31 janvier 2021

Petites phrases et métaphores

Beaucoup de petites phrases reposent sur une métaphore. Si l’on songe par exemple aux quatre déclarations d’Emmanuel Macron auxquelles on a imputé la fureur des Gilets jaunes, on trouve quatre métaphores. Un « Gaulois réfractaire » n’est pas un Celte qui échappe au STO. « Je traverse la rue » peut amener dans une autre ville. Le « pognon dingue » sort des caisses de l’État et non d’un asile d’aliénés. Les « gens qui ne sont rien » sont quand même quelqu’un. Au palmarès du président de la République, on peut citer aussi « le traité de Versailles de la zone euro », « les premiers de cordée », « l’Otan est en état de mort cérébrale », « le kamasutra de l’ensauvagement » ou « une nation de 66 millions de procureurs ».

Ce n’est pas nouveau. D’« Alea jacta est » au « monopole du cœur » en passant par « du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent » ou « les Français sont des veaux », les métaphores émaillent la vie politique. Sans elles, le bataillon des petites phrases se réduirait drastiquement.


Depuis la Poétique et la Rhétorique d’Aristote, on voit dans les métaphores une figure de style, un ornement du langage. Différents philosophes, linguistes et hommes de lettres français ont compris qu’elles étaient bien davantage. Ils ont noté en particulier leur étonnante fréquence. Quelques exemples :

  • Gabriel-Henri Gaillard dans Rhétorique française, à lu̓sage des jeunes demoiselles (Paris, Tenré, 1822) : « Combien de gens font des métaphores, depuis quarante ans et plus, ainsi que M. Jourdain faisait de la prose sans en rien savoir ? »
  • Antoine Varinot dans son Dictionnaire des metaphores françaises (Paris, Arthus Bertrand, 1818) : « Toutes les langues sont remplies de métaphores ; cette figure se répand jusques dans la conversation familière »
  • Nicolas Brussel dans ses Recherches sur la langue latine (Paris, 1750, Guillyn) : « l'on a actuellement en France un tel goût pour la Métaphore dans les conversations des personnes douées de quelque esprit, que presque rien n'y est dit sans Métaphore »
  • Jean-Charles-François Tuet dans Matinées sénonoises ou Proverbes françois… (Paris, 1789, Née de La Rochelle) : « Les métaphores proverbiales sont innombrables dans toutes les langues »

En réalité, les métaphores sont partout. Elles nous sont si naturelles qu’il nous a fallu longtemps pour nous en rendre compte, dans les années 1980, quand George Lakoff et Mark Johnson ont publié Les Métaphores dans la vie quotidienne[i]. Elles abondent dans toutes les langues, des plus parlées comme le chinois, langue « hautement métaphorique »[ii], aux plus locales comme l’ekegusii, une langue bantoue du Kenya[iii]. Dans la langue anglaise, elles représenteraient un mot sur huit.

Une métaphore est un phénomène cognitif et pas seulement esthétique. Elle soutient et contribue à modeler la pensée humaine en conceptualisant des domaines de connaissance vagues, abstraits (temps, causalités, orientation spatiale, idées, émotions, concepts de compréhension…) dans les termes d’une connaissance plus spécifique, familière et incarnée[iv]. Autrement dit, elle présente de l’abstrait avec les mots du concret. Ce faisant, elle influence insensiblement les raisonnements[v]. Lakoff et Johnson ont prolongé leur étude des métaphores jusqu’à proposer une nouvelle théorie de la vérité : une phrase serait « vraie » dans une situation où notre compréhension de la phrase concorde avec notre compréhension de la situation[vi]. Le cerveau a besoin de cohérence. Le problème d’Emmanuel Macron est que, sous cet éclairage, les « Gaulois réfractaires » ou le « pognon dingue » sont « vrais ».

Les métaphores, moyen d’incommunication

Bien avant Lakoff et Johnson, cependant, les métaphores ont pris une place dans les tests d’intelligence (dès 1916 pour le test Stanford Binet), les évaluations de l’état cognitif, les diagnostic de désordres psychiatriques, etc. En bref, ne pas comprendre des métaphores courantes signale un cerveau qui fonctionne mal.

Ou un fossé culturel. « Il faut que la métaphore soit tirée des choses qui conviennent non-seulement à l'orateur, mais au sujet, & même à l'auditeur », constatait Baltasar Gibert au milieu du 18e siècle[vii]. Les métaphores n’ont de sens que si elles ont un public, un certain nombre de cerveaux qui les comprennent et les mémorisent à peu près de la même manière.

Ce qui peut se dire dans l’autre sens : ces formes omniprésentes érigent une barrière culturelle entre le groupe qui les comprend et les autres. « Chaque langue a des métaphores particulières qui ne sont point en usage dans les autres langues », notait César Chesneau Du Marsais [viii]en 1830 « […] Il est si vrai que chaque langue a ses métaphores propres & consacrées par l'usage, que si vous en changez les termes par les équivalents même qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. » Certaines métaphores sont aussi propres à certaines religions[ix].

