17 novembre 2015

« La France est en guerre » : François Hollande frappe plus fort que Manuel Valls

Entre les attentats du 13 novembre et le discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, près de soixante heures se sont écoulées : les assistants du président de la République ont eu le temps nécessaire pour calibrer son intervention. L’incipit de cette adresse, « La France est en guerre », a donc été soupesé et choisi avec soin. Étant donné la solennité de son contexte, la certitude qu’il serait abondamment repris par les médias et l’état d’émotion de l’opinion publique, il avait tout pour marquer les esprits. En d’autres termes, pour devenir une « petite phrase ».

Alors, pourquoi avoir choisi une formule aussi forte* que « La France est en guerre » ? Le président de la République avait déjà employé le mot « guerre » samedi 14, au sortir d’un conseil de défense : «  c'est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête permettra d'établir ». Mais il plaçait ainsi la France dans le rôle passif d’une victime, non dans celui d’un belligérant.

Déjà, cette formule n’était pas sans risque : les communicants du président de la République en étaient sûrement conscients, elle rappelait très fort celle de George W. Bush devant le Congrès américain le 20 septembre 2001 : « le 11 septembre, des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays » ‑ un acte de guerre lui aussi planifié de l’extérieur. Être comparé à George W. Bush n’est probablement pas un impératif prioritaire pour un président socialiste.

G.W. Bush avait réagi à l’attaque du 11 septembre en déclarant la « guerre contre la terreur ». Dès le 16 novembre François Hollande a accentué le parallélisme en déclarant « La France est en guerre ». Outre le risque de comparaison, la formule ouvrait un risque de polémique politique intérieure. Déclarer la France en guerre, et devant le Parlement encore, revenait à piétiner symboliquement l’article 35 de la Constitution : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Pourquoi avoir choisi d’ouvrir un discours aussi solennel par une phrase aussi extrême que « La France est en guerre » ?

Selon certains commentateurs, la formule du 14 novembre («  c'est un acte de guerre qui a été préparé… », etc.) aurait été imposée par Manuel Valls. Le Premier ministre avait en tout cas saisi la balle au bond au 20H de TF1 le soir même : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que nous sommes en guerre. Le président de la République l’a dit avec force ce matin. Oui, nous sommes en guerre. », etc. Une déclaration autrement plus martiale que celle de François Hollande le même jour.

Il est probable que les sondeurs de l’Élysée se sont penchés le 15 novembre sur l’impact respectif des deux déclarations du 14. Depuis des mois déjà, les communicants de François Hollande étaient conscients que l’état de guerre pouvait être pour lui une planche de salut électorale. Même l’opposition le reconnaissait. « Décrié et souvent indéchiffrable sur le front intérieur, François Hollande recueille l'approbation pour sa détermination lorsqu'il endosse l'uniforme du chef de guerre » écrivait ainsi Alain Barluet dans Le Figaro en octobre 2014. Il était impossible d’abandonner ce terrain au Premier ministre. À Versailles, François Hollande a montré que le chef de guerre, c’est lui.

Michel Le Séac'h
_____________
* ...et chargée d'un sens plus large encore, comme il sied à une petite phrase. « "La France est en guerre." C'est par ces mots, dont la froide simplicité n'est pas proportionnelle à la lourde charge qu'ils portent, que Hollande, sàolennel, a débuté son allocution devant le Congrès », note ainsi Erik Emptaz à la Une du Canard enchaîné ce mercredi [note ajoutée le 18 novembre].

Photo François Hollande en 2012 : Toufik-de-planoiseWikimedia CommonsCC-BY-SA-3.0

13 novembre 2015

Élections régionales : les petites phrases font la petite phrase

Du Parisien au Télégramme, beaucoup de médias titrent sur les « petites phrases » depuis hier. Ils reprennent un extrait d’une conférence de presse de Pierre de Saintignon, candidat du Parti socialiste à l’élection régionale dans le Nord-Pas-de-Calais : « cessons ces petites phrases qui nuisent à notre campagne ».

