ?
Corrélativement, il reflète l’hostilité générale de la
presse américaine envers Donald Trump. Guillaume Debré y ajoute même une touche
personnelle. Ainsi, p. 146, quand il traduit comme suit le début d’un tweet de
2018 : « Quand tu
donnes sa chance à une crapule foldingue et pleurnicheuse ». Le texte originel de @realDonaldTrump,
non repris dans le livre, disait : « When you give a crazed, crying lowlife a
break », ce qui se
traduirait plus normalement par : « Quand tu donnes une chance à
une pauvresse affolée et en pleurs »[i].
Une mention toujours désobligeante mais quand même moins insultante. De même p.
75, à propos d’une conférence de presse, Guillaume Debré cite un journaliste voussoyant
respectueusement le Président, qui en réponse le tutoie grossièrement. Alors
qu’en V.O. l’un et l’autre se disent « you », bien entendu.
L’auteur va cependant au-delà de la caricature et montre que
les tweets de Donald Trump ne sont pas des éructations irréfléchies. Il décrit
le « protocole d’action clairement établi » instauré à la
Maison-Blanche pour les gérer et le rôle que Trump assigne à Twitter, « un
média qui lui permet de diffuser des messages courts, des pensées simples et
d’éviter les nuances. Un média parfait pour renforcer les idées reçues et
diffuser les caricatures ou les images à fort potentiel de mobilisation.
Twitter est un forum qui n’invite pas le débat, qui protège autant qu’il expose
et qui renforce la verticalité du pouvoir. » Trump y multiplie les
erreurs factuelles ? Peut-être, mais « ces erreurs sont, pour
beaucoup d’Américains, une preuve d’authenticité politique ». Le @realDonaldTrump
est réellement réel ! Twitter le montre tel qu’en lui-même, hors toute
langue de bois. Et permet d’exprimer « la dose de violence politique
dont a besoin la base électorale du Président ». M.A.G.A. élu par l’Amérique blanche
Une base électorale qui, en dépit de tout, persiste à le
soutenir. Ce qui s’explique par son homogénéité : Donald Trump est le « premier
président blanc de l’histoire » ‑ cette formule de l’écrivain noir
américain Ta-Nehisi Coates sert de titre à l’un des chapitres du livre. Trump
incarnerait le concept de « blanchitude », qui ne s’oppose pas
à la négritude mais « au multiculturalisme bien-pensant, au
politiquement correct, à l’élitisme urbain, à la discrimination positive, à
l’égalité des genres, au progressisme inclusif ». Alors que les deux
mandats de Barack Obama et la montée de l’immigration auraient suscité chez les
« petits blancs » la peur de devenir minoritaires, « la blanchitude
rassemble un ensemble de symboles et de référents qui dépasse le champ du
politique et qui active chez les électeurs un réflexe de protection
identitaire ». L’Amérique périphérique blanche, qui votait républicain
dans le Sud et l’Ouest des États-Unis, et démocrate dans le Midwest et le
Nord-Est s’est rassemblée autour de Donald Trump, dont elle attend une
protection. Le sujet est capital, et il est évidemment dommage que l’auteur
cite si peu de tweets présidentiels à l’appui de sa thèse ; le plus
significatif affirme au contraire : « Je n’ai pas un os de
raciste dans mon corps » !
Malgré leur virulence, les tweets de Donald Trump ne
paraissent pas souvent destinés à devenir des petites phrases marquant
durablement les esprits. Avec au moins une exception remarquable, à laquelle
Guillaume Debré consacre un chapitre entier : « Make America Great
Again ». Ce tweet posté le 7 novembre 2012, juste après l’élection de
Barack Obama, devient viral en quelques heures. « Cette phrase combine
les éléments d’une promesse électorale, d’un cri de ralliement et d’une
profession de foi », note l’auteur. Trump observe la puissance tout à
la fois de Twitter et de ces quatre mots, en quelque sorte élus par le public.
