29 janvier 2016

Petite phrase et langue de bois : peut-on générer des discours automatiques ?

Petite phrase et langue de bois sont les deux pôles opposés du discours politique[1]. La langue de bois est faite pour « entrer par une oreille et sortir par l’autre ». La petite phrase, au contraire, « vise à marquer les esprits », comme dit l’Académie française. Elle est le clou qui fixe la langue de bois.

Cette distinction n’est pas propre à la vie politique contemporaine. Dans la Grèce antique, écrit Paul Veyne, « le contenu des discours d’apparat n’était pas senti comme vrai et pas davantage comme faux, mais comme verbal. Les responsabilités de cette ‘langue de bois’ ne sont pas du côté des pouvoirs politiques, mais d’une institution propre à cette époque, à savoir la rhétorique. Les intéressés n’étaient pas contre pour autant, car ils savaient distinguer la lettre et la bonne intention : si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé.[2] » Aujourd’hui comme hier, la langue de bois exprime surtout des bonnes intentions.

Bien entendu, la langue de bois n’est pas propre non plus au discours politique tout court. Les « promesses verbales » jamais tenues abondent dans les relations personnelles. Comme chantait Dalida,
     « Paroles, paroles, paroles, paroles, paroles et encore des paroles que tu sèmes au vent
      Voilà mon destin te parler, te parler comme la première fois »

On a beau savoir que les bonnes intentions resteront des intentions, elles font toujours plaisir à entendre.

Si la langue de bois est récurrente, elle doit être recyclable. Des humoristes proposent régulièrement des générateurs de langue de bois. Le politologue Thomas Guénolé a jeté les bases d’un « pipotron » dans son Petit guide du mensonge en politique[3]. Mais ne s’agit-il pas de plaisanteries ? On sait maintenant que non.

Valentin Kassarnig, étudiant en informatique à l’University of Massachusetts Amherst, vient de présenter « un système capable de générer des discours politiques pour le parti politique de son choix ». Il a détaillé ses travaux dans un article intitulé « Political Speech Generation », déposé voici quelques jours sur le site de prépublication scientifique ArXiv et mentionné par le blog du Monde comme par le supplément Étudiants du Figaro. Son système utilise des méthodes de programmation neuro-linguistique avancées comme les n-grammes, les réseaux de neurones récurrents ou l’allocation de Dirichlet latente. Il s’appuie sur la base de données Convote, de Cornell University, qui contient près de quatre mille discours de parlementaires américains.

Or ce système donne de bons résultats, tant sur le plan de la correction grammaticale que celui du contenu. Même si Valentin Kassarnig juge « très improbable que ces méthodes soient réellement utilisées pour générer les discours de politiciens », les textes produits sont très plausibles. Comme dit Paul Veyne, s’ils ne sont pas vrais, ils sont bien trouvés.

Michel Le Séac'h


[2] Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, coll. Essais, 1992, p. 89.
[3] Thomas Guénolé, Petit guide du mensonge en politique, Paris, First, 2014, p.153-155.

Buste de Démosthène, copie romaine d’une statue de Polyeuctos, musée du Louvre, photo User:Mbzt, licence CC BY 3.0

21 janvier 2016

« La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié » : une petite phrase involontaire d’Emmanuel Macron

Le ministre de l’économie joue volontiers des petites phrases, mais il arrive que les petites phrases se jouent de lui. Interrogé hier matin par Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV et RMC, Emmanuel Macron a lâché une formule sûrement pas préparée à l’avance (il suffit de regarder pour s’en convaincre, à partir de 18:22) : « la vie d'un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d'un salarié, il ne faut jamais l'oublier, parce qu'il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties ».

La phrase n’est qu’incidente, elle s’inscrit dans un développement sur les difficultés des entreprises. Comme le note Violaine Jaussent sur Francetvinfo.fr, elle passe d’abord à peu près inaperçue. Puis elle est reprise sur le compte Twitter de RMC. Désormais sortie de son contexte, elle prend une toute autre tonalité. Aussitôt, le web s’enflamme, tandis que la presse reprend la formule, qualifiée de « petite phrase » par 20 Minutes, L’Expansion, VSD et bien d’autres.