Beaucoup de petites phrases pourraient ainsi avoir un caractère identitaire : elles contribuent à définir le groupe qui les comprend et à exclure les autres. Le problème, c’est si les Gaulois réfractaires comprennent une chose alors que leur président a voulu en dire une autre...

Michel Le Séac'h

Illustration : Portrait de Rodolphe II en Vertumne par Giuseppe Arcimboldo (1590), domaine public

[i] George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1986. Le titre original de l’ouvrage, Metaphors We Live By, est lui-même une métaphore en abyme ; il souligne que les métaphores contribuent à la composition de notre vie.

[ii] Xiaoxia Wang, « Le chinois - langage idéographique et métaphorique et l’intersubjectivité dans l’image de la poésie chinoise », Les Chantiers de la Création, 2008, n°1. https://doi.org/10.4000/lcc.139.

[iii] Aunga Solomon Onchoke et Xu Wen, « A Cognitive Analysis of Woman Metaphors in Ekegusii Language », Linguistics and Literature Studies 5(5), 2017, p. 344-353. DOI: 10.13189/lls.2017.050503. http://www.hrpub.org/journals/article_info.php?aid=6261

[iv] Agata Maltese, Lidia Scifo, Anna Fratantonio, Annamaria Pepi, « Linguistic Prosody and Comprehension of Idioms and Proverbs in Subjects of School Age », Procedia - Social and Behavioral Sciences, vol. 69, 24 décembre 2012, https://doi.org/10.1016/j.sbspro.2012.12.161

[v] Paul H. Thibodeau et Lera Boroditsky, « Natural Language Metaphors Covertly Influence Reasoning », PLOS ONE, 2 janvier 2013, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0052961

[vi] George Lakoff et Mark Johnson « Conceptual Metaphor in Everyday Language », The Journal of Philosophy, Vol. 77, n°8 (août 1980), p. 486.

[vii] Balthasar Gibert, La rhétorique, ou Les règles de l'éloquence, Paris, Huart & Moreau, 1749, p. 451.

[viii] César Chesneau Du Marsais, Des tropes, 1730.

[ix] Sabbagh, Toufic, La Métaphore dans le Coran, Paris, Adrien Maisonneuve, 1943.

26 janvier 2021

« 66 millions de procureurs » : saut quantique de la recherche de pointe à la petite phrase pour Emmanuel Macron

Rarement la presse française a été aussi unanime sur une qualification : « Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs » est une petite phrase.

Elle est extraite d’un discours de 38 minutes et plus de six mille mots prononcé à Saclay le 21 janvier 2021 par Emmanuel Macron. Son titre : « Présentation de la stratégie nationale sur les technologies quantiques ». Le lieu (275 laboratoires, 9 000 enseignants-chercheurs…), le sujet (des capacités de calcul presque infinies) et le budget (1,8 milliard d’euros) poussaient plutôt aux superlatifs. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué : « l’un des viviers mondiaux de la connaissance », « troisième place mondiale des nations les plus performantes », « formidable vitalité en termes de création de startups, d'excellence aussi », etc.

Or l’essentiel de ce qui a été retenu de ce discours tient en un nombre et deux mots : « 66 millions de procureurs ». 

Emmanuel Macron ne les a pas lancés tout à trac. Il évoquait les incertitudes d’une stratégie de recherche dans un domaine encore très mal connu. Voici le passage intégral :

Et puis cette stratégie assume aussi la part de risques et d’erreurs. Et je le dis parce que ce qui va avec la défiance française c’est aussi cette espèce de traque incessante de l’erreur. Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs. Ce n’est pas comme ça qu’on fait face aux crises ou qu’on avance. Et donc chacun fait des erreurs chaque jour. Celui qui ne fait pas d’erreur ou celle qui ne fait pas d’erreur c’est celui ou qui ne cherche pas, ou qui ne fait rien, ou qui mécaniquement fait la même chose que la veille.

Ce propos est-il légitime ou pas ? Peu de commentaires s’arrêtent à cette question. Pour la plupart, ils ne portent ni sur les technologies quantiques, ni sur la recherche en général : ils portent sur Emmanuel Macron lui-même.

Récidive intentionnelle ?

Typique est celui d’Émilie Aubry sur France Culture : « C’est l’histoire d’un déplacement présidentiel qui n’aurait dû donner lieu qu’à des commentaires autour des mesures importantes annoncées, un débat sur des faits : 1,8 milliard d’euros  pour installer la France sur le podium des nations à la pointe de la recherche quantique » ‑ puis très vite : « sauf qu’entre temps, l’une de ces petites phrases à la fois anecdotique et signifiante dont nos présidents semblent avoir le secret et dont nous autres médias nous emparons avec délectation a soudain tout emporté sur son passage ». S’ensuit, sans plus d’égards pour le quantique, une demi-heure de débats autour de la petite phrase.

