08 décembre 2015

Les petites phrases de Donald Trump échappent aux lois de la pesanteur politique

Donald J. Trump multiplie, comme annoncé, les formules choc. Au début, beaucoup d’observateurs les ont prises comme des blagues outrancières. En juillet, le Huffington Post avait décidé de les traiter dans sa rubrique « Entertainment » (divertissement) et non dans sa rubrique « Politics ». 

Hier, Ariana Huffington a radicalement révisé sa position dans un article intitulé : « A Note on Trump: We Are No Longer Entertained ». Autrement dit : fini de rigoler ! C’est que le milliardaire caracole en tête des sondages parmi les candidats à la la primaire présidentielle côté Républicains. Ses sorties marquent l’électorat américain bien plus que les médias ne l’avaient prévu. Les grosses blagues étaient en fait des petites phrases !

La décision du Huffington Post paraît anecdotique. Elle témoigne pourtant d'une sorte de révolution copernicienne en cours dans les milieux médiatiques et politiques américains. Jay Rosen, professeur de journalisme à New York University, a décrit cette révision déchirante dans un article de son blog, Press Think :
Le rôle de la presse dans les campagnes présidentielles reposait, bien plus qu’on ne l’avait compris avant cette année, sur des postulats partagés par la classe politique et l’industrie électorale quant aux règles en vigueur et aux pénalités encourues par ceux qui les violeraient. D’où des rituels familiers du genre « la gaffe », reposant eux-mêmes sur des postulats quant à la manière dont une tierce partie, l’électorat, réagirait en s’apercevant de la violation. Ces postulats étaient rarement mis à l’épreuve parce que le risque paraissait trop élevé et que les campagnes étaient dirigées par des spécialistes peu enclins à prendre des risques – qu’on appelle des stratèges. (…) Ces croyances se sont effondrées car Trump les a « testées », a violé la plupart d’entre elles – et domine quand même les sondages.
 La cécité des médias américains est d’autant plus surprenante que l’hypothèse avait été posée dès le mois de juillet par Dan Balz, l’une des grandes plumes du Washington Post, quand Trump s’en était pris aux immigrants clandestins mexicains et avait mis en doute l’héroïsme de John McCain : « La question est maintenant de savoir si le candidat Trump échappe aux lois de la pesanteur politique ou s’il se trouvera bientôt isolé et considéré comme un objet de mépris ou d’étonnement, et non comme un prétendant sérieux à la présidence. » C’était bien vu, mais la presse et les milieux politiques sont massivement passés à côté, ils ont fait confiance à ces « lois de la pesanteur politique » dont Jay Rosen estime à présent qu’elles n’ont jamais existé.

Michel Le Séac'h

Photo de Donald Trump : Gage Skidmore, Wikimedia

06 décembre 2015

« Voter FN, c’est voter Daech » : la mécanique délicate de la diabolisation

« Petite phrase et grosse polémique », titrait Jérémy Chevreuil dans le blog politique de France 3 Régions Franche Comté mercredi dernier. En cause, une déclaration du sénateur socialiste François Patriat, président du conseil régional de Bourgogne. Cette phrase, « voter FN c’est voter Daech », avait été prononcée quelques jours plus tôt à Besançon, lors d’une réunion publique en faveur de la liste du PS aux élections régionales. Elle avait aussitôt été reprise en titre par L’Est républicain. « Je fais un amalgame un peu en raccourci, je l’avoue », a plus tard admis M. Patriat sur Public Sénat, tout en réitérant sa formule.