Voilà bien la preuve qu’une « petite phrase », même si elle a l’air de rien, contient beaucoup plus qu’elle-même* ! La déclaration de Pierre de Saintignon n’est pas une leçon d’éloquence politique, elle ne condamne pas n’importe quelle phrase de quelques mots. C’est une petite phrase en abyme, et les commentateurs semblent tous d’accord sur sa cible implicite, preuve qu'il doit exister une culture commune entre eux. Cette cible, c'est la déclaration de Manuel Valls sur une possible fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour dans les régions gagnables par le Front National.

Le mois dernier, Pierre de Saintignon avait déjà condamné « ceux qui par des petites phrases, saisissant des micros, ont un objectif : celui de nous faire perdre ». Et tout le monde avait compris que son « ceux » était un « celui » : le Premier ministre, déjà. Et que ses « petites phrases » recouvraient une unique confidence faite à Bastien Bonnefous et Laurie Moniez, du Monde : « Avec Pierre de Saintignon, nos chances sont très faibles ». Une petite phrase qui lui était sans doute allée droit au coeur.

Michel Le Séac'h
________________
* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? , p. 132.

Photo : Pierre de Saintignon en 2014 par Peter Potrowl, licence CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

12 novembre 2015

« Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain… » : le legs mystérieux d’Helmut Schmidt à la France

La disparition de Helmut Schmidt le 10 novembre a été l’occasion de répéter que « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malgré son aspect sérieux et scientifique, cette formule illustre à merveille le comportement fantasque des petites phrases.

Les petites phrases d’origine étrangère ne sont pas très répandues en France, hormis celles issues de l’Antiquité gréco-romaine. Il y a tout de même des cas fameux comme « No pasaran »* ou « Yes we can »**. Au-delà d’une demi-douzaine de mots, ces phrases ne sont connues que dans leur traduction française. Il a va ainsi de celle de l’ancien chancelier allemand.

Et en réalité, elle est bien plus connue en France que partout ailleurs, y compris en Allemagne, comme l’a noté une universitaire japonaise, Hideko Magara. Sur l’internet, elle est citée trois fois plus souvent en français qu’en allemand (« die Gewinne von heute sind die Investitionen von morgen und die Arbeitsplätze von übermorgen ») ! Elle n’est même pas reprise parmi les déclarations fameuses de Schmidt sur Wikiquote.

Pour la raccourcir encore, les Français ont même inventé la formule « théorème de Schmidt », qui n’est utilisée qu’en France (ailleurs, « Schmidt’s Theorem » renvoie aux travaux de l’astronome soviétique Otto Schmidt ou à ceux du mathématicien austro-américain Wolfgang M. Schmidt).

En langues étrangères, les citations de la phrase de Helmut Schmidt sont parfois dues à des auteurs français comme Patrick Artus ou Thomas Piketty (en note dans Capital in the Twenty-First Century). Et l’on soupçonne qu'il arrive à ceux qui la citent de se recopier les autres, car personne ne mentionne de référence précise. Quelques-uns pourraient même s’être fiés à Wikipédia, qui renvoie à un simple article d’un blog francophone non officiel.

Celui ci assure que la phrase aurait été prononcée « le 3 novembre 1974 lors du débat sur le type de relance à mener au lendemain du premier choc pétrolier », choc qui remonte en réalité à octobre 1973. La même date est citée sans plus de précision par d’autres auteurs tels Nicolas Goetzmann sur Atlantico. Pourtant, la bibliographie de Helmut Schmidt ne signale au 3 novembre 1974 qu’une intervention devant le congrès d’un syndicat professionnel du textile à Munich.

Michel Le Séac’h
__________________

Helmut Schmitt en 1977, photo de Jack E. Kightlinger pour le gouvernement américain, domaine public, Wikimedia Commons