« Le genre de petite phrase », ajoute Émilie Aubry « dont on se demande toujours après coup si elle a été pensée ou non pour susciter un débat, rappelant ‘les Amish’, le ‘pognon de dingue’ et autre ‘traverser la rue pour trouver un boulot’… ». Le même soupçon de récidive intentionnelle est exprimé par d’autres, comme Sophie Vincelot, dans Gala : « Après ses polémiques "pognon de dingue" et "Je traverse la rue et je vous trouve un emploi", Emmanuel Macron a semble-t-il de nouveau goûté aux petites phrases chocs ». Et aussi, côté politiques, par Marine Le Pen (« Il y a au moins une chose qui ne change pas, c’est la propension d’Emmanuel Macron à vilipender les Français à tout bout de champ ») ou Jean Rottner (« Emmanuel Macron est revenu à cette tendance des petites phrases »)

Cercle vicieux

Le chef de l’État semble enfermé dans un corner fatal. Chaque fois qu’il s’exprime, la presse et les milieux politiques, mus par une sorte de biais de confirmation, cherchent la petite phrase. De plus, cette petite phrase, quoi qu'elle raconte au premier degré, est habituellement considérée comme un message sur son auteur lui-même. Elle révèle qu’il a « un problème avec le peuple » (Éric Ciotti) ou « un grave problème avec la démocratie » (Adrien Quattenens), qu’il « n’est pas à la hauteur de sa responsabilité » (Yannick Jadot) ou qu’il est « pontifiant, méprisant » (Robert Ménard).

L’épisode confirme une fois de plus le rôle majeur des petites phrases dans la vie politique – un rôle difficile à analyser car il met en jeu l’émotion. Elles s’attachent aux leaders, pour le meilleur ou pour le pire. Et une fois que le mal est fait, les seules métaphores qui viennent à l’esprit sont celles du dentifrice sorti du tube ou de la mayonnaise tournée.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube en ligne sur le site de l’Élysée.

19 janvier 2021

Petites phrases et « confusion des scènes »

Damien Deias, de l’Université de Lorraine, dont un article sur « Les petites phrases en temps de pandémie » paru dans The Conversation a été reproduit ici, poursuit son travail sur les petites phrases. Il vient de publier dans la Revue Algérienne des Sciences du Langage une étude intitulée « De ‘Casse-toi pov-con’ à Jair Bolsonaro : la confusion des scènes dans le discours politique à l’ère de la communication numérique ».

Il y introduit le concept de « confusion des scènes », qui rebondit sur celui de « mise en scène de l’officiel ». Pourquoi confusion des scènes ? Parce que  d’un personnage politique on attend une certaine retenue dans ses déclarations publiques. Or, avec le développement des réseaux sociaux, on voit apparaître une « catégorie de petites phrases politiques, produites par des personnalités officielles, [qui] tendent à diffuser un contenu violent, à invectiver, à ridiculiser, à parodier, à choquer ». D’où cette définition : « La confusion des scènes, c’est la confusion de la voix officielle des Hommes politiques, et de la voix privée, de par l’usage d’une scénographie en décalage avec le cadre des discours politiques ».

Entre autres exemples, Damien Deias cite les moqueries de Jair Bolsonaro et de Recep Tayyip Erdogan à l’égard d’Emmanuel Macron, de Donald Trump à l’égard de Kim Jong-un ou de Rodrigo Duterte à l’égard du pape François. Mais la confusion des scènes touche aussi la vie politique française. Signe d’un développement du populisme ? Cette idée paraît insuffisante à l’auteur, qui cite, outre le « Casse-toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy, des sorties de Valérie Pécresse ou d’Emmanuel Macron.

Quousque tandem…

Cette « nouvelle manière de communiquer » ne se résumerait pas à une « vulgarisation » du discours politique mais révélerait « un changement plus profond du mode de communication, du rapport au citoyen et au monde ». Un changement induit par la technologie. Car la confusion des scènes se serait « développée en concomitance avec la montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux ».

Est-ce si sûr ? Bien avant l’invention de la locution « petites phrases », on parlait de « pointes », de « traits », de « saillies », termes qui dénotent une certaine brutalité du discours. La parole politique a souvent été violente, même en régime démocratique. Des générations de latinistes se sont exercés à traduire les Catilinaires de Cicéron. Leur incipit, l’une des petites phrases les plus célèbres de l’Antiquité, est franchement agressif : « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra » (« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »). Le langage vulgaire du quotidien y fait irruption sur les travées du temple de Jupiter Stator devant le Sénat de Rome. La confusion des scènes pourrait être bien antérieure au développement des réseaux sociaux.

Michel Le Séac’h

Illustration : gravure de Jean-Baptiste Simonet d’après Jean-Michel Moreau le jeune, 1800, collections du British Museum, n° 759549001, sous licence CC BY-NC-SA 4.0

09 janvier 2021

Les élections présidentielles à pile ou phrase

LCP diffusera lundi 11 janvier à 20h30 la première partie d’un documentaire de Cécile Cornudet et Benjamin Colmon intitulé « Face à face pour l’Élysée ». Elle est consacrée aux débats télévisés entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing en 1974 et 1981, et au débat entre François Mitterrand et Jacques Chirac en 1988.