Il en fera son slogan de campagne trois ans plus tard et, y compris sous la
forme de l’acronyme M.A.G.A., les twittera plus de 1 100 fois en huit ans !
Michel Le Séac’h
[i]Le passage relate un conflit entre Donald
Trump et l’une de ses anciennes assistantes, Omarosa Manigault Newman, qui
avait participé à ses émissions de télévision et qu’il avait embauchée à la
Maison-Blanche dès son arrivée. Guillaume Debré raconte : « Dix
mois plus tard, elle claque la porte et accuse le Président de mysogynie et de
racisme. En réponse, elle reçoit une bordée d’insulte dans un tweet du
14 août 2018 » -- le tweet cité ici. Dix mois plus tard ? Entre
janvier 2017 et août 2018, dix-neuf mois se sont écoulés. En réalité,
l’intéressée a quitté la présidence en janvier 2018 et a publié en août 2018 un
livre très hostile à son ancien employeur. C’est ce livre, et non son départ,
qui a suscité le tweet présidentiel.
Je twitte donc je suis -- L'art de gouverner selon Donald Trump par Guillaume Debré Paris, Fayard, 2020. 240 p., 18 €
Les lycéens de bonne famille se dévergondent lors de leurs
premiers séjours à l’étranger. Le cliché vaudrait-il aussi pour un jeune
président ? Parmi les petites phrases les plus retentissantes d’Emmanuel
Macron, plusieurs ont été prononcées hors de la métropole, notamment
en Algérie (« la
colonisation est un crime contre l’humanité »),
au Danemark (« le
Gaulois réfractaire au changement »),
en Roumanie (« les
Français détestent les réformes »),
aux États-Unis (« présentez-moi une femme qui
a décidé d'avoir sept,huit ou neuf enfants »), à Mayotte (« le kwassa-kwassa ramène surtout du Comorien »).
Parler à la presse étrangère, fût-ce depuis l’Élysée, pourrait
provoquer aussi une désinhibition. La dernière saillie présidentielle en date, « l’Otan
est en état de mort cérébrale » a fait le titre d’un entretien publié le
7 novembre par The Economist. Lieu du décès : la Syrie, dont les États-Unis
se sont retirés sans coordination avec leurs partenaires de l’Alliance et où la
Turquie, membre de l’Otan, se livre à une « agression » pas davantage
coordonnée.
Un titre de The Economist est toujours remarqué à l’étranger.
Toute la presse française a cité celui-là, presque toujours en le simplifiant,
quitte à le déformer un peu. L’hebdomadaire britannique avait titré : « Emmanuel
Macron warns Europe: NATO is becoming brain-dead ». Il aurait donc été
plus juste de traduire par : « L’Otan va vers la mort cérébrale ».
Il n’est de petite phrase qu’en fonction d’un public. L’état
de l’Otan n’a guère ému l’opinion française. En revanche, on vient de le voir
au sommet de Londres, les chefs d’États membres de l’Alliance en ont été
marqués et l'ont fait savoir. MM. Trump et Erdogan ne se voient pas dans le rôle des parents de
Vincent Lambert. Ils ont réagi envers Emmanuel Macron, toutes proportions
gardées, comme l’avaient fait les Français face à « je traverse la rue,
je vous trouve du travail » ou au « Gaulois réfractaire ».
Emmanuel Macron doit-il pour autant éviter de s’exprimer en
anglais ? Non : sa plus belle réussite en matière de petite phrase reste
quand même « Make
our planet great again ».
Michel Le Séac’h
____________
Illustration : MM. Trump et Macron en 2017, extrait d’une
photo de Shealah Craighead pour la présidence des États-Unis, domaine public,
via Wikimedia
Commons
La France souffle la première bougie des « gilets
jaunes ». À l’origine, ce mouvement semblait motivé par la hausse de la
taxe sur les carburants. Son retrait n’avait pas ramené le calme. Le vrai
problème était donc ailleurs.