Le phénomène de simplification par l’opinion[1], classique des petites phrases, fonctionne à une vitesse stupéfiante. Vingt-quatre heures après l’émission, une interrogations sur Google donne les résultats suivants :
  • « la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié » : 6 580 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est souvent plus dure que celle d'un salarié » : 7 280 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est plus dure que celle d'un salarié » : 14 300 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est bien plus dure que celle d'un salarié » 55 000 résultats
On note que la phrase réellement prononcée est la première ci-dessus. Beaucoup d’internautes sont spontanément allés vers l’expression la plus extrême en la débarrassant de la réserve contenue dans « souvent » et en recyclant l’adverbe « bien » pour renforcer le message. On assiste là à un phénomène classique : Emmanuel Macron est victime d’un effet de halo négatif, autrement dit, d’une diabolisation[2]. Chez une fraction de l’opinion, ce qu’il dit vraiment compte moins que ce qu’on croit qu’il aurait pu dire.

Michel Le Séac’h
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17 janvier 2016

Les petites phrases, un outil pédagogique à optimiser

Comme je le souligne dans mon livre (voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 149 et suivantes), les « petites phrases » s’adressent à la mémoire et déclenchent des attitudes plutôt que des raisonnements. Elles jouent donc un rôle important dans l’enseignement et l’apprentissage.

Nous avons tous vu nos professeurs utiliser des petites phrases qui leur sont propres. Leurs élèves apprennent à les repérer et à comprendre leur signification cachée. Elles deviennent des marqueurs d’une culture commune entre l’enseignant et ses élèves. Les plus fameuses se transmettent même d’une année sur l’autre, des anciens élèves aux nouveaux.

Spécialiste américain des méthodes pédagogiques, Doug Lemov note l’importance de ces signaux (ou « tell », une expression venue du poker, où les adversaires s’épient pour deviner le jeu de l’autre). Il raconte :
L’un de mes signaux en tant qu’enseignant était le mot « intéressant », prononcé sur un ton badin mais légèrement condescendant et d’ordinaire accompagné d’un « Hmmm » et d’un clignement des deux yeux. Je l’utilisais, sans m’en rendre compte, dans mes cours d’anglais quand un commentaire d’un élève me semblait mal fondé. Aussitôt, une élève prénommée Danielle disait très clairement au fond de la classe : « Oho ! Essaie encore, Danny ! » Elle savait qu’« intéressant » voulait dire « décevant ». Comme la plupart des enseignants, j’en disais plus que je ne croyais. Le message adressé à Danny signifiait : « tu aurais sans doute fait mieux de garder ton idée pour toi », et Danny le savait comme les autres. 
Doug Lemov ne se borne pas à constater le phénomène. Dans Teach Like a Champion 2.0, nouvelle version d’un livre paru en 2010 devenu best-seller aux États-Unis, il recense 62 « techniques » utilisées par des enseignants spécialement efficaces. L’une d’elles consiste à créer une« culture d’erreur », dans laquelle les élèves verront positivement leurs erreurs comme des occasions d’apprentissage. Et bien entendu, l’un des moyens pour créer cette culture est d’instaurer délibérément des petites phrases qui n’auront pas l’effet déstabilisant de son « intéressant ».
  • Doug Lemov, Teach Like a Champion 2.0, San Francisco, Jossey-Bass, 2015

12 janvier 2016

« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » : Christiane Taubira après bien d’autres

En 1983, Jean-Pierre Chevènement est ministre de la Recherche et de la Technologie. En désaccord avec une politique gouvernementale qu’il juge trop à droite, il déclare : « Un ministre, ça ferme sa gueule ; si ça veut l'ouvrir, ça démissionne ». Et il démissionne. Il récidivera en 1991, hostile à l’intervention de la France en Irak alors qu’il est ministre de la Défense.

Sa formule est devenue l’une des petites phrases les plus connues de la vie politique française contemporaine. Google en recense des dizaines de milliers d’occurrences et, consécration, elle figure dans l’Histoire de la Vème république pour les Nuls de Nicolas Charbonneau et ‎Laurent Guimier. Elle est systématiquement rappelée par la presse et les milieux politiques chaque fois qu’un ministre manifeste un désaccord avec le gouvernement. Et cela quelle que soit l’issue : démission, résipiscence ou limogeage. On l’a citée ces dernières années à propos de Rama Yade, de Cécile Duflot, de Delphine Batho, d’Arnaud Montebourg et de quelques autres.

Depuis quinze jours, c’est le tour de Christiane Taubira. Son cas n’est pas foncièrement différent, même si elle déploie une interprétation originale du scénario : elle l’ouvre et la ferme alternativement sans démissionner ni être renvoyée. La jurisprudence Chevènement a été rappelée par Alexandre Sulzer dans L’Express, Jean-Baptiste Jacquin dans Le Monde, Grégoire Biseau dans Libération, Jérôme Sainte Marie interviewé par Eléonore de Vulpillières dans Le Figaro, et bien d’autres encore.