Le documentaire présente la mécanique des débats et les interminables négociations entre les équipes des candidats. En 1974, le marketing politique était focalisé sur le visuel. C’était un héritage du débat du 26 septembre 1960 entre John Kennedy et Richard Nixon. Les états-majors avaient lu et relu les pages de The Making of the President 1960 où Theodore H. White détaillait le bronzage de Kennedy, la chemise trop grande de Nixon, le gris trop clair du décor plusieurs fois peint et repeint, les éclairages dérangés par le piétinement des journalistes, etc.

Pour des Américains habitués aux émissions politiques radiophoniques, l’image était une grande nouveauté en 1960. On comprend qu’elle ait préempté les commentaires. En 1974, et a fortiori en 1981 et 1988, la télévision n’était plus si nouvelle pour les Français. Les mémoires n’ont pas été marquées par la couleur des cravates mais par trois petites phrases :

  • Vous n’avez pas le monopole du cœur (VGE en 1974)
  • C’est ennuyeux quand même que vous soyez devenu l’homme du passif (Mitterrand en 1981)
  • Mais tout à fait, monsieur le Premier ministre (Mitterrand en 1988)

Sorj Chalandon le rappelle avec force en commentant le documentaire de LCP dans le dernier numéro du Canard enchaîné (« Des hauts et débats », 6 janvier 2021) : « replongeons-nous avec curiosité dans le premier face-à-face télévisé de l’élection présidentielle française […] devenu l’exercice imposé de tout candidat à la magistrature. Et qui s’est bien souvent joué sur une petite phrase. Une formule choc, éprouvée lors des meetings ou balancée comme ça, réplique magique dans un moment d’état de grâce, faisant comprendre aux journalistes, aux états-majors et à la France entière que l’élection était presque gagnée ou quasiment perdue. »

Ainsi, le sort d’une élection présidentielle pourrait se jouer sur une petite phrase ! Mais si les petites phrases, certaines d’entre elles du moins, valent à des candidats élection « presque gagnée », n’est-il pas étrange qu’on persiste souvent à les considérer, dans leur ensemble, comme une nuisance anecdotique de la vie politique ?

Michel Le Séac’h

Illustration : débat télévisé Nixon-Kennedy en 1960, photo The Granger Collection via NDLA, licence CC BY-NC-SA 4.0

31 décembre 2020

D’une citation de Trotski, le préfet Lallement fait une petite phrase

Quasiment toute la presse française s’interroge en ce dernier jour de l’année : quelle mouche a piqué Didier Lallement ? Le préfet de police de Paris a envoyé à des journalistes une carte de vœux au verso de laquelle figure cette citation de Léon Trotski : « Je suis profondément convaincu, et les corbeaux auront beau croasser, que nous créerons par nos efforts communs l'ordre nécessaire. Sachez seulement et souvenez-vous bien que, sans cela, la faillite et le naufrage sont inévitables ».


Si l’on écarte l’hypothèse d’un faux et celle d’une confusion entre 1er janvier et 1er avril, le choix de ce passage laisse perplexe. Certains ont reproché au préfet Lallement d’employer des méthodes de maintien de l’ordre trop violentes. En quoi une citation d’un dirigeant bolchevik, fondateur de l’Armée Rouge et animateur d’une politique de terreur pendant la guerre civile russe, avec massacres de masse et camps de concentration à la clé, en quoi cette citation peut-elle éclairer ses actions passées ? En quoi peut-elle illustrer des vœux de bonne année ? À moins que le préfet ne cherche à dire entre les lignes que « ça pourrait être pire »…

Il semble que la seule source de ce texte en français soit l’énorme (1 000 pages) Cahier de L’Herne paru en 1968. C’est une traduction de l’ouvrage dans lequel Trotski avait rassemblé ses nombreux écrits de guerre. Extraire deux phrases de ce volume colossal paraît déjà une drôle d’idée. Elles n’en forment pas un passage capital, ni particulièrement représentatif. Google n’en trouve d’ailleurs pas d’autre occurrence. Même les corbeaux qui croassent sont une métaphore utilisée ailleurs chez Trotski et dans la langue russe. En citant un extrait, Didier Lallement ne se réfugie pas derrière son auteur : il émet sa propre petite phrase. Ce jour, personne ne commente ce qu’écrivait le chef de l’Armée Rouge. Tout le monde commente ce qu’écrit le préfet de police.

Le second degré est fréquent dans les petites phrases. Encore faut-il qu’il soit à la fois compréhensible du public visé et compatible avec le personnage de l’orateur, qu’il contribue à façonner. Or ce qui définissait jusqu’à présent Didier Lallement était avant tout l’uniforme qu’il porte. Avec ce message, que ce soit une blague ou une provocation, Didier Lallement s’expose nu. Les nouveaux habits du préfet de police ne lui vaudront guère de compliments.

