La locution « petite phrase » ne date que du 20e siècle, mais le concept est évidemment plus vieux – vieux comme la parole,
peut-être. Homère utilise plus de cent fois la belle expression ἔπεα πτερόεντα
(épea pteróenta), c’est-à-dire « paroles ailées » ou « mots
ailés », reprise par d’autres auteurs de l’Antiquité. Dans son œuvre,
cette formule signale des phrases fortes, destinées à être retenues.
Pour certains, Homère comparait les mots à des oiseaux, qui
s’échappent dès qu’on les libère. Cela en fait des dangers pour leur auteur. C’est l’interprétation d’Alexander Pope
(1688-1744), traducteur de L’Iliade et L’Odyssée en anglais, qui
se réfère à une explication trouvée chez Plutarque. Mais selon la plupart des
exégètes, il faut plutôt comprendre « paroles empennées » : la
métaphore renvoie à la flèche plutôt qu’à l’oiseau. Chez Homère, ces phrases ne
servent pas seulement à communiquer, ce sont des armes qui frappent et qui
blessent en atteignant leur but.
Lucien (120-180) utilise l’expression en ce sens. Dans son
Héraclès,
il assure que l’équivalent celtique d’Hercule était le dieu Ogmios. Un Gaulois
lui explique : «
nous croyons que c'est par
la force de son éloquence qu'Hercule a accompli ses exploits. C'était un sage
qui faisait violence par la puissance de sa parole. Les traits que vous lui
voyez sont ses discours, qui pénètrent, volent droit au but, et blessent les
âmes. Ne dites-vous pas vous-mêmes des paroles ailées ? »
Les paroles ailées d’Homère ont eu une descendance jusqu’à
nos jours. « Les Anciens comparoient les paroles à des fleches »,
note l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en 1729 :
« ils donnoient des ailes aux unes & aux autres, des fleches, des
paroles ailées ; & pour exprimer leur vitesse, ils se servoient du
verbe VOLER, tela volant, verba volant. En effet, les paroles sont comme
des fleches invisibles, qui partent de la bouche, & qui vont frapper
l'oreille ». En français, le mot « trait » a longtemps désigné à
la fois une flèche et « ce qu’il y a de plus vif et de plus brillant dans
un discours » (4e édition du Dictionnaire de l’Académie
française, 1762).
La MSHS de l’Université de Poitiers a organisé en 2019 un
colloque intitulé « Petites phrases et art de la pointe dans l'Europe des
XVIe et XVIIe s. » [i]. Il couvrait
même une période plus large puisque ses organisateurs indiquaient :
« À travers ces jeux littéraires d’une Renaissance que l’on entendra
résonner dans notre actualité, c’est aussi l’écho de l’Antiquité, avec
notamment la tradition de ses épigrammes, qui nous parviendra. Autant
d’allers-retours dans l’histoire de la petite phrase aiguisée ».
Aiguisée : le qualificatif se situe bien dans la tradition des paroles
ailées homériennes. Et l’idée reste peut-être présente dans « petite phrase ».
Selon certains philologues, « petit » vient de la racine
indo-européenne pik, « qui a le sens de blesser, piquer, piler,
broyer et en général nuire »[ii].
Winged words et Geflügelte Worte
L’expression « winged words » reste connue dans le
monde anglophone. On en trouve de nombreuses utilisations après la parution des
traductions de Pope[iii]. Lord
Byron (1788-1824), dans son poème The Bride of Abydos (1813), évoque
« those winged words like arrows sped ». Thomas Campbell (1777-1844),
dans son recueil The Pleasures of Hope, paru en 1810, écrit :
« Go, child of Heav'n! (thy winged words proclaim) / Tis thine to search
the boundless fields of fame! ». John Horne Tooke (1736-1812), écrivain et
homme politique, a même publié un essai intitulé ἔπεα πτερόεντα or the
Diversions of Purley largement commenté par la presse littéraire de
l’époque. À
propos de Sir Walter Scott, qu’il n’aimait pas beaucoup, Thomas Carlyle (1795-1881) écrivait : « It has been said, 'no man has written as many volumes
with so few sentences that can be quoted.' Winged words were not his
vocation. » (« ‘personne n’a écrit autant de livres contenant aussi
peu de phrases qu’on puisse citer’, a-t-on dit. Les paroles ailés n’étaient pas
sa vocation »)[iv].
En allemand, l’expression « Geflügelte Worte » est bien connue
depuis la parution en 1864 d’un célèbre ouvrage portant ce titre. Œuvre du linguiste
Georg Büchmann (1822-1884), il recense 4 300 citations littéraires passées dans la conversation
courante. Mais son succès même a donné à la locution un sens
ambigu : désormais les Geflügelte Worte ne sont plus tant des formules
frappantes que des lieux communs ou des phrases toutes faites. Il en est de
même pour la locution « krylatye slova » en langue russe[v].
Michel Le Séac’h
Illustration :
Homère et les bergers par Corot, musée des Beaux-arts de Saint-Lô, photo
Xfigpower, [cc] 3.0, Wikimedia
[i] Voir
https://www.fabula.org/actualites/petites-phrases-et-art-de-la-pointe-dans-l-europe-des-xvie-et-xviie-siecles_92683.php
[ii] Pierre
Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Nimes,
Lacour, 1991.
[iii] Et même
avant puisque la locution apparaît dans un poème d’Edmund Spenser
(1552-1599) : « The sweet numbers and melodious measures, / With
which I wont the winged words to tie / And make a tuneful diapase of
pleasures, /Now being let to run at liberty. » On la trouve aussi chez
Henry More (1614-1687)
[iv] The
Works of Thomas Carlyle, vol. 6, Cambridge University Press, 2010, p. 36.
[v] Voir Elena Chotova, Les
références culturelles dans les titres d’articles de la presse russe
contemporaine, thèse de doctorat, Université de Grenoble – 2014.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01333565