Plusieurs observateurs désignaient les « petites
phrases » d’Emmanuel Macron. Une déclaration d’un député anonyme de La
République en marche était largement reprise dans la presse : « 80 %
du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du
chef de l’État depuis six mois »[i].
Après tout, les petites phrases sont des intruses qui s’invitent dans un débat
où elles ne devraient pas avoir leur place. Elles sont à l’éloquence politique
traditionnelle ce que les gilets jaunes sont au corps politique
traditionnel !
Pour les auteurs de Dans la tête des Gilets jaunes,
le premier ressort de la révolte est le sentiment d’être méprisé éprouvé par
les manifestants : « on se sent blessé en tant qu’individu par
l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par E. Macron intuitu
personae qu’on est socialement humilié. Des phrases-cultes sur les illettrés,
les Gaulois réfractaires, le pognon de dingue, les gens qui ne sont rien, ceux
qui n’ont qu’à traverser la rue reviennent en boucle »[ii].
Au minimum, on pouvait voir dans les petites phrases le prétexte, l’allumette de la révolte des Gilets jaunes. Ainsi commence un
appel solennel de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher,
fondateurs du mouvement de gauche Place publique, publié le 8 décembre 2018[iii] :
« La crise vient de loin. Par des mesures injustes et des petites
phrases arrogantes, Emmanuel Macron a certes allumé l’étincelle, mais le feu ne
demandait qu’à prendre. ».
Mieux : l’épouse du chef de l’État serait sur la même
ligne. À en croire Nathalie Schuck, co-auteure de Madame la Présidente, « Brigitte
Macron déteste toutes les petites phrases : traverser la rue pour trouver du
boulot ; les feignants ; les gens qui ne sont rien… explique-t-elle. Elle lui a
dit : 'T'es en train de foutre en l'air ton quinquennat arrête tes conneries
!' »[iv].
La thèse du rôle prééminent des petites phrases a été
développée par Arnaud Mercier, professeur d’information-communication à Paris 2
Panthéon-Assas[v]. Selon lui,
Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance « en multipliant depuis son
élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été
prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en
galère, au profit des "premiers de cordée" ».
Des petites phrases assassines ! Le mot est
fort, l’accusation est grave : un assassinat est un « meurtre
commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal). Mais,
« oh ! encore une question », comme dirait le lieutenant
Colombo, quelles sont ces petites phrases assassines à destination des
Français ?
Le professeur Mercier en cite quatre expressément : « Je
traverse la rue, je vous trouve du travail », « des Gaulois
réfractaires au changement », « on met un pognon de dingue dans les
minima sociaux », « des gens qui ne sont rien ». Et en
effet, ces formules ont souvent été reprises par les protestataires.
« Dans le dos de leur habit fluo ou en chanson, les manifestants en colère
se réapproprient des expressions du président qui les ont parfois agacés ou
choqués » notait Camille Caldini[vi],
qui avait repéré en particulier des « Gaulois réfractaires », des «
pognon de dingue » et des « traverser la rue ».
Les visiteurs défilent au palais de l’Élysée, ouvert au
public pour les Journées du patrimoine en septembre 2018. Emmanuel Macron leur
fait les honneurs du logis et s’enquiert de leurs préoccupations. Un jeune
horticulteur cherche du travail mais n’en trouve pas. Emmanuel Macron l’incite
à en envisager d’autres métiers, car certains secteurs – le bâtiment, les
hôtels-cafés-restaurants… – proposent des emplois à guichets ouverts : « Je
traverse la rue, je vous en trouve ».
Cette petite phrase est-elle préméditée ? Évidemment
non : le président n’a pu préparer les dizaines voire les centaines de
dialogues brefs noués ce jour-là. Est-elle prononcée « à destination
des Français » ? Pas davantage : elle s’adresse à un
interlocuteur donné, localisé, confronté à une situation particulière. La
formule se veut un encouragement, pas un reproche. Elle n’est même pas très
claire à cause du relatif « en », dont l’antécédent est incertain
(travail ? entreprise ?).
