Après la droite (des
citations de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy), la gauche : LCP est
revenu lundi 15 février sur des petites phrases de François Hollande et
d’Emmanuel Macron. Ce deuxième volet est intitulé « La
gauche contre le peuple ». « Si le protégé a trahi son mentor,
tous deux ont en commun d’avoir été pris en défaut par leurs petites phrases,
accusés de mépris envers les plus pauvres », estime d’emblée le
documentaire de Thomas Raguet.
La phrase de François Hollande est assez inhabituelle en son
genre puisqu’on ne l’a jamais entendue dans la bouche de son auteur supposé. On
ne la connaît que par un témoignage de son ex, Valérie Trierweiler, auteure de Merci
pour ce moment (Les Arènes, 2014). Un livre que le documentaire présente
comme « trois cents pages de règlement de comptes privés ». Cette phrase
n’est d’ailleurs qu’une simple formule : « les sans-dents ».
Pourquoi l’avoir tenue pour représentative de la pensée de
François Hollande ? Pour accomplir les promesses du titre du documentaire,
peut-être. « Moi je n’ai jamais entendu Hollande parler comme ça »,
affirme cependant Bernard Poignant. Ancien député socialiste du Finistère, il est
sûrement, parmi les témoins du documentaire, celui qui connaît le mieux
l’ancien chef de l’État.
Quant à la puissance de cette formule, elle ne fait aucun
doute. Elle est bien expliquée par le sémiologue
Denis Bertrand : « l’expression ‘sans-dents’ a la force des
expressions figuratives, c’est-à-dire qu’elle donne à voir. Elle énonce un
thème, la pauvreté, non pas avec un concept comme la misère mais avec une
image. » Une image qu’on peut comprendre de différentes manières :
« la connotation, dans le contexte de François Hollande, c’est une
connotation compassionnelle, alors que changée de contexte, ça devient une
connotation méprisante ».
Le choix du mépris
Mais qui décide de la connotation d’une petite phrase ?
« Si les mots ont été prononcés en privé, l’expression dans sa bouche est
crédible », estime Thomas Raguet. Pascal Perrineau, professeur à Sciences
Po, va même plus loin : « si les leaders de gauche se mettent à
parler comme ça, c’est peut-être pas par hasard ». Il évoque « une
forme de mépris de classe », choisissant ainsi de confondre les deux
« connotations » possibles de la phrase : la « connotation
méprisante » appartiendrait directement à l’auteur de la petite phrase et
pas seulement au public.
Centré sur les « sans-dents », le documentaire ne
présente pas comme une petite phrase la citation a priori la plus fameuse de
François Hollande : « mon ennemi, c’est la finance ». Il la
considère comme un « programme ». Elle lui sert à contraster les
intentions de la campagne présidentielle de 2012 et la formule propagée plus
tard par Valérie Trierweiler. Il y aurait pourtant eu beaucoup à en dire,
notamment pour sa déformation devenue presque systématique.
Car la déclaration exacte du candidat socialiste est :
« Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Cet
adversaire, c’est le monde de la finance. ». Pourtant, même des experts
s’y trompent. « On verra ce qu'il restera de cette expression : ‘mon
ennemi, c’est la finance’ », note Pascal Perrineau, tandis que Marilyse
Lebranchu, ancienne ministre, évoque « la fameuse phrase ‘mon ennemi,
c’est la finance ». La mutation de l’adversaire en ennemi, notamment,
aurait pu révéler beaucoup sur la mécanique intrinsèque des petites phrases.
Nous sommes tous des illettrées
Emmanuel Macron était en principe conscient de la force des
mots. « J'arrive tout auréolé d'une réputation qui m'est faite dans la
presse », déclarait-il à l’Assemblée nationale le 27 août 2014, le lendemain
de sa nomination au ministère de l’Économie. « Jugez-moi sur les actes et
sur les paroles. » Pour ce qui est d’être jugé sur des paroles, il a été
servi. « À coups de petites phrases, il dresse le portrait d’une
certaine France un pays de gaulois réfractaires où les jeunes devraient avoir
comme ambition de devenir milliardaires plutôt qu’être enclins à la fainéantise »,
résume le documentaire.
Lequel, pourtant, s’intéresse principalement à un mot (plutôt qu’à
une phrase au sens grammatical) bien éloigné de ce tableau : « illettrées ».