Le succès de cette petite phrase tient sûrement à sa bonne adéquation avec la culture des milieux politiques et à la fréquence des circonstances propices à sa répétition, donc à sa mémorisation. Quant à sa forme, on peut noter :
  1. Qu’elle a été spontanément simplifiée et raccourcie par la postérité, « si ça veut l’ouvrir », pas indispensable, ayant été remplacé par le plus bref « ou ».
  2. Qu’elle contient une répétition interne (« ça… ça »), élément souvent favorable à la pérennisation d’une petite phrase.
  3. Que la présence d’un mot grossier (« gueule ») ne lui nuit pas, au contraire : comme l’ont montré Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, une obscénité légère exerce un effet positif sur la persuasion[1].
Michel Le Séac’h

Photo : Guillaume Paumier, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-2.5
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[1] Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, "Indecent Influence: The Positive Effect of Obscenity on Persuasion", Social Influence, 1, n°2, juin 2006, https://doi.org/10.1080/15534510600747597

08 janvier 2016

« Do we want a candidate who could be tied up in court for two years? » : Trump contre Cruz

« Voulons-nous un candidat qui pourrait se retrouver englué devant les tribunaux pendant deux ans ? » À la veille des primaires pour l’élection présidentielle américaine, cette petite phrase de Donald Trump fait sensation.

Elle vise Ted Cruz, aujourd’hui considéré comme le principal rival de Trump dans la course à l’investiture républicaine. Interrogé lundi soir par le Washington Post, Trump a expliqué : « Je n’aimerais pas qu’un obstacle de ce genre se dresse devant lui. Mais beaucoup de gens en parlent et je sais même que certains états regardent cela de très près, le fait qu’il est né au Canada et qu’il a eu un double passeport. » Il n’y a pas qu’en France que la double nationalité est un sujet de débat !

On ne va pas entrer ici dans le fond de l’affaire. En bref, la Constitution américaine dispose que le président des États-Unis doit être citoyen de naissance (« natural-born citizen »). Ted Cruz est né au Canada d’un père cubain et d’une mère américaine. Pourrait-il devenir président ? Les constitutionnalistes ne semblent pas l’exclure. Or, contrairement à l’habitude, cette sortie de Donald Trump n’a pas été accueillie par des quolibets. Au contraire, elle a été relayée par les responsables du Parti républicain. Pourquoi ?

Le journaliste conservateur Rush Limbaugh a son idée sur la question : « l’establishment républicain déteste Cruz. Ils détestent Cruz plus qu’ils ne détestent Trump, car ils se disent que Trump serait plus ou moins malléable, qu’ils auraient une petite chance de travailler avec lui. Mais ils voient Cruz comme un conservateur rigide et inflexible, rien à faire, ils le méprisent. » Les grands journaux comme le Daily News ou le Wall Street Journal, pas davantage séduits par le fondamentalisme chrétien de Ted Cruz, se font un plaisir de reprendre l’interrogation, transformant en petite phrase ce qui aurait pu rester une simple pique.

N.B. : une interrogation n’est pas propice à la naissance d’une petite phrase*. Ici, de toute évidence, la question est rhétorique. Elle signifie simplement : « Cruz n’est pas un bon candidat ». Mais au lieu de le dire directement, elle l’exprime avec toute la puissance d’un sous-entendu.

Michel Le Séac'h
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04 janvier 2016

Sexisme et petites phrases

« Les femmes ont souvent droit à des petites phrases... auxquelles les hommes n'ont pas droit », note le Huffington Post. Ses 48 exemples en vidéo viennent directement de l’édition américaine du site. Celui-ci y voit du sexisme, un mot que ne reprend pas le Huff français. Vus de ce côté-ci de l'Atlantique, ces exemples ne paraissent pas tous aussi convaincants.

Il n’est de « petite phrase » qu’entre gens qui partagent une même culture. Le second degré de la petite phrase renvoie à un acquis qu’il est inutile de répéter à chaque fois. Son sous-entendu est compréhensible à la fois par celui qui la prononce et par celui qui l’entend (ce qu’exprime la formule « À bon entendeur, salut »).