Néanmoins, la presse donne un retentissement national à la
parole présidentielle. Elle la redresse aussi : la formule devient « je
traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « je vous
trouve un emploi ». Ainsi clarifiée, elle devient l’épicentre des
commentaires. Plusieurs médias, comme Le
Midi libre, Paris
Match, Gala,
RTL,Sud
Radio ou LCI
la qualifient expressément de petite phrase. Elle est reprise des milliers de
fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu
lancé sur Twitter.
Le 29 août 2018, en visite officielle au Danemark, Emmanuel
Macron prononce un discours devant la reine Margrethe II. Comme le veut la
coutume, il rend hommage au pays qui l’accueille. Il vante sa pratique de la
« flexi-sécurité » et ajoute : « Il ne s'agit pas d'être
naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son
histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières
années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que !
Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit. »
Y a-t-il préméditation ? Sans doute : un discours
officiel prononcé lors d’une visite d’État a sûrement été préparé à l’avance.
Est-il « à destination des Français » ? Non, il est
destiné à la reine du Danemark et au-delà d’elle aux Danois : le président
de la République française dit qu’ils ne sont pas des Gaulois. Il ne dit
pas expressément que les Français en sont, même si la conclusion paraît
s’imposer d’elle-même. Elle n’est pas forcément offensante pour un peuple qui a
fait un triomphe à Astérix.
Mettre sur un même plan religion d’État (« peuple
luthérien ») et origine ethnique (« Gaulois ») aurait
pu choquer. Ce n’est pas ce raccourci qui est retenu. La presse française se
focalise sur le volet « gaulois » de ce passage. Le JDD, LCI,
France Culture et d’autres y voient explicitement une « petite
phrase ». Les réseaux sociaux français font de même : le discours est
tronqué, son sujet, les Danois, disparaît entièrement. Il n’y en a que pour le
Gaulois (souvent mis au pluriel comme en atteste la version retenue par le
professeur Mercier, « des Gaulois réfractaires au changement »).
La réserve « encore que ! » est ignorée : la formule est
prise pour une affirmation sans nuance.
Le 12 juin 2018, des images « volées » d’une
réunion de travail entre Emmanuel Macron et ses plus proches collaborateurs
commencent à circuler sur l’internet. Dans une discussion à bâtons rompus, le
président déclare : « La politique sociale, regardez, on met un
pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, y sont quand même pauvres,
on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui
tombent pauvres, ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens
de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens
pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil. » En réalité, cette petite vidéo d’un peu moins de deux
minutes a été délibérément mise en ligne via Twitter par Sibeth Ndiaye, alors
conseillère du président de la République chargée de la communication. « On
met un pognon de dingue dans les minima sociaux » y occupe trois
secondes.
Y a-t-il préméditation ? A priori non, la scène est une
véritable réunion de travail. En tout cas, la petite phrase n’est pas destinée
à être mise en valeur. Est-elle à destination des Français ? Non, elle s’adresse
aux collaborateurs de l’Élysée. Sibeth Ndiaye a tenté de précises son intention
dans un tweet : « Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore
satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il
nous précise donc le brief ! Au boulot ! » L’intention était de montrer le président au travail, pas de
présenter une déclaration politique.
Peine perdue : la presse et les réseaux sociaux ne
s’intéressent qu’au « pognon dingue », qualifié de « petite
phrase » dans La Dépêche, Capital, Gala et d’autres.
Sibeth Ndiaye a voulu montrer un président bosseur qui s’adresse à ses
collaborateurs ; on voit finalement un président gaffeur qui s’adresse aux
Français. L’objectif est de lutter contre la pauvreté ? Beaucoup croient
comprendre qu’il s’agit de réduire les budgets sociaux.