Le sénateur socialiste n’est pas seul à faire cet amalgame. Dans les jours suivants, plusieurs responsables politiques de premier plan engagés dans la campagne des régionales reprennent le même thème.
  • Il s’agit d’abord de Gérard Darmanin (Les Républicains), directeur de campagne de Xavier Bertrand dans la région Nord-Pas-de-Calais, qui déclare à Ludovic Vigogne, de L’Opinion : « La seule chose qui peut faire gagner Marine Le Pen, c’est un attentat 48 heures avant. C’est la candidate de Daech. » (Cette déclaration daterait du 30 septembre, mais L’Opinion ne l’a publiée que le 30 novembre.)
  • À droite toujours, mais au Sud cette fois, Christian Estrosi, candidat Les Républicains en PACA, s’exprime ainsi dans une interview au Point recueillie par Jérôme Cordelier : « Daech a réussi son opération puisqu'il est devenu l'agent électoral du FN ». L’article publié par le magazine le 2 décembre est intitulé : « Christian Estrosi : "Daesch est l’agent électoral du FN" ».
  • Soutien de Christian Estrosi dans sa campagne régionale, Mourad Boudjellal, président du RC Toulon reprend pratiquement la même formule que François Patriat. L’AFP en fait le titre d’un article repris par plusieurs journaux le 2 décembre: « Pour Mourad Boudjellal, "Voter FN, c’est aussi voter Daech" ».
  • Au centre enfin, le thème est repris par Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI et député-maire de Drancy. Interviewé par Jean-François Achilli sur France Info, il déclare le 30 novembre que le vote Front national « va donner un boulevard à Daech ». « Lagarde : "Daech bénéficiaire du Front national" » titre France Info sur son site web.
Une telle convergence intrigue. Les grands esprits se rencontrent, bien sûr, mais ne se rencontrent-ils pas encore plus sûrement s’ils se sont donné rendez-vous ? Le Front national a traîné comme un boulet pendant vingt-cinq ans une petite phrase prononcée par Jean-Marie Le Pen en 1987 : « Les chambres à gaz sont un détail »*. Beaucoup aimeraient sans doute lui trouver une remplaçante. Daech pouvait-il être une opportunité ? « Marion Maréchal Le Pen l’a dit elle-même, la campagne du Front national est dynamisée par les attentats »**, explique François Patriat.

La formule de ce dernier, « Voter FN, c’est voter Daech », pourrait faire une petite phrase assez efficace grâce à sa simplicité, à sa forme déclarative, à sa répétition interne (« voter ») et aux préoccupations actuelles de l’opinion. Qu’elle puisse devenir un vecteur de diabolisation, c’est plus douteux. Elle est trop éloignée de la déclaration réelle de la responsable FN pour qu'on la lui réattribue, mais surtout il est peu probable que le public la considère comme plausible. Dès lors, ses chances d’être pérennisée par l’opinion paraissent très faibles.

Michel Le Séac'h
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** Le Parisien a publié le 25 novembre une interview de la candidate du FN en PACA par Olivier Beaumont. À la question : « Le FN progresse dans tous les sondages. Y voyez-vous un lien avec les attentats ? », elle répondait : « La dynamique était déjà très forte pour nous avant les attentats. Mais il est vrai qu’elle est amplifiée par ce terrible contexte. »

Marion Maréchal Le Pen en 2012, photo Gauthier Bouchet, licence CC BY-SA 3.0, Wikipedia

05 décembre 2015

100 expressions héritées de l’histoire

Ce petit guide du Figaro Littéraire rappelle les origines de cent locutions ou expressions « vieilles comme Hérode ou un peu plus récentes ». Pas mal d’entre elles sont de simples adjectifs comme « caudines », « draconiennes », « gordien » ou « sardonique ». Quelques-unes sont des « petites phrases » : elles résument implicitement des récits complexes à l’intention de personnes partageant une même culture.

J’ai d’ailleurs analysé certaines de ces petites phrases dans mon livre. C’est le cas de « Malheur aux vaincus », « Souviens-toi du vase de Soissons » ou « Ralliez-vous à mon panache blanc ».
On pourrait chicaner l’ouvrage sur quelques points. Ainsi, la locution « roche Tarpéienne » est antérieure à l’exécution de Marcus Manlius évoquée p. 9, tandis que la petite phrase « il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne » est bien postérieure. « Après nous le déluge » n’est certainement pas une création de la Pompadour. Et « la garde meurt mais ne se rend pas » n’est probablement pas de Cambronne (le livre, il est vrai, indique que la citation lui est « attribuée »).

Mais ce petit livre au format 16x16 n’a pas la prétention d’entrer dans les détails. Agréablement présenté, c’est une introduction simple et distrayante à des expressions répandues qui demeurent parfois mystérieuses.
100 expressions héritées de l’histoire, par Mélanie Mettra, préface d’Étienne de Montety, Paris, Le Figaro éditions, 2015, 160 pages, 9,90 €.