Michel Le Séac’h

03 décembre 2020

« Vous n’avez pas le monopole du cœur » : quand VGE touche

Que retiendra-t-on de Valéry Giscard d’Estaing ? Hier encore, beaucoup de Français auraient sans doute eu du mal à citer un trait majeur de sa politique. L’avortement ? La majorité à 18 ans ? Le regroupement familial ? L’Europe ? Mais il est très probable que beaucoup auraient pu citer cette petite phrase : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

C’était le 10 mai 1974. Quelques jours avant l’élection présidentielle, VGE et François Mitterrand s’affrontent en débat télévisé devant des dizaines de millions de téléspectateurs. Mitterrand s’est entraîné. Il sait que la principale faiblesse de Giscard d’Estaing est son image de froid technocrate. À plusieurs reprises, il tente d’en profiter. La politique est « une affaire de cœur et pas seulement d’intelligence » assène-t-il. « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur, rétorque VGE, vous ne l’avez pas. »

La formule est abondamment commentée. Pour certains, elle était préparée à l’avance, comme un « À la fin de l’envoi je touche » à la sauce politique. Pourtant, elle rend un accent de sincérité que souligne la gestuelle de VGE. Chacun peut en juger : le passage est visible sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). « Cette phrase était une improvisation », confirmera plus tard Valéry Giscard d’Estaing dans Le Pouvoir et la vie (Cie 12, Paris 2004, p. 330). Elle pourrait être aussi une réminiscence. Dans Le Président, un film d’Henri Verneuil, un personnage s’écrie lors d’un débat à la Chambre : « Vous n’avez pas le monopole de l’Europe, nous y pensons aussi ! »

Mitterrand accuse le coup. Selon des témoins, il estime lui-même avoir perdu l’élection sur cette répartie de son adversaire[1]. Sans doute la rumine-t-il longuement. En 1988, lors d’un débat télévisé avec Jacques Chirac qui lui reproche d’avoir relevé la TVA sur les aliments pour animaux, il lancera : « Vous n'avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats ».

Journalistes, politologues et experts en communication ont parlé de « formule assassine »[2], de « flèche mortelle »[3], de « phrase qui tue », etc. Au premier degré, pourtant, la réplique de VGE ne contient qu’un banal rappel défensif : François Mitterrand n’est pas seul à éprouver des sentiments. Mais symboliquement, Valéry Giscard d’Estaing arrache le cœur de son adversaire, et c’est cet acte fort, offensif, que l’opinion retient. Certains disent que cette phrase est la plus célèbre jamais issue d’un débat télévisé[4].

Au lendemain de la mort de Valéry Giscard d’Estaing, les tendances des recherches sur Google révèlent clairement à quel point cette petite phrase est attachée à son auteur.


Michel Le Séac’h

Photo Rob Croes / Anefo, Nationaal Archief (Pays-Bas), licence CC0 1.0, via Wikimedia Commons



[1] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Le Seuil, Paris 2008, p. 130.

[2] Hervé Gattegno, rédacteur en chef du Point, interviewé par RMC le 2 mai 2012. Voir http://www.lepoint.fr/politique/parti-pris/sarkozy-hollande-le-debat-qui-ne-sert-a-rien-02-05-2012-1457185_222.php. Voir aussi Jean Massot, La Présidence de la République en France: vingt ans d'élection au suffrage universel 1965-1985, Notes et études documentaires, n° 4801, Paris, La Documentation française, 1986, p. 98, ou François-Georges Maugarlone, Histoire personnelle de la Ve République, Paris, Fayard, 2008, ch. VI.

[3] Éric Delvaux, France Inter, 1er mai 2007 ; voir http://www.franceinter.fr/chro/larevuedepresse/55339.

[4] Béatrice Houchard, « Yvette Horner et Dracula », http://blog.lefigaro.fr/election-presidentielle-2012/2011/02/yvette-horner-et-dracula.html.


29 novembre 2020

Antoine Griezmann : « J’ai mal à ma France. » Mais laquelle ?

« J’ai mal à ma France » : le 26 novembre, cette formule laconique ponctue le retweet par Antoine Griezmann d’un message présentant une vidéo[i] du passage à tabac du producteur Michel Zecler par trois policiers.

La vidéo elle-même, bien entendu, a été largement vue à la télévision et sur l’internet. Mais la phrase du footballeur rencontre de son côté un succès considérable. Elle est abondamment vue et commentée sur l’internet. La quasi-totalité de la presse française la cite. Parfois en titre, même, comme dans Les Dernières nouvelles d’Alsace, L’Équipe, L’Est républicain, Le Figaro, Le Progrès, Gala, LCI, France Télévisions et plusieurs autres.


À première vue, c’est doublement étonnant.

D’abord parce que si Antoine Griezmann est un grand champion dans sa discipline, son opinion sur un fait divers policier n’a pas plus de valeur que celle d’un citoyen lambda. Peut-être même moins ! Hormis ses matchs en équipe de France, toute sa carrière de sportif professionnel depuis ses débuts s’est déroulée en Espagne, à Madrid puis à Barcelone. « Dans la vie de tous les jours je me sens plus espagnol que français », disait-il expressément en 2016. Fatalement, « sa » France est une version un peu décalée.

