28 novembre 2021

Jean-Luc Mélenchon : « La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789 »

« La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789 », énonce tranquillement Jean-Luc Mélenchon devant une Apolline de Malherbe qui se force à rester impassible. Ce n’est pas un lapsus. Le leader des Insoumis s’empresse de confirmer dans un tweet : « La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789. On a commencé par mettre par terre [en réalité, il a dit « foutre par terre »] la Bastille. Des places débaptisées, des statues enlevées, cela arrive tout le temps. Cela me paraît naturel que l'Histoire évolue et qu'on s'approprie l'histoire de sa patrie. »

« C’était un début de cancel culture. Et puis ça a continué. Par exemple… » et de citer La Roche-sur-Yon où une association a demandé qu’on débaptise la place François-Mitterrand et « pas mal d’endroits en France » d’où l’on a enlevé Lénine. Le raccourci de la Bastille à la place François-Mitterrand vendéenne paraît quand même un peu rapide. Il eût été possible de citer bien d’autres exemples français.

La Bastille n’est qu’un cas parmi d’autres. La Révolution a détruit un nombre énorme d’édifices publics et religieux, parfois en les vendant pour servir de matériaux de construction ; elle a détruit des milliers de statues (235 pour la seule cathédrale de Strasbourg). La Commune a abattu la colonne Vendôme, selon une prescription de Karl Marx, et brûlé le palais des Tuileries. Vichy a fait fondre des centaines de statues. C’était pour en récupérer le bronze et non pour effacer leur mémoire ? Le résultat est identique…

Quant aux rues et places dédiées au maréchal Pétain après la Première guerre mondiale elles ont pratiquement toutes changé de nom après la Seconde. Dans les années 1990 et 2000, la plupart des rues et places consacrées au docteur Alexis Carrel après son prix Nobel de médecine (1912) ont été débaptisées en raison d’un passage en faveur de l’eugénisme figurant dans son best-seller mondial, L’Homme, cet inconnu (1935). Les rues Lénine n’ont pas été les seules victimes.

Pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’est-il privé de citer des exemples aussi notoires ? Homme de grande culture, il ne les ignore évidemment pas. Ils auraient apporté beaucoup d’eau à son moulin. Mais les moulins ne survivent pas toujours aux inondations. À considérer la masse énorme des destructions, rapprocher la cancel culture du 14 juillet 1789 risquerait d’assombrir l’une comme l’autre. Quand on tient une petite phrase bien frappée, il n’est pas toujours bon de chercher à l’expliquer. Jean-Luc Mélenchon l’a compris.

Michel Le Séac’h

22 novembre 2021

Jean-Christophe Lagarde : « si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : actu.fr, 22 novembre 2021

« La petite phrase a rapidement fait polémique », relate Dorine Goth. Il y a de quoi. En direct au micro de France Info, Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI a déclaré : « Se foutre du monde au point de dire ‘je suis un RPR’, Monsieur Zemmour, si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête ».

Ce n’est pas la première sortie labellisée « petite phrase » du leader centriste. En juillet dernier, il s’était fait remarquer par cette déclaration qualifiée de petite phrase par LCI : « Celui qui n'est pas vacciné contre le COVID, qui est hospitalisé en réanimation, c'est quand même tout le monde qui paie. Il faudra se poser la question : est-ce qu'on doit payer la réa à quelqu'un qui a refusé de se protéger ? » En 2017, le jury « Press Club humour et politique » l’avait qualifié pour : « La moitié de nos électeurs sont passés chez Macron et je crois que l'autre est déjà en marche ».