02 novembre 2015

L’émigration irlandaise en petites phrases

Au détour d’une lecture, je tombe sur un passage d’un livre de David A. Valone* qui illustre bien le fonctionnement des petites phrases – ici hors du domaine politique. D.A. Valone, professeur d’histoire à Quinnipiac University, est spécialiste des identités anglo-irlandaises. Dans Ireland’s Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, il note que les familles irlandaises immigrées aux États-Unis à l’époque de la Grande famine (1845-1847) ont souvent effacé de leur mémoire ce pan douloureux de leur histoire. Mais il leur en reste quand même quelque chose… Voici, librement traduit, ce qu’en dit D.A. Valone :
Au milieu d’une complète ignorance et/ou d’un refus total de s’exprimer émergeait ce que j’appelle des « petites phrases souvenirs » [sound-bite memories]. Par exemple, de nombreux irlando-américains se souvenaient avoir entendu seulement deux mots de leurs parents ou grands-parents : « bateaux cercueils » (ou « corbillards de l’océan »,
comme les appelait Daniel O’Connell). Des petites phrases souvenirs survivaient à travers des surnoms aussi irrévérencieux que Paddy’s Wigwam, pour désigner la cathédrale catholique de Liverpool où beaucoup d’Irlandais assistaient à la messe avant de s’embarquer pour l’Amérique. De même, le slogan des marins « Dehors les émigrants, ramenez les troncs d’arbre » décrivait bien l’utilisation des femmes, des hommes et des enfants irlandais comme ballast humain lors de la traversée. Les petites phrases souvenirs ne sont pas sans ressembler à ce que Greenspan**, dans ses écrits sur les récits de l’Holocauste, appelle « un staccato de clichés… dans une situation de plus en plus précaire, sans développement d’une intrigue ». La puissance de la petite phrase imprime une marque malgré sa brièveté, la force de l’image laisse une impression qui ne sera probablement pas oubliée.
Ainsi les petites phrases souvenirs selon D.A. Valone fonctionnent-elles comme des récits très résumés. Leur contenu est bien plus vaste que leur lettre, et elles viennent à l'esprit spontanément comme les traces d'événements qu'on avait tenté d'oublier.
 
Michel Le Séac’h
___________
* David A. Valone, Ireland's Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, University Press of America, 2009.
** Henry Greenspan, professeur de psychologie à l’université du Michigan à Ann Harbor, auteur notammen de On Listenig to Holocaust Survivors: Beyond Testimony (Prager, 1998).

Le départ des émigrants irlandais, gravure de Henry Doyle pour l’ Illustrated History of Ireland de Mary Frances Cusack (1868), domaine public via Wikipedia.

29 octobre 2015

« Certains juges sont pervers et psychopathes » : gros mots et petite phrase chez Henri Guaino

 Henri Guaino, député des Yvelines et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, fait les titres de la presse pour avoir vivement critiqué « certains magistrats » lors des questions au gouvernement, hier à l’Assemblée nationale. Et ces titres sont à peu près unanimes :
  • «Pervers», «psychopathes» : la charge de Guaino contre les magistrats – Le Figaro
  • Henri Guaino s’en prend à certains magistrats « pervers » et « psychopathes » ‑ Le Monde
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges «pervers», «psychopathes» ‑ Libération
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges "pervers", "psychopathes" – L’Obs
  • Henri Guaino dénonce les magistrats "pervers", "psychopathes" et "militants aveuglés" à l'Assemblée nationale ‑ RTL
  • La charge violente d'Henri Guaino contre des juges "pervers" et "psychopathes" – BFM TV
On voit à l’œuvre le mécanisme classique de raccourcissement, de simplification et de renforcement des petites phrases. Car la phrase réellement prononcée par Henri Guaino était celle-ci :
Dans la magistrature, comme partout ailleurs, il y a des gens qui honorent leurs fonctions, il y a aussi des pervers, des psychopathes, des militants aveuglés par leur idéologie, des gens auxquels l'ivresse de leur toute-puissance fait perdre tout discernement.
Sur une intervention de deux minutes, on a conservé essentiellement deux adjectifs. La première partie de la phrase, qui relativisait la seconde, est oubliée (plus exactement, elle est citée par la presse audiovisuelle – BFM TV, RTL, FranceTVinfo, etc.– mais omise par la presse écrite*). Une petite phrase est simple quitte à être simplificatrice : la coexistence de deux idées ne lui convient pas**.

Michel Le Séac'h
___________________
* Peut-être parce que la dépêche AFP consacrée à l’événement titrait sur ces deux adjectifs.

Photo NicholasNCE, Wikimedia commons, licence CC BY 3.0

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
_________________________

18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
________________
** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public

30 septembre 2015

« La main invisible du marché », une petite phrase orpheline

La « main invisible du marché » est sans conteste l’une des petites phrases les plus connues du domaine économique. Qu’on critique, qu’on salue ou qu’on nie le concept, tous ou presque s’accordent sur l’origine de la formule : elle est due à l’économiste écossais Adam Smith (1723-1790).