La Station F est un lieu parisien très branché. Installée à
l’initiative de Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet de la SNCF, c’est
le plus gros incubateur du monde pour les start-ups du numérique. François
Hollande, président de la République, a posé la première pierre en 2014.
Emmanuel Macron inaugure l’établissement le 29 juin 2017.
Devant un parterre d’invités de marque et de jeunes
« start-upeurs », il rappelle que la Halle Freyssinet était un grand
dépôt ferroviaire et brode sur l’esprit des lieux : « Ne pensez pas une seule seconde que si
demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est
faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c'est un
lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce
que c'est un lieu où on passe, parce que c'est un lieu qu'on partage ». Les
« gens qui ne sont rien » sont immédiatement isolés du
discours et présentés comme une petite phrase. Y a-t-il préméditation ?
C’est douteux : prononcé sans prompteur, le discours d’Emmanuel Macron
était très peu structuré ; il paraît largement improvisé. La petite phrase
est-elle destinée aux Français ? Non, elle s’adresse explicitement aux
dirigeants des start-ups hébergées par la Station F. Lesquels
s’imaginent plutôt du côté des « gens qui réussissent »
évoqués dans la même phrase.
°°°
Résumons les caractéristiques des quatre petites phrases
suspectées d’avoir provoqué le mouvement des Gilets jaunes :
Préméditation
Destinataires
immédiats
Orientation
principale du passage incriminé
Interprétation
dominante de la petite phrase
« Je traverse la rue, je vous trouve du
travail »
Non
Un jeune chômeur
Où trouver du travail
Macron prend les chômeurs pour des flemmards
« Des Gaulois réfractaires au changement »
Oui
S.M. la reine Margrethe II
Les qualités du Danemark et des Danois
Macron juge les Français rétrogrades
« On met un pognon de dingue dans les minima
sociaux »
Non
Des collaborateurs de l’Élysée
Comment sortir les gens de la pauvreté
Macron voudrait réduire les budgets sociaux
« Des gens qui ne sont rien »
Peut-être
Des créateurs de start-ups
Rien n’est acquis dans la vie
Macron prend les gens de haut
Ainsi, sur quatre « petites phrases assassines à
destination des Français », au moins deux ne présentent pas le
caractère de préméditation propre à l’assassinat, aucune n’est directement
destinée à l’ensemble des Français et aucune ne reflète fidèlement le message
du fragment incriminé.
Aujourd’hui, pour retrouver le sens réel de la plupart des
formules citées ci-dessus, il faut se replonger dans la presse de l’époque.
Seules demeurent dans les mémoires des petites phrases qui témoignent moins de
ce que pense Macron que de ce que les Français ou les journalistes pensent
qu’il pense.
Cela n’infirme pas du tout l’hypothèse du « bordel par
les petites phrases ». Mais cela montre au minimum que le fonctionnement des
petites phrases, aspect majeur de la communication politique, est bien
plus complexe qu’on ne l’imagine parfois.
Michel Le Séac’h
[i] Mathilde
Siraud, « La République en marche se fissure sur les ‘gilets
jaunes’ », Le Figaro, 2 décembre 2018.
[ii]
François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia, Dans la tête des
giles jaunes, Paris, V.A. Éditions, 2018, p. 13.
[iii] Raphaël
Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, «Fonder un nouveau pacte fiscal,
social et écologique», Le Parisien, 9 décembre 2018,
http://www.leparisien.fr/politique/fonder-un-nouveau-pacte-fiscal-social-et-ecologique-l-appel-de-place-publique-09-12-2018-7963845.php.
[iv] Interview de
Nathalie Schuck dans un documentaire diffusé par BFM TV le 19 septembre 2019. Voir
https://www.programme-tv.net/news/societe/239941-brigitte-macron-furieuse-contre-les-petites-phrases-demmanuel-macron-tes-completement-con-pourquoi-tu-as-dit-ca/.