Ensuite parce que la phrase d’Antoine Griezmann n’est pas originale et ne devrait pas rester attachée longtemps à son nom. On ne peut donc pas la considérer comme une « petite phrase ». Au contraire, elle est devenue un lieu commun maintes fois employé ces dernières années :

  • En août 2020, caricaturée en esclave par Valeurs Actuelles dans une fiction historique située au 18e siècle, la députée Danièle Obono proteste sur BFM : « J'ai mal à ma République, j'ai mal à ma France ».
  • En juin 2020, le mot « Colonialisme » est inscrit à la peinture rouge sur la statue de Jacques Cœur, à Bourges. « J’ai mal à ma France », s’indigne Pascal Blanc, alors maire de la ville « Je condamne fermement ces agissements. Le communautarisme est en route. »
  • En octobre 2019, quelques jours après un attentat islamiste qui a fait quatre morts à la préfecture de police de Paris, le chanteur hip-hop Ramous dénonce dans une vidéo postée sur Facebook sous le titre « Macron j’ai mal à ma France » les « conneries de merde » déversées depuis lors (« vous insultez mon père... enculé de ta race ! »).
  • En septembre 2018, Emmanuel Macron visite Saint-Martin, dans les Antilles françaises. « Il y a des images qui me mettent mal à l'aise », commente Jean Leonetti, maire d’Antibes, ancien ministre et vice-président des Républicains, interrogé par Public Sénat. « Les photos bras dessus, bras dessous avec un délinquant, les propos qui sont tenus, des gestes obscènes : j’ai mal à la Présidence, j’ai mal à ma France. »
  • En octobre 2015, critiquée pour avoir cité une phrase du général de Gaulle sur la France « pays de race blanche », Nadine Morano persiste et signe sur Facebook. Elle conclut : « Comme disait le Général Bigeard, j'ai mal à ma France ! »[ii].
  • Le 30 mars 2012, après les attentats de Mohammed Merah à Toulouse et Montauban, le Médiateur du Monde publie une contribution d'un essayiste musulman intitulée « J’ai mal à ma France ! ». Elle dénonce « Le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie… Autant de fléaux qui minent notre vivre-ensemble et mettent en péril le pacte républicain, la fraternité entre les hommes. »
  • Le 7 janvier 2011, le réalisateur Manuel Tribot poste sur YouTube un morceau de rap sur le mal-être des quartiers intitulé « J’ai mal à ma France ». Très violentes, les paroles condamnent par exemple les expulsions de Roms (« rappelle-toi Hitler et ses camps de concentration »).
  • En 2007, Amad Ly publie Parole de jeune : j’ai mal à ma France, un témoignage autobiographique inspiré par la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, deux adolescents de Clichy-sous-Bois qui s’étaient réfugiés dans un transformateur électrique en tentant d’échapper à la police.

Quant au fond, « J’ai mal à ma France » comporte un message évident : il n’y a pas une seule France mais au moins deux. Les occurrences ci-dessus connotent toutes une fracture identitaire, raciale ou communautaire. Une fracture exprimée dans plusieurs cas au premier degré, comme un constat d’évidence, et non à l’issue d’une réflexion politique, sociologique ou philosophique.

Le phénomène est dérangeant et nouveau. Dans une petite phrase de 1972, le président Georges Pompidou évoquait « ces temps où les Français ne s’aimaient pas », reprenant d’ailleurs le titre d’un livre de Charles Maurras paru en 1916. « Ils s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient », disait Pompidou. Mais il n’envisageait pas, à l’époque, qu’il ait pu y avoir deux peuples français.

Les exemples ci-dessus tendent à devenir plus fréquents dans les années récentes. En fait, Google Recherche de livres ne recense pas la moindre occurrence de « J’ai mal à ma France » avant le 21e siècle. Le premier « J’ai mal à ma France » signalé date de 2000. Mais la phrase est censée être prononcée en 2024 ! Elle figure dans Scènes de vie en 2024, roman d’anticipation de Christian Saint-Étienne publié chez JCLattès :

Oui, c'est vrai, dit Jean d'une voix sourde, j'ai mal à ma France, mal d'être le contemporain de la fin d'un pays qui fut aussi un rêve d'universelle grandeur du genre humain ! Je suis pour l'Europe unie mais pas pour l'union des ethnies ou l'Internationale des communautés! J'en fais une question de principe !

Michel Le Séac'h


[i] Dans le message retweeté par Antoine Griezmann, son auteur présente la vidéo comme « 15 minutes de coups et d'insultes racistes ». En réalité, l’enregistrement est muet.
[ii] Le général Bigeard a en fait publié un livre intitulé J’ai mal à la France (Polygone, 2001). Il est clair que l’article défini « la » change tout : il est question d’une seule France.

22 novembre 2020

Jean Castex n’a pas encore trouvé sa petite phrase – ou inversement

Quand un personnage peu connu accède soudain au premier plan, comment le public fait-il connaissance avec lui ? Imagine-t-on que beaucoup de gens le googlent pour lire et analyser ses déclarations passées ? À n’en pas douter, les petites phrases tiennent une grande place dans les premiers contacts entre le nouveau promu et les citoyens. Elles définissent une première impression, et les biais cognitifs (effet d’amorçage, effet de halo…) font le reste.