Cette fois, Jean-Christophe Lagarde s’est empressé d’avouer une formule « inappropriée », en assurant avoir « seulement paraphrasé » une phrase de Charles Pasqua. Celui-ci n'est plus là pour donner son avis. En 2014, quelques mois avant sa mort, il avait déclaré : « Tenir le genre de propos comme Zemmour devant nous, je ne sais pas dans quel état il serait ressorti ». Ce qui est tout de même assez loin de la balle dans la tête…

Jean-Christophe Lagarde avait brièvement été gardé à vue en mars dernier pour détention d’armes. Il assurait alors pratiquer le tir sportif. Novice en matière d'armement, Éric Zemmour n'en semble pas alarmé. « Je te laisse à ta juste place politique : au centre du néant », a-t-il répondu.

M.L.S.

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette leur rubrique est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.

20 novembre 2021

« Petite phrase » : l’exploration d’un phraséologisme

Le site archives-ouverte.fr (HAL) a mis en ligne récemment « Le phraséologisme ‘’petite phrase’’ »(1), un article publié initialement en 2019 par Le français moderne – Revue de linguistique française(2). Sophie Jollin-Bertocchi, maître de conférence à l’Université Versailles Saint-Quentin, s’y emploie à clarifier ce qu’est une « petite phrase ».

Une phrase, déjà est un « objet d’étude complexe », introduit dans la langue française seulement au 16e siècle(3) et dont le sens a évolué en plusieurs étapes pour désigner finalement une séquence autonome et complète. L’adjectif petite complique les choses : « Le syntagme présente une réelle complexité sémantique qui tient à la superposition du sens propre et des sens figurés de l’adjectif qualificatif petite, provoquant un glissement sémantique du noyau ».

Il n’y a pas que petite : ainsi, de belles phrases se situe « à la limite de l’antiphrase ». C’est pourquoi, « au prisme des expressions phraséologiques qui l’escortent et qui offrent des traces de son sens à l’ère rhétorique, le mot phrase dénomme le lieu linguistique de l’absence de sens » !

Anthologisation

Une étude minutieuse de la littérature révèle que « les valeurs positives (phrase agréablement et efficacement tournée) de la petite phrase en décousent avec des valeurs négatives (gloire éphémère, intention agressive) ». Il y a « conflit sémantique » car la locution est employée dans un « contexte polémique ». Bien que la parole soit un objet oral et éphémère, la petite phrase médiatisée subit un processus d’« anthologisation », de « mise en patrimoine », voire de « sacralisation de la petite phrase, interprétable comme succédané laïc de la parole évangélique dans une société déchristianisée ».

De plus, la petite phrase est envahissante. On remplace souvent phrase par petite phrase pour « désigner des phrases à remarquer, susceptibles de devenir remarquables ». Pour Sophie Jollin-Bertocchi, « le phraséologisme petite phrase participe ainsi d’un phénomène de réification dans un contexte de fétichisme consumériste ». Il est représentatif de la manière « d’imposer le contenu de certaines formes d’expression choc qui tendent à devenir clichés et références culturelles ». Petite phrase pourrait ainsi inaugurer une nouvelle époque de l’histoire du mot phrase.

La démonstration est éloquente. Cependant, à considérer le syntagme sous un prisme autre que celui de la linguistique, un doute survient. Si, dans le domaine de la communication politique, la « petite phrase » n’est mentionnée que depuis quelques décennies, elle désigne en réalité un usage très ancien. On parlait jadis de mots, de traits, de flèches, de piques, de pointes : ne faut-il pas voir dans ces mots autant de moyens de signaler des expressions choc ? Pour en faire, dans les meilleurs cas, des citations et des paroles historiques ‑ une forme d’« anthologisation »(4), sans aucun doute.