17 novembre 2015

« La France est en guerre » : François Hollande frappe plus fort que Manuel Valls

Entre les attentats du 13 novembre et le discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, près de soixante heures se sont écoulées : les assistants du président de la République ont eu le temps nécessaire pour calibrer son intervention. L’incipit de cette adresse, « La France est en guerre », a donc été soupesé et choisi avec soin. Étant donné la solennité de son contexte, la certitude qu’il serait abondamment repris par les médias et l’état d’émotion de l’opinion publique, il avait tout pour marquer les esprits. En d’autres termes, pour devenir une « petite phrase ».

Alors, pourquoi avoir choisi une formule aussi forte* que « La France est en guerre » ? Le président de la République avait déjà employé le mot « guerre » samedi 14, au sortir d’un conseil de défense : «  c'est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête permettra d'établir ». Mais il plaçait ainsi la France dans le rôle passif d’une victime, non dans celui d’un belligérant.

Déjà, cette formule n’était pas sans risque : les communicants du président de la République en étaient sûrement conscients, elle rappelait très fort celle de George W. Bush devant le Congrès américain le 20 septembre 2001 : « le 11 septembre, des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays » ‑ un acte de guerre lui aussi planifié de l’extérieur. Être comparé à George W. Bush n’est probablement pas un impératif prioritaire pour un président socialiste.

G.W. Bush avait réagi à l’attaque du 11 septembre en déclarant la « guerre contre la terreur ». Dès le 16 novembre François Hollande a accentué le parallélisme en déclarant « La France est en guerre ». Outre le risque de comparaison, la formule ouvrait un risque de polémique politique intérieure. Déclarer la France en guerre, et devant le Parlement encore, revenait à piétiner symboliquement l’article 35 de la Constitution : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Pourquoi avoir choisi d’ouvrir un discours aussi solennel par une phrase aussi extrême que « La France est en guerre » ?

Selon certains commentateurs, la formule du 14 novembre («  c'est un acte de guerre qui a été préparé… », etc.) aurait été imposée par Manuel Valls. Le Premier ministre avait en tout cas saisi la balle au bond au 20H de TF1 le soir même : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que nous sommes en guerre. Le président de la République l’a dit avec force ce matin. Oui, nous sommes en guerre. », etc. Une déclaration autrement plus martiale que celle de François Hollande le même jour.

Il est probable que les sondeurs de l’Élysée se sont penchés le 15 novembre sur l’impact respectif des deux déclarations du 14. Depuis des mois déjà, les communicants de François Hollande étaient conscients que l’état de guerre pouvait être pour lui une planche de salut électorale. Même l’opposition le reconnaissait. « Décrié et souvent indéchiffrable sur le front intérieur, François Hollande recueille l'approbation pour sa détermination lorsqu'il endosse l'uniforme du chef de guerre » écrivait ainsi Alain Barluet dans Le Figaro en octobre 2014. Il était impossible d’abandonner ce terrain au Premier ministre. À Versailles, François Hollande a montré que le chef de guerre, c’est lui.

Michel Le Séac'h
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* ...et chargée d'un sens plus large encore, comme il sied à une petite phrase. « "La France est en guerre." C'est par ces mots, dont la froide simplicité n'est pas proportionnelle à la lourde charge qu'ils portent, que Hollande, sàolennel, a débuté son allocution devant le Congrès », note ainsi Erik Emptaz à la Une du Canard enchaîné ce mercredi [note ajoutée le 18 novembre].

Photo François Hollande en 2012 : Toufik-de-planoiseWikimedia CommonsCC-BY-SA-3.0

13 novembre 2015

Élections régionales : les petites phrases font la petite phrase

Du Parisien au Télégramme, beaucoup de médias titrent sur les « petites phrases » depuis hier. Ils reprennent un extrait d’une conférence de presse de Pierre de Saintignon, candidat du Parti socialiste à l’élection régionale dans le Nord-Pas-de-Calais : « cessons ces petites phrases qui nuisent à notre campagne ».