Ainsi commence, par exemple, l’article « main invisible » de trois encyclopédies en ligne largement utilisées :
  • Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une expression (due à Adam Smith)Wikipédia
  • La main invisible est une expression due à l'économiste écossais Adam SmithWikilibéral
  • D'après les théories et les écrits d'Adam Smith Wiktionary
L’image de la main invisible est commode : elle réduit à deux mots une longue description. Elle apparaît dans un nombre immense de livres et d’articles de sciences économiques, presque toujours associée à Adam Smith. Veut-on un exemple entre mille ? Dans les Cahiers d’économie politique*, Philippe Nemo évoque « l’auto-organisation des actes économiques au niveau du marché, c’est-à-dire le phénomène que Smith a qualifié de "main invisible" ». Le thème est fréquent aussi dans le débat politique, avec le plus souvent une connotation négative. « On parle souvent de la main invisible du marché, en reprenant une expression de l’économiste Adam Smith », écrit Pierre Ivorra sur le site du PCF. On pourrait établir un livre entier avec ce genre de citations.

L’économiste tchèque Tomas Sedlacek a consacré à Adam Smith un chapitre entier de son Économie du bien et du mal**. « Aujourd’hui, on a l’impression que le liant de la société était selon lui la main invisible du marché », note-t-il. « Or il n’a lui-même utilisé l’expression "main invisible" que trois fois ». Et, qui plus est, dans trois contextes différents : « Elle est tantôt coordinatrice de la poursuite individuelle d’un intérêt personnel, tantôt intervention collective de redistribution, tantôt puissance mystique, divine. Il n’aurait guère pu donner au terme qu’il a forgé une palette de significations plus large et plus confuse. »

Déni de paternité

Dans aucun des trois cas Adam Smith ne spécifie que cette main est celle « du marché ». Dans le troisième, il écrit même explicitement : « la main invisible de Jupiter ». En fait, seule la première de ces trois mains est celle du marché. De plus, comme le démontre Sedlacek***, « Adam Smith s’élève fortement contre l’idée qu’on lui attribue à tort ». Or beaucoup d’entre nous ne connaissent rien d’autre de son œuvre !

Qu’on lui ait attribué la paternité de l’expression est d’autant plus surprenant qu’il est loin d’avoir été le premier à l’utiliser. Bien avant lui, elle désignait couramment la providence divine ou, plus rarement, un auteur inconnu. « Il se sentit frappé d’une main invisible », écrit par exemple Voltaire à propos du roi Charles IX dans La Henriade en 1722. On alignerait aisément, en français comme en anglais, des dizaines de citations du même acabit antérieures à 1776, date de parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations où figure la première des trois mains invisibles d’Adam Smith.

Le marché n’a été accolé que récemment à la main invisible. Avant 1950, l’expression « main invisible du marché » est rarissime dans la littérature anglophone et francophone. Son utilisation se répand seulement à partir des années 1980, comme le montre le graphique ci-dessous, établi par Google Ngram Viewer. Pourquoi ? Aucune explication ne s’impose clairement. Pas davantage que pour son attribution à Adam Smith. L’œuvre de quelque main invisible, peut-être ?
Michel Le Séac'h
______________
* Philippe Nemo, « La théorie hayékienne de l'ordre auto-organisé du marché (la “main invisible”). », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2/2002 (n° 43) , p. 47-67.
** Tomas Sedlacek, L'économie du bien et du mal , Paris, Eyrolles, 2013.
*** Bien entendu, Sedlacek n'est pas le seul économiste à avoir noté qu'on en fait trop dire à Smith ! Richard Thaler, entre autres exemples, le dit clairement au chapitre 11 de Misbeheaving (W.W. Norton & Cy, 2015).

23 septembre 2015

Petite phrase… pourquoi petite, d’abord ?