Michel Le Séac’h

(1) https://hal.uvsq.fr/hal-03325557/document

(2) Sophie Jollin-Bertocchi. « Le phraséologisme ”petite phrase” ». Le Français Moderne - Revue de linguistique Française, CILF (conseil international de la langue française), 2019, 2019 (2). hal-03325557f

(3) L’introduction du mot semble cependant antérieure à la date indiquée, 1546. Le titre complet de la première traduction française du Roland Furieux, imprimé en 1544 à Lyon chez Sulpice Sabon pour Jehan Thellusson, se présente ainsi : « Roland Furieux compose premierement en ryme Thuscaine par messire Loys Arioste, noble Ferraroys, & maintenant traduction en prose Francoyse: partie suyuant la phrase de l'Autheur, partie aussi le stile de ceste nostre langue ». Jehan des Gouttes, traducteur ou responsable de la traduction, insiste : « le lecteur Francoys pourra aussi enrichir (ou il est indigent) son parler de cette copieuse phrase Thuscane ».

Deux traductions publiées à Lyon en 1542 contiennent des avertissements de leur « translateur » commun, Estienne Dollet, sur la « phrase » étrangère. Dans Les Epistres familaires de Marc Tulle Cicero, pere d'eloquence Latine : « En quoy il fault avoir raison de la phrase, & proprieté de chasque langue, pour se trouver excellent interpreteur, & parfait" » ; dans Du Mespris de la court : & de la louange de la vie Rusticque, d'Antonio de Guevara : « ie te prie entre aultres choses penser, que la phrase du Castillan est trop plus copieuse que la Francoyse, et la liayson bien fort differente. »

Dans le prologue du Livre de Amytie de M. T. Cicero, Pere d'eloquence Latine, publié à Paris chez Denys Janot en 1539, le traducteur Jehan Collin évoque « la phrase & doulceur du stille Ciceronian ». Dans Le Jugement poetic de l'honneur femenin et seiour des illustres claires et honnestes dames, publié à Poitiers en 1538, Jean Bouchet salue l’écriture d’Apulée « en stille dur & phrase recullee ».

(4) Quant aux devises héraldiques – dont l’origine était souvent une phrase prononcée par un grand ancêtre dans une situation spécifique (« Honni soit qui mal y pense », etc.) – n’obéissaient-elles pas à une démarche de « patrimonialisation » délibérée ?

18 novembre 2021

Brigitte Macron : « Comment peut-on vous aider ? » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : Le Monde, 16 novembre 2021

Vincent Bolloré est en colère, racontent Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin. « Comment peut-on vous aider ? » lui a demandé Brigitte Macron lors d’une visite à l’Élysée. Il « n’a pas goûté la petite phrase ».

La Première dame « se voulait aimable », pourtant. En fait, elle pose « rituellement » la question à tous les visiteurs de son mari. Peut-on alors parler vraiment de « petite phrase » ? Dans une petite phrase, il y a un sous-entendu – sauf rares exceptions du genre « casse-toi pauv’ con ».

Certes, mais si Brigitte Macron a cru émettre au premier degré une simple formule de politesse, Vincent Bolloré, lui, a pu y entendre au second degré une petite phrase pas aimable du tout. Breton et milliardaire, déjà, il n’est sûrement pas du genre à demander de l’aide. Mais il a aussi de bonnes raisons de penser qu’Emmanuel Macron cherche à lui compliquer la vie et non à l’aider. Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin racontent l’histoire dans une enquête fouillée.

Les perspectives de cette petite phrase sont minces. Elle n’a pas été prononcée en public. Elle ne vient pas d’un leader de premier plan. Elle ne peut pas offenser un groupe nombreux. De fait, ses reprises en ligne ne sont pas très fréquentes. Mais elle rappelle que les petites phrases sont dans l’oreille de l’auditeur et non dans la bouche de l’orateur. Les meilleures intentions du monde (« je traverse la rue, je vous trouve du travail »...) peuvent être prises en mauvaise part.

Y compris les simples questions, susceptibles de devenir petite phrase quand on les soupçonne d’être rhétoriques. De « Quousque tandem, Catilina… ? » à « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » en passant par « le Pape, combien de divisions ? », on connaît quelques cas fameux. Brigitte Macron, ici, paraît insoupçonnable.

MLS

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette rubrique leur est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.