Voilà bien la preuve qu’une « petite phrase », même si elle a l’air de rien, contient beaucoup plus qu’elle-même* ! La déclaration de Pierre de Saintignon n’est pas une leçon d’éloquence politique, elle ne condamne pas n’importe quelle phrase de quelques mots. C’est une petite phrase en abyme, et les commentateurs semblent tous d’accord sur sa cible implicite, preuve qu'il doit exister une culture commune entre eux. Cette cible, c'est la déclaration de Manuel Valls sur une possible fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour dans les régions gagnables par le Front National.

Le mois dernier, Pierre de Saintignon avait déjà condamné « ceux qui par des petites phrases, saisissant des micros, ont un objectif : celui de nous faire perdre ». Et tout le monde avait compris que son « ceux » était un « celui » : le Premier ministre, déjà. Et que ses « petites phrases » recouvraient une unique confidence faite à Bastien Bonnefous et Laurie Moniez, du Monde : « Avec Pierre de Saintignon, nos chances sont très faibles ». Une petite phrase qui lui était sans doute allée droit au coeur.

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? , p. 132.

Photo : Pierre de Saintignon en 2014 par Peter Potrowl, licence CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

12 novembre 2015

« Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain… » : le legs mystérieux d’Helmut Schmidt à la France

La disparition de Helmut Schmidt le 10 novembre a été l’occasion de répéter que « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malgré son aspect sérieux et scientifique, cette formule illustre à merveille le comportement fantasque des petites phrases.

Les petites phrases d’origine étrangère ne sont pas très répandues en France, hormis celles issues de l’Antiquité gréco-romaine. Il y a tout de même des cas fameux comme « No pasaran »* ou « Yes we can »**. Au-delà d’une demi-douzaine de mots, ces phrases ne sont connues que dans leur traduction française. Il a va ainsi de celle de l’ancien chancelier allemand.

Et en réalité, elle est bien plus connue en France que partout ailleurs, y compris en Allemagne, comme l’a noté une universitaire japonaise, Hideko Magara. Sur l’internet, elle est citée trois fois plus souvent en français qu’en allemand (« die Gewinne von heute sind die Investitionen von morgen und die Arbeitsplätze von übermorgen ») ! Elle n’est même pas reprise parmi les déclarations fameuses de Schmidt sur Wikiquote.

Pour la raccourcir encore, les Français ont même inventé la formule « théorème de Schmidt », qui n’est utilisée qu’en France (ailleurs, « Schmidt’s Theorem » renvoie aux travaux de l’astronome soviétique Otto Schmidt ou à ceux du mathématicien austro-américain Wolfgang M. Schmidt).

En langues étrangères, les citations de la phrase de Helmut Schmidt sont parfois dues à des auteurs français comme Patrick Artus ou Thomas Piketty (en note dans Capital in the Twenty-First Century). Et l’on soupçonne qu'il arrive à ceux qui la citent de se recopier les autres, car personne ne mentionne de référence précise. Quelques-uns pourraient même s’être fiés à Wikipédia, qui renvoie à un simple article d’un blog francophone non officiel.

Celui ci assure que la phrase aurait été prononcée « le 3 novembre 1974 lors du débat sur le type de relance à mener au lendemain du premier choc pétrolier », choc qui remonte en réalité à octobre 1973. La même date est citée sans plus de précision par d’autres auteurs tels Nicolas Goetzmann sur Atlantico. Pourtant, la bibliographie de Helmut Schmidt ne signale au 3 novembre 1974 qu’une intervention devant le congrès d’un syndicat professionnel du textile à Munich.

Michel Le Séac’h
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Helmut Schmitt en 1977, photo de Jack E. Kightlinger pour le gouvernement américain, domaine public, Wikimedia Commons