Linguistes et humoristes, l'ont noté : l’adjectif « petit » occupe une place à part dans la langue française. Dans son usage courant, il s’applique à une chose de peu d’importance ou de taille inférieure à la moyenne : un petit pain, un petit moment, le petit doigt, Le Petit Poucet… Mais il sert aussi à exprimer l’affection, la sympathie (on parle d’usage « hypocoristique ») : une petite dame, un petit ami, le petit père des peuples… Et même l’admiration : petite merveille, petit génie… Mais aussi l’ironie : petit confort, petite vie… voire le mépris : petite crapule, petit blanc…

Auquel de ces usages la petite phrase renvoie-t-elle ? Ce n’est pas une question de taille. La petite phrase est brève, bien sûr, mais l’immense majorité des phrases brèves ne sont pas des petites phrases. L’expression n’est manifestement pas affectueuse ni admirative, pas vraiment ironique non plus. Le mépris, alors ? Cela ne paraît pas plus satisfaisant.

Si l’on se tourne vers le passé, on constate que l’expression « petite phrase » connote depuis très longtemps un texte dont l’importance est bien supérieure à la taille. Une devise est ainsi décrite au 18e s. comme «  une petite phrase ou sentence qui n’est quelquefois composée que d’un mot pour signifier quelque qualité que l’on attribue aux choses »*. Dans La Description d’Égypte, best-seller du début du 19e s., Edme Jomard mentionne une « petite phrase » sculptée systématiquement sur des bas-reliefs représentant des prêtres ; il parle aussi de « légende sacerdotale »**.

On constate aussi qu’au 19e siècle, l’expression relève davantage du domaine de la musique que de celui des inscriptions et belles-lettres. Dans la Recherche, Marcel Proust évoque ainsi à plusieurs reprises la « petite phrase de la sonate de Vinteuil », qui sublime l’amour de Swann pour Odette (« à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse »).

Qu’elle soit composée de lettres ou de notes, la petite phrase semble donc avoir toujours signifié beaucoup plus qu’elle-même.

Michel Le Séac’h
____________________________________
* Nouveau dictionnaire historique-géographique universel pour l’intelligence des affaires d’État, des nouvelles publiques et des conversations du tems qui s’y rapportent, Jean Rodolphe Imhof & fils, Bâle 1766, p. 461.
** Description de l’Égypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand, T. I, chap. 5, Imprimerie impériale, Paris, 1809, p. 35.

Portrait de Marcel Proust à 21 ans par Jacques-Émile Blanche, Musée d’Orsay, domaine public

20 septembre 2015

Michel Onfray esquive la petite phrase

La mécanique de la petite phrase « montée en épingle » commence à être bien comprise des meilleurs débatteurs. Témoin cette passe d’armes entre Michel Onfray et Léa Salamé* hier soir sous le regard de Laurent Ruquier dans On n’est pas couché, sur France 2 (à 1:59:15 dans l’enregistrement) :
- Je retiendrai votre dernière phrase : la France a une politique islamophile.
- C'est ça qui vous intéresse, hein ? Pour pouvoir faire un petit machin... Hein, la petite phrase…
Trois ou quatre fois déjà au cours de l’émission, la journaliste avait entrepris le philosophe sur le thème « vous avez écrit… » ou « vous avez dit… », faisant même diffuser un extrait d’une déclaration à la radio-télévision suisse, qu’elle avait ponctué de la question : « Pourquoi Marine Le Pen est libertaire ? ». Et Michel Onfray, au lieu de répondre directement, de demander : « Vous pouvez donner la question qui m’avait été posée ? », puis d’expliquer : « C'est facile de sortir un mot comme ça et de dire "vous avez dit" ‑ fiche de police ‑ chez les Suisses, une fois, telle chose. » Et un peu plus tard : « Vous avez juste envie que je vous dise que j'adore Marine Le Pen et comme je ne le fais pas ça vous embête. »

Sortir une petite phrase de son contexte pour en faire une exploitation polémique est une pratique vieille comme le débat politique. Chercher « proactivement » à faire prononcer une petite phrase qu’on exploitera ensuite est plus récent et peut poser un problème déontologique. « C'est vrai que vous êtes trop journaliste là, Léa », a commenté Laurent Ruquier. Trop journaliste ? Ou au contraire pas assez ?

Michel Le Séac'h
___________________________
* Participaient aussi à l’émission Émilie Frèche, Louis Garrel, Vincent Macaigne, Philippe Martinez, Yann Moix, Nekfeu.