La parution de Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain en édition de poche chez Flammarion (collection Champs histoire), deux ans après sa sortie chez Belin, est l’occasion de s’interroger sur la place des petites phrases dans le vaste ensemble des pratiques, moyens et méthodes visant à gouverner les esprits. La somme magistrale de David Colon, professeur à Sciences Po, présente de façon quasi exhaustive les principes, les stratégies, les moyens et les grands noms de la propagande.
Elle montre à quel point le domaine s’est complexifié depuis l’époque de Bernays ou de Tchakhotine. L’utilisation des symboles, le neuromarketing, le nudge, les techniques langagières, le storytelling, la propagande par l’image – y compris les images subliminales – les fake news et la post-vérité, les rumeurs, le complotisme, le trolling et le hacking, y sont présentés en détail, avec force références. Si l’on cherche à situer la place des petites phrases dans la communication politique, c’est dans ce livre assurément qu’il faut chercher.
Elles n’y font pourtant que deux apparitions – « fake news » ou « fact-checking » ont droit à plus[1].
Voici la première, p. 167 :
Depuis les années 1990, le
White House Office of Communications systématise l'usage de la « ligne du
jour », consistant à mettre en avant, chaque jour, un aspect particulier
de l'action du président ou plus largement de l'administration présidentielle,
à coups de déplacements thématiques et de « petites phrases »
(sound bites) glissées à l'oreille des journalistes accrédités.
De l’anglais au français, il est classique de traduire « sound bite » par « petite phrase ». Cependant, l’expression américaine désigne une formule délibérément mise au point par ou pour un personnage politique, initialement en vue d’un passage à la radio (d’où le « sound »). La « petite phrase » à la française n’a pas forcément été calculée et il n’est pas rare qu’elle soit mise au débit de celui qui la prononce. « Casse-toi pauv’ con » ou « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, sont souvent qualifiées de « petites phrases » ; on ne pourrait en revanche les considérer comme des « sound bites ».
La deuxième occurrence, p. 235, est celle-ci :
[sous l'influence de la
télévision, les hommes et les femmes politiques] tendent à délaisser les
débats d'idée au profit des affrontements de personne et des « petites
phrases » : le « journalisme de course de chevaux » focalisé
sur les différences entre les candidats et la perception qu'en a le public,
identifié en 1976 aux États-Unis, gagne la France dans les années 1980.
On se rapproche ici du sens français de la locution. Quoique
les petites phrases soient évidemment antérieures aux années 1980[2].
S’il fallait établir un palmarès, « Je vous ai compris » (1958) ou
« Vous n’avez pas le monopole du cœur » (1974) figureraient sans
doute assez haut parmi les petites phrases les plus célèbres. Au singulier ou
au pluriel, « petite phrase » figure une dizaine de fois dans Le
Duel : De Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970). Et Patrick Brasart
ne paraît nullement anachronique dans « Petites
phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre
délibératif sous la Révolution française) » (Mots, septembre 1994,
n°40. pp. 106-112). C’est vrai, on voit mal pourquoi « De l’audace, encore
de l’audace, toujours de l’audace » (Danton, 1792) ne pourrait être
qualifié de petite phrase aussi bien que « On peut sauter sur sa chaise
comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe » (de Gaulle, 1965).
Les petites phrases, elephant in the room ?
Comment expliquer cette présence anecdotique des petites phrases dans l’ouvrage sur la communication politique le plus complet du moment ? Il est vrai que, dans le processus de la communication politique, elles se situent « côté auditeur » plus que « côté émetteur ». Elles n’existent que si elles sont émises, transmises ET enfin admises par le public, ce qui rend difficile leur manipulation. Mais Propagande n’élude pas la communication ascendante. Le livre souligne que le public est acteur de la propagande. Il contient des passages très pertinents sur le charisme des orateurs (p. 155), la pression par les pairs (p. 156), les biais cognitifs comme l’effet de simple exposition (p. 245), le biais d’endogroupe (p. 250) ou les stéréotypes (p. 286), etc. La quasi-absence des petites phrases n’en est que plus étonnante.
Peut-être faut-il y voir en partie une influence, ou plutôt une « non-influence », anglo-saxonne. David Colon connaît sur le bout du doigt Bernays, Boorstin, Chomsky, etc. Tous se sont intéressés aux slogans, aucun n’a étudié spécifiquement les petites phrases. Ne serait-ce que par absence d’un mot ou d’une locution pour les désigner. Mais le livre n’est pas le simple reflet de pratiques et de théories américaines.
Les petites phrases seraient-elles alors un « elephant in the room », un phénomène trop énorme pour qu’on l’appréhende délibérément ? Énorme en effet, car elles sont finalement, pour le citoyen ordinaire, la base de la culture politique, au sens de « ce qui reste quand on a tout oublié ». Ce ne serait pas sans précédent : après n’y avoir vu que des ornements pendant des millénaires, on n’a vraiment pris conscience du rôle capital des métaphores qu’en 1980, quand Lakoff et Johnson ont publié Metaphors We Live By.
Michel Le Séac’h
David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, Flammarion (collection « Champs »), 2021. ISBN : 978-2-0815-2021-9. 448 pages, 12 euros.[1] Oublié par l’index, « slogan » apparaît au moins une douzaine de fois.
[2] Bien qu'il soit difficile de prendre David Colon en défaut, il commet une autre erreur de date à propos du néologisme « conspirationniste ». Il serait apparu, dit-il p. 311, en 2012. On en trouve pourtant de nombreuses occurrences à la fin du 20e siècle.