Reçu par Europe 1, Emmanuel Macron évoque le cas de Gad, un gros
abattoir breton en faillite. Plus de deux mille salariés risquent de perdre
leur emploi : « il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a
qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus
d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont
pas le permis ! On va leur dire quoi ? » Dans la bouche du
technocrate qu’était encore Emmanuel Macron trois semaines plus tôt, c’est un constat
(pas forcément exact, d’ailleurs) qui lui sert à illustrer les difficultés de sa
tâche.
De la bouche du ministre, la formule est reçue tout
différemment sur le terrain. « Moi j’ai ressenti comme un deuxième coup de
bâton à un moment où on n’en avait pas besoin », déclare Olivier Le Bras, alors
délégué syndical de Gad. Ses collègues sont sur la même ligne. Ils prennent la
déclaration du ministre comme une offense personnelle : « il nous
parle comme si on était des moins que rien », « il nous insulte
presque », « des choses comme il a dit, ça ne se dit pas ». Ce
sentiment se répand même au-delà du personnel de Gad. « Je suis d’ici »,
s’émeut Marylise Lebranchu. « Les deux pieds dans cette terre qui est très
touchée par la crise de l’agro-alimentaire et de Gad en particulier. Le matin,
j’entends cette phrase comme un coup énorme et pour moi un coup dans le dos. La
phrase, elle est d’une violence inouïe. »
Là encore, c’est la collision entre ces deux « connotations »
antagonistes qu’il aurait été intéressant d’analyser. Mais le documentaire
préfère prendre la petite phrase dans un sens compatible avec son titre. « Il
y a toute une vérité d’Emmanuel Macron qui se dit dans ses petites phrases »,
commente Pascal Perrineau d’un air entendu. « Je pense pas que ce soit
volontaire, le fait qu’il sorte des petits trucs comme ça. Quoique… », soupèse
avec plus de réserve une ancienne ouvrière de Gad, Joëlle Crenn.
Emmanuel Macron manque de métier
Quelques autres formules d’Emmanuel Macron (« la
meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », « je
traverse la rue, je vous trouve du travail », « on dépense un pognon
dingue ») sont convoquées au passage pour parfaire le tableau d’un
président « contre le peuple » ‑ c’est-à-dire pour parler de lui et non
des petites phrases. À moins justement que ça ne soit la même chose...
Mais c’est Bernard Poignant qui reformule le mieux le problème
d’Emmanuel Macron. « Erreur de jeunesse, si je puis dire »
estime-t-il à propos des « illettrées ». « Un vieux de la
vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : ‘dans
cette entreprise que j’ai visitée il y a des gens qui sont attachés à leur
travail qui le font avec un grand professionnalisme mais il y a un certain
nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci cela’. Mais le
mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée.
Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi. »
Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou : « Emmanuel
Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça
quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes.
Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? ‘Je vous comprends, jeune homme,
je vous comprends – et à un conseiller : prenez note, écrivez-moi, je vous
aiderai. Voilà. Parce que il y a du travail’. » Déprimante leçon : à
défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent
contre vous.
Débat
Le débat qui a suivi le documentaire s’est efforcé de
quitter le terrain du commentaire politique pour revenir au sujet des petites
phrases. Il associait Laurianne Rossi, députée LREM venue du P.S., Bruno Cautrès,
chercheur au Cevipof et Renaud Dély, éditorialiste à France Info. Ce dernier a contesté
discrètement le choix des « sans-dents » pour caractériser François
Hollande. « Mon ennemi c’est la finance » lui aurait paru plus
représentatif. « C’est cet extrait qui va rester et le porte jusqu’à l’Élysée »,
estime-t-il. « C’est le marqueur qui va coller à François Hollande tout au
long de son quinquennat… qui va en quelque sorte plomber le quinquennat, plutôt
que les sans-dents qui est une phrase privée, une trahison personnelle. »
Bruno Cautrès a cherché à mieux qualifier la mécanique des petites
phrases : « Ce que je trouve intéressant dans ces petites phrases, c’est
leur côté performatif, comme disent les linguistes. La phrase fait exister les
choses. » Il a aussi mis le doigt sur le sujet capital de l’intrication
entre petite phrase et leader : « Mon hypothèse est que dans la crise
des Gilets jaunes, le détonateur a été allumé en juillet quand Emmanuel Macron
a dit : s’ils veulent un responsable qu’ils viennent me chercher. Comme
aller chercher le roi à Versailles. »
Les deux parties du documentaire sont disponibles sur LCP jusqu’au 7 janvier
2023. Il sera intéressant de les revoir après l’élection présidentielle de 2022 !
Michel Le Séac’h
Illustration : capture partielle d’un écran LCP