Ainsi, devenu ministre de l’Économie en 2014 sans carrière politique antérieure, Emmanuel Macron s’est vite fait connaître par les formules à l’emporte-pièce qu’il prononçait ou qu’on lui prêtait. Pour le meilleur ou pour le pire.

Malgré ses 55 ans, Jean Castex était lui aussi peu connu lors de sa nomination comme Premier ministre le 3 juillet 2020. Maire de Prades, commune catalane de 6 000 habitants, et conseiller départemental des Pyrénées-Orientales, il n’avait jamais occupé de fonction électorale au niveau national. Sa carrière politique s’était déroulée dans l’ombre. Il ne semble pas avoir beaucoup recherché la notoriété.

Pas plus que des vaguelettes

Depuis sa nomination à Matignon, il cultive un profil bas dans ses attitudes, ses costumes et ses propos. Au chapitre Castex, la collection de citations célèbres du Parisien ne retient que trois phrases :

  • Je vais appliquer ce que j'ai toujours fait au travail, avec les valeurs qui sont les miennes, et dans le cadre des orientations fixées par le président de la République.
  • Lorsque l'on est comme moi le fils d'une institutrice du Gers, issu de l'école républicaine ... on ne vous propose pas souvent de telles fonctions.
  • On ne peut pas se dérober, quand il s'agit de servir son pays.

De toute évidence, elles relèvent davantage de la langue de bois que des petites phrases. Ponctuellement, quelques déclarations de Jean Castex ont quand même été qualifiées de petites phrases, en particulier celle-ci : « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation... mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital ». Cette déclaration semble avoir suscité une grande émotion, mais seulement au sein d’un public bien particulier, le personnel hospitalier. En dehors de ce « cluster politique », elle a été peu reprise sur les réseaux sociaux. Ses sous-entendus techniques renvoyaient à un débat peu audible pour le grand public.

L’affaire de l’appli StopCovid a été un peu plus remarquée mais n’a pas vraiment donné lieu à une petite phrase, même si certains ont dit que « Jean Castex a tué StopCovid en une phrase ». Quand une journaliste a demandé au Premier ministre s’il avait téléchargé l’appli, il s’est contenté de répondre : « Je ne l’ai pas fait ». Ce n’est pas une formule propice à une reprise sur les réseaux sociaux. De plus, elle concernait une thématique qui laissait l’opinion indifférente puisque 95 % des Français s’étaient pareillement abstenus.

Les Français n’ont pas pris le mors aux dents

Il a fallu plus de quatre mois pour qu’échappe au Premier ministre, le 12 novembre, une formule susceptible de devenir une petite phrase amplifiée par les réseaux sociaux : « Ce n’est pas le moment pour desserrer la bride ». Cette fois, il était en désaccord avec une majorité de l’opinion. Et la métaphore choisie était clairement risquée.

Beaucoup de petites phrases reposent sur des métaphores. Elles exploitent ainsi une sémantique déjà en place. Certaines s’imposent avec force (« Vous n’avez pas le monopole du cœur », « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »…). Mais ce sont les chevaux et les ânes qu’on mène par la bride. S’adresser ainsi aux Français n’était évidemment pas sans danger, surtout à une époque où ils contestent la légitimité des mesures prises par le gouvernement.

Cependant, Jean Castex semble avoir surmonté l’épisode sans casse. Google Trends ne révèle qu’un bref mouvement d’intérêt pour la locution « desserrer la bride » le 12 novembre (supplantée par « lâcher la bride » les jours suivants), sans commune mesure avec les recherches sur « déconfinement » ou « black Friday », par exemple. Ce n’est pas forcément bon signe pour un Premier ministre. À tant cultiver la discrétion, il apparaît peut-être comme quantité négligeable : effet de halo… Le public ne cherche pas à lui accoler de petite phrase. Or il n’y a pas d’homme politique de premier plan sans petite phrase. Jean Castex pourrait bien être en train de passer à côté.

Michel Le Séac’h

Photo Florian David via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0

11 novembre 2020

Le général de Gaulle couronné par ses petites phrases

À l’heure des commémorations, cinquante ans après sa mort, que retient-on du général de Gaulle ? Bien sûr, des historiens, des politologues, des témoins directs de ces temps révolus dissertent savamment sur son action et son bilan. Mais quid de l’homme de la rue ?

Apparemment, il retient surtout des clichés, des demi-vérités qui sont aussi des demi-mensonges, au moins par omission : de Gaulle a libéré la France en 1944, de Gaulle a donné son indépendance à l’Algérie, de Gaulle a accordé le droit de vote aux femmes… Il retient aussi, plus spécifiquement, des petites phrases.

Oh ! beaucoup, s’agissant d’un tel personnage, n’osent pas la locution « petites phrases ». Ils y voient d’emblée des « citations ». Dès 1968, les Presses de la Cité avaient publié un recueil de Citations du général de Gaulle sur le modèle des Citations du président Mao Tsé-Toung, un « petit livre tricolore » brandi par les militants gaullistes pour faire pièce au « petit livre rouge » brandi par les militants gauchistes.