Ce que les femmes entendent n’est pas forcément audible par les hommes. Et ce qui est petite phrase pour un Américain ne l’est pas forcément pour un Français…

01 janvier 2016

Petites phrases de Xi Jinping sur un air de rap

Afin de fêter les deux ans de leur Groupe de direction central pour l’approfondissement général des réformes, les autorités chinoises viennent de diffuser sur le site web de la télévision chinoise CCTV un court dessin animé où des messages anti-corruption sont scandés sur un air de rap.

Le président chinoix Xi Jinping y fait de courtes apparition sous forme d’un portrait de style BD accompagné de ses petites phrases les plus emblématiques de la lutte contre la corruption. Leur tonalité les place quelque part entre pensées de Mao et préceptes de Sun Tzu : « Toute corruption doit être punie, tout responsable corrompu doit être poursuivi », « Que les désirs du peuple deviennent notre action », « Une fois tirée par un arc, une flèche ne revient pas », « Brandissez haut le sabre du combat contre la corruption »

Surprenante à première vue, cette vidéo est représentative, disent les experts, des nouvelles orientations imposées par Xi Jiping, arrivé au pouvoir en 2013 – la lutte contre la corruption mais aussi une présente massive de la propagande en ligne. « Le dessin animé est la plus récente tactique utilisée par la propagande de Pékin pour toucher une génération qui communique via des smartphones et des touches ‘j’aime’ », explique Jun Mai dans le South China Morning Post

29 décembre 2015

« Race blanche » : la petite phrase boomerang de Claude Bartolone

Une petite phrase agit à sa guise. Dans la définition qu’en donne l’Académie française (« une formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »), le sujet du verbe est la petite phrase elle-même et non son auteur. L’orateur propose, le public dispose. Claude Bartolone en a fait l’expérience ce mois-ci :

Acte I ‑ Entre les deux tours des élections régionales, L’Obs publie un entretien entre Julien Martin et le président de l’Assemblée nationale. «Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux », dit-il à propos de son adversaire, Valérie Pécresse (Les Républicains). La formule serait peut-être passée inaperçue dans un article globalement très virulent si L’Obs n’en avait fait le titre de son article : « Bartolone : "Pécresse défend Versailles, Neuilly et la race blanche ». Ce titre est largement cité par les médias et sur le web.

Acte II – Les partisans de Valérie Pécresse s’indignent. Elle-même annonce le dépôt d’une plainte pour injure aggravée. « Race blanche : Pécresse va porter plainte contre Bartolone », titrent plusieurs journaux, reprenant un article de l’AFP. L’auteur de la formule n’en a cure : « Bartolone maintient ses propos sur la "race blanche" visant Pécresse », titre à nouveau une partie de la presse, toujours à la suite d’un article de l’AFP.

Acte III – Claude Bartolone, qu’on donnait gagnant presque à coup sûr un mois plus tôt, et en situation très favorable à l’issue du premier tour des élections régionales, est battu au second tour. Plusieurs commentateurs attribuent sa défaite à sa formule polémique. Lui-même admet devant les députés socialistes avoir commis un faux-pas ‑ concession qui donne lieu encore une fois à un titre de l’AFP : « "Race blanche" : Bartolone concède devant les députés PS une formule "pas forcément calibrée" ».

Un cas d’école de petitephraséification

Pour qu’une petite phrase s’installe, son contenu, son contexte et la culture de son public doivent être alignés[1]. Ici, le contenu initial n’était pas forcément idéal. La notion de « défense en creux » n’est pas totalement claire. Mais très souvent les petites phrases connaissent un processus de simplification spontané[2]. Amorcé en l’occurrence dès le titre de L’Obs (avec l’aval de Claude Bartolone, peut-on imaginer).

Au vu des titres reproduits plus haut, on constate que, très vite, la formule propagée tend même à se resserrer sur la seule locution « race blanche ». (De la même manière, la célèbre sortie de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz est souvent réduite au mot « détail ».) Valérie Pécresse, Versailles et Neuilly deviennent implicites. Ce n’est pas surprenant : les noms propres ne sont pas propices à la naissance d’une petite phrase, sauf rares exceptions (« Quousque tandem, Catilina… »). Et si un nom reste attaché à la petite phrase, désormais, c’est plutôt celui de Bartolone.

Le contexte, était favorable puisque le quatrième personnage de l’État par ordre de préséance s’exprimait dans un organe de presse influent sur un thème d’actualité au beau milieu d’une campagne électorale. De plus, le thème de la  « race blanche » était dans l’air du temps : on n’a pas oublié la polémique déclenchée au mois d’octobre par une déclaration de Nadine Morano (« la France est un pays de race blanche »). Conséquence : les retombées médiatiques ont aussitôt été abondantes, ainsi que les retombées des retombées. L’effet de répétition indispensable à la pérennisation d’une petite phrase s’est trouvé assuré en quelques jours. 