02 novembre 2015

L’émigration irlandaise en petites phrases

Au détour d’une lecture, je tombe sur un passage d’un livre de David A. Valone* qui illustre bien le fonctionnement des petites phrases – ici hors du domaine politique. D.A. Valone, professeur d’histoire à Quinnipiac University, est spécialiste des identités anglo-irlandaises. Dans Ireland’s Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, il note que les familles irlandaises immigrées aux États-Unis à l’époque de la Grande famine (1845-1847) ont souvent effacé de leur mémoire ce pan douloureux de leur histoire. Mais il leur en reste quand même quelque chose… Voici, librement traduit, ce qu’en dit D.A. Valone :
Au milieu d’une complète ignorance et/ou d’un refus total de s’exprimer émergeait ce que j’appelle des « petites phrases souvenirs » [sound-bite memories]. Par exemple, de nombreux irlando-américains se souvenaient avoir entendu seulement deux mots de leurs parents ou grands-parents : « bateaux cercueils » (ou « corbillards de l’océan »,
comme les appelait Daniel O’Connell). Des petites phrases souvenirs survivaient à travers des surnoms aussi irrévérencieux que Paddy’s Wigwam, pour désigner la cathédrale catholique de Liverpool où beaucoup d’Irlandais assistaient à la messe avant de s’embarquer pour l’Amérique. De même, le slogan des marins « Dehors les émigrants, ramenez les troncs d’arbre » décrivait bien l’utilisation des femmes, des hommes et des enfants irlandais comme ballast humain lors de la traversée. Les petites phrases souvenirs ne sont pas sans ressembler à ce que Greenspan**, dans ses écrits sur les récits de l’Holocauste, appelle « un staccato de clichés… dans une situation de plus en plus précaire, sans développement d’une intrigue ». La puissance de la petite phrase imprime une marque malgré sa brièveté, la force de l’image laisse une impression qui ne sera probablement pas oubliée.
Ainsi les petites phrases souvenirs selon D.A. Valone fonctionnent-elles comme des récits très résumés. Leur contenu est bien plus vaste que leur lettre, et elles viennent à l'esprit spontanément comme les traces d'événements qu'on avait tenté d'oublier.
 
Michel Le Séac’h
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* David A. Valone, Ireland's Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, University Press of America, 2009.
** Henry Greenspan, professeur de psychologie à l’université du Michigan à Ann Harbor, auteur notammen de On Listenig to Holocaust Survivors: Beyond Testimony (Prager, 1998).

Le départ des émigrants irlandais, gravure de Henry Doyle pour l’ Illustrated History of Ireland de Mary Frances Cusack (1868), domaine public via Wikipedia.

29 octobre 2015

« Certains juges sont pervers et psychopathes » : gros mots et petite phrase chez Henri Guaino

 Henri Guaino, député des Yvelines et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, fait les titres de la presse pour avoir vivement critiqué « certains magistrats » lors des questions au gouvernement, hier à l’Assemblée nationale. Et ces titres sont à peu près unanimes :
  • «Pervers», «psychopathes» : la charge de Guaino contre les magistrats – Le Figaro
  • Henri Guaino s’en prend à certains magistrats « pervers » et « psychopathes » ‑ Le Monde
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges «pervers», «psychopathes» ‑ Libération
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges "pervers", "psychopathes" – L’Obs
  • Henri Guaino dénonce les magistrats "pervers", "psychopathes" et "militants aveuglés" à l'Assemblée nationale ‑ RTL
  • La charge violente d'Henri Guaino contre des juges "pervers" et "psychopathes" – BFM TV
On voit à l’œuvre le mécanisme classique de raccourcissement, de simplification et de renforcement des petites phrases. Car la phrase réellement prononcée par Henri Guaino était celle-ci :
Dans la magistrature, comme partout ailleurs, il y a des gens qui honorent leurs fonctions, il y a aussi des pervers, des psychopathes, des militants aveuglés par leur idéologie, des gens auxquels l'ivresse de leur toute-puissance fait perdre tout discernement.
Sur une intervention de deux minutes, on a conservé essentiellement deux adjectifs. La première partie de la phrase, qui relativisait la seconde, est oubliée (plus exactement, elle est citée par la presse audiovisuelle – BFM TV, RTL, FranceTVinfo, etc.– mais omise par la presse écrite*). Une petite phrase est simple quitte à être simplificatrice : la coexistence de deux idées ne lui convient pas**.

Michel Le Séac'h
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* Peut-être parce que la dépêche AFP consacrée à l’événement titrait sur ces deux adjectifs.

Photo NicholasNCE, Wikimedia commons, licence CC BY 3.0

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
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18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
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** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public