Être considéré dès avant sa mort comme un auteur de « citations », pour un homme politique, c’est comme entrer dans la Pléiade de son vivant pour un écrivain. Pourtant, qui parmi nous pourrait citer de tête les nobles formules piochées dans les Mémoires (« À mes yeux il est clair que l’enjeu du conflit c’est non seulement le sort des nations et des États, mais aussi la condition humaine »…) ?

Ce qu’on retient, ce sont surtout des formules qui, dans la bouche d’un dirigeant contemporain, d’un Sarkozy, d’un Hollande ou d’un Macron, seraient probablement qualifiées de « petites phrases ». Par exemple :

  • Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré.
  • La politique de la France ne se fait pas à la corbeille.
  • Pourquoi voulez-vous qu'à 67 ans je commence une carrière de dictateur ?
  • C'est pas la gauche, la France. C'est pas la droite, la France.
  • On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe, l'Europe, l'Europe.
  • Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ?

(Et encore, par ces temps d'unanimisme commémoratif, on évite en général des sorties moins consensuelles : « je vous ai compris », « les Français sont des veaux », « Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! »…)

Bref, des sorties qui, plus qu’une pensée, une doctrine ou une politique, peignent l’homme. Ce qui est finalement leur rôle essentiel. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) a rassemblé dans une petite vidéo de 4 minutes les formules les plus mémorables du général de Gaulle sous l’appellation explicite de petites phrases. Quelques jours plus tard, il a même implicitement reconnu le rôle de celles-ci dans la désignation d'un leader : il a couronné de Gaulle « roi des petites phrases » !


Michel Le Séac'h

01 novembre 2020

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »

 « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » : cette citation de Camus aux allures de dicton est aussi devenue une petite phrase politique. Elle rejaillit chaque fois que le débat politique achoppe sur une question de vocabulaire. En 1987, par exemple, du temps de Jospin, fallait-il dire « adaptation » au lieu de « privatisation »[1] ? Ces jours-ci, faut-il parler d’islamisme, d’islam politique, de radicalisme musulman, de séparatisme, etc. ?


Chaque fois, certains citent de travers et d’autres le leur reprochent. Il est vrai que l’erreur est fréquente. Une recherche Google sur « mal nommer les choses » + camus retourne environ 18.400 résultats. Une recherche sur « mal nommer un objet » + camus, environ 3.120. La formule exacte est pourtant la seconde ! « Mal nommer les choses ajoute à la misère du monde », écrivait cette semaine Le Canard enchaîné, souvent pointilleux pourtant[2]. Circonstance atténuante : en l’absence de guillemets, sa formule était une allusion plutôt qu'une citation.

La philologue Michaela Heinz[3] recensait en 2012 les variantes suivantes : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur des hommes / ...c'est ajouter aux malheurs du monde / ...c'est, volontairement ou non, ajouter au malheur du monde / ...c'est contribuer au malheur du monde / ...c'est rajouter aux malheurs du monde / ...c'est ajouter au malheur d'autrui  / ...c'est ajouter à la misère du monde / ...c'est participer à la régression du monde / ... c'est ajouter au malheur de l'autre. »

Une citation de 1944 pour un débat « aussi vieux que l’homme »

Cependant, le point vraiment contestable est l’attribution de la formule à Albert Camus ! Cette phrase est extraite d’un commentaire qu'il a consacré au philosophe Brice Parain (1897-1971). Elle résume une partie des réflexions de celui-ci sur le langage[4]. Évidemment, il est plus chic de citer Camus qu'un quasi-inconnu. Plus politiquement correct aussi : ancien communiste définitivement vacciné par un long séjour en URSS, Brice Parain fut très proche des écrivains collaborationnistes Pierre Drieu La Rochelle et Jean Fontenoy.

Quant au fond, Camus ne prend pas vraiment position. Il note surtout que le débat ne date pas d’hier et que le propos de Parain est de « marquer avec des arguments nouveaux un paradoxe aussi vieux et aussi cruel que l’homme. […] Car l’originalité de Parain, pour le moment du moins, c’est de maintenir le dilemme en suspens. Il affirme sans doute que, si le langage n’a pas de sens, rien ne peut en avoir et que tout est possible. Mais ses livres montrent en même temps [c’est Camus qui souligne] que les mots ont juste assez de sens pour nous refuser cette ultime certitude que tout est néant. » Allons bon, doit-on aussi ranger « en même temps » au rayon des petites phrases empruntées à Camus ? 


Photo d’Albert Camus en 1957 par Robert Edwards,
Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 30.

[1] Voir Laurent Mauduit, Prédations : Histoire des privatisations des biens publics, Paris, La Découverte, 2020.

[2] J.-M. Th. « Isla… maux de tête », Le Canard Enchaîné, 28 octobre 2020, p. 8.

[3] Michaela Heinz, Dictionnaires et Traduction, Berlin, Frank & Timme GmbH, 2012.

[4] Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », in Essais, Paris, Bibliothèque de La Pléïade, 1965, p. 1679.