Quant à la culture du public, Claude Bartolone n’avait évidemment pas choisi ses mots par hasard. Versailles parle aux nostalgiques de la Commune, Neuilly aux adversaires de Nicolas Sarkozy, et le mot « race » est l’un des plus honnis de notre temps. « Je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution » avait même promis François Hollande en 2012. Dire qu’un adversaire « défend la race blanche », même « en creux », est compris par les politiques et par la presse comme une attaque extrêmement vive. Et cela aussi bien à droite qu’à gauche ‑ d’où la plainte annoncée par Valérie Pécresse.

Une élection perdue sur une petite phrase ?

Pourtant, il faut bien se demander si la culture des politiques est vraiment raccord avec celle de l’électorat. Se pourrait-il qu’une partie des électeurs aient compris la petite phrase de Claude Bartolone au premier degré et se soient reconnus dans cette « race blanche » défendue par Valérie Pécresse ? L’hypothèse mériterait plus ample exploration, mais on note que l’île de France est la seule région de France – avec la Corse, dans une bien moindre proportion ‑ où le Front national ait perdu des voix entre les deux tours. Déjà, l’affaire Morano avait montré que les réactions des électeurs pouvaient différer de celles des politiques, unanimes dans leur condamnation. À ce jour, Nadine Morano, simple députée européenne, compte 149.678 abonnés sur Twitter, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, 80.558.

Mais l’intention de Claude Bartolone relevait bien sûr du second degré. Un second degré en abyme, une dénonciation d’un message délivré « en creux » par Valérie Pécresse, ou même, selon de nombreux commentateurs, un « appel au vote ethnique » (un « dégoûtant appel » écrivait même Élisabeth Levy sur Causeur) : le candidat socialiste aurait cherché à rallier un électorat « issu de l’immigration ». Une petite phrase contient souvent un second degré (comme dans le cheval de Troie, l’essentiel est à l’intérieur), mais celui-ci ne fonctionne que si l’auteur et le public partagent une même culture. Claude Bartolone est-il sur la même longueur d’onde que l’électorat « ethnique » ? On peut en douter.

Toujours est-il que Valérie Pécresse a été élue. Et selon certains, la petite phrase destinée à la disqualifier a contribué à la défaite de son adversaire. « Je pense que monsieur Bartolone a peut-être perdu sur cette injure-là » a déclaré François Bayrou sur BFM-TV. « Cette petite phrase malheureuse lui a probablement coûté son élection », a estimé Pascal Bruckner, interrogé par Alexandre Devecchio pour Le Figaro. Au P.S. même, certains ont dénoncé une formule « extrêmement malheureuse », comme Julien Dray, voir « totalement absurde », comme Jean-Marie Le Guen.

On a déjà dit de certaines petites phrases (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »[3], « Yes we can »[4]…) qu’elles avaient remporté des élections. On voit qu'elles peuvent en perdre aussi.

Michel Le Séac'h

[3] Idem, p. 109.
[4] Ibid., p. 121.

Photo École Polytechnique Université de Paris-Saclay, 15 octobre 2015, sur Flickr.

15 décembre 2015

« Le FN peut conduire à la guerre civile » : à coups de petites phrases, Manuel Valls creuse son sillon guerrier

Le 14 novembre, Manuel Valls avait été le premier dirigeant français à dire : « Nous sommes en guerre ». La déclaration de guerre étant l’acte suprême du politique, le premier ministre avait-il tenté de préempter par cette petite phrase une position qui aurait dû être celle du président de la République, ainsi que je l’avais envisagé ici ? En tout cas, François Hollande avait repris la main le lendemain en attaquant son discours devant le Congrès par une formule explicite : « La France est en guerre ».

Ce n’était pas la première fois que Manuel Valls brandissait l’épée. Le 28 juin 2015, déjà, il avait évoqué une « guerre de civilisation » au cours d’un « Grand rendez-vous » d’Europe 1, Le Monde et iTélé. J’y avais vu, déjà, une manière de prendre date en vue de l’élection présidentielle ; « Le jour ou Manuel Valls parla de ‘guerre de civilisation’ », avait d’ailleurs titré Libération.

Le premier ministre creuse son sillon guerrier. « Il faut être à la hauteur des enjeux (...) surtout parce que nous vivons avec cette menace terroriste, parce que nous sommes en guerre, parce que nous avons un ennemi, Daech, l'État islamique, que nous devons combattre et écraser en Irak, en Syrie et demain sans doute en Lybie », a-t-il déclaré vendredi dernier à Léa Salamé, qui l’interrogeait sur France Inter.

Mais ce n’est pas cette phrase qui a le plus retenu l’attention des commentateurs. Quelques minutes plus tard, Manuel Valls ajoutait : « il y a une option qui est celle de l'extrême droite qui au fond prône la division et cette division peut conduire à la guerre civile ». L’idée était étrange : puisque plusieurs des terroristes du 13 novembre étaient français, la déclaration de guerre du 14 novembre était aussi un constat de guerre civile. Mais dans la foulée d’une dépêche AFP, de nombreux médias ont aussitôt fait de cette phrase une petite phrase, par exemple :
  • Régionales. Pour Valls, le FN peut conduire «à la guerre civile» ‑ Le Parisien
  • Manuel Valls : le Front national "peut conduire à la guerre civile" – Sud-Ouest
  • Le Front national peut conduire à la "guerre civile", selon Manuel Valls ‑ RTL
  • Valls : le FN "peut conduire à la guerre civile" – Le Point
En pleine campagne électorale, une mise en cause aussi vive d’un parti politique légal ne pouvait évidemment passer inaperçue. Et Manuel Valls, qui prépare ses interventions avec soin, ne pouvait l’ignorer. Après ses petites phrases du 28 juin et du 14 novembre, celle du 11 décembre apparaît comme un nouveau petit caillou blanc (ou rouge sang ?) délibérément semé.

Michel Le Séac'h

Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons

08 décembre 2015

Les petites phrases de Donald Trump échappent aux lois de la pesanteur politique

Donald J. Trump multiplie, comme annoncé, les formules choc. Au début, beaucoup d’observateurs les ont prises comme des blagues outrancières. En juillet, le Huffington Post avait décidé de les traiter dans sa rubrique « Entertainment » (divertissement) et non dans sa rubrique « Politics ». 

Hier, Ariana Huffington a radicalement révisé sa position dans un article intitulé : « A Note on Trump: We Are No Longer Entertained ». Autrement dit : fini de rigoler ! C’est que le milliardaire caracole en tête des sondages parmi les candidats à la la primaire présidentielle côté Républicains. Ses sorties marquent l’électorat américain bien plus que les médias ne l’avaient prévu. Les grosses blagues étaient en fait des petites phrases !

La décision du Huffington Post paraît anecdotique. Elle témoigne pourtant d'une sorte de révolution copernicienne en cours dans les milieux médiatiques et politiques américains. Jay Rosen, professeur de journalisme à New York University, a décrit cette révision déchirante dans un article de son blog, Press Think :
Le rôle de la presse dans les campagnes présidentielles reposait, bien plus qu’on ne l’avait compris avant cette année, sur des postulats partagés par la classe politique et l’industrie électorale quant aux règles en vigueur et aux pénalités encourues par ceux qui les violeraient. D’où des rituels familiers du genre « la gaffe », reposant eux-mêmes sur des postulats quant à la manière dont une tierce partie, l’électorat, réagirait en s’apercevant de la violation. Ces postulats étaient rarement mis à l’épreuve parce que le risque paraissait trop élevé et que les campagnes étaient dirigées par des spécialistes peu enclins à prendre des risques – qu’on appelle des stratèges. (…) Ces croyances se sont effondrées car Trump les a « testées », a violé la plupart d’entre elles – et domine quand même les sondages.
 La cécité des médias américains est d’autant plus surprenante que l’hypothèse avait été posée dès le mois de juillet par Dan Balz, l’une des grandes plumes du Washington Post, quand Trump s’en était pris aux immigrants clandestins mexicains et avait mis en doute l’héroïsme de John McCain : « La question est maintenant de savoir si le candidat Trump échappe aux lois de la pesanteur politique ou s’il se trouvera bientôt isolé et considéré comme un objet de mépris ou d’étonnement, et non comme un prétendant sérieux à la présidence. » C’était bien vu, mais la presse et les milieux politiques sont massivement passés à côté, ils ont fait confiance à ces « lois de la pesanteur politique » dont Jay Rosen estime à présent qu’elles n’ont jamais existé.

Michel Le Séac'h

Photo de Donald Trump : Gage Skidmore, Wikimedia