Illustration : Brigitte Macron le 11 novembre 2018 lors d’une visite de Vladimir Poutine, photo site web du Président de la Fédération de Russie (extrait), licence CC BY 4.0

08 novembre 2021

TF1 et les petites phrases, cheval de Troie des médias en politique

« Les politiques ne viennent pas chez nous pour la petite phrase », assurait Thierry Thuillier, directeur de l’information du groupe TF1, dans Le Figaro de vendredi dernier(1). Vilains petits canards de la communication politique, les petites phrases ont plutôt mauvaise réputation. La presse les prend souvent avec des pincettes. Pour beaucoup, la forme dominante du discours politique s’écarte des idéaux journalistiques d’objectivité, de pondération, de rationalisme.

« C'est triste, mais c'est ainsi », s’affligeait naguère Éric Le Boucher dans Les Échos en rappelant les formules qui ont agité les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron : « la petite phrase sur les "Gaulois" ou le dialogue avec un jeune chômeur occupent bien plus d'espace médiatique que des sujets majeurs sur la santé, la pauvreté ou l'école(2). » 

Cependant :

1) Ces petites phrases traitaient implicitement d’un « sujet majeur », à savoir Emmanuel Macron lui-même : à tort ou à raison, les Français y voyaient le portrait en pointillés d’un leader nouvellement élu et encore mal connu.

2) Quand la presse met en valeur les petites phrases au lieu de les occulter,  on ne peut exclure qu'elle se plie tout simplement aux préférences des citoyens-lecteurs. « Et puis, journalistes et rédacteurs en chef sont aussi humains, après tout, et obéissent aux mêmes tendances que leur public », ont aussi rappelé Soroka et McAdams(3).

3) Les petites phrases pourraient bien être une sorte de cheval de Troie au profit des journalistes : une fois entrée dans les esprits, elles ouvrent la voie à une foule de commentaires. Ce qui accroît le poids des médias dans le débat politique.

La qualification même de « petite phrase » pourrait constituer une forme d’éditorialisation. Elle est presque toujours décernée par les médias. (Jamais un homme politique ne dit expressément : « Ceci est une petite phrase » ‑ quoi qu’il puisse le suggérer par d’autres moyens.) Pour David McCallam, « l'homme politique ne fait que livrer de la matière brute aux médias, afin que ceux-ci en extraient et par la suite en façonnent la figure rhétorique qu'est le sound bite »(4).

Et le commentaire s’accroît quand le sound bite se recule

Cet enjeu est plus marqué encore pour la presse audiovisuelle, destinataire originelle des « sound bites ». Ces derniers n'ont cessé de raccourcir depuis un demi-siècle. Quant aux entretiens et débats télévisés, ils sont de plus en plus morcelés. Cette évolution vers des formats courts est constatée « généralement sur le mode de la déploration(5) » : elle empêche les politiques de justifier leurs positions. Mais, corrélativement, le temps d’antenne réservé aux commentaires s’accroît.

Ainsi, souligne le professeur Eike Mark Rinke, en raccourcissant les sound bites, les journalistes s’arrogent un rôle croissant dans l’évaluation des positions politiques(6). On l’a bien vu lors de la dernière campagne présidentielle américaine. Donald Trump a multiplié sur Twitter les déclarations brèves et tonitruantes. Même s’il en avait eu le désir, il n’aurait pu s’en expliquer hors du web, faute d’accès non filtré aux médias. Les journalistes, en revanche, en faisaient longuement l’exégèse.

« Pour échapper au format nécessairement réduit des journaux télévisés et à la dictature du "sound bite", de la "petite phrase", il y a les talk shows, qui combinent très intimement information et spectacle », observait Roger-Gérard Schwartzenberg(7). On peut douter que ce format réduise vraiment la place des petites phrases ; en revanche, il accroît le rôle des médias. Philippe Moreau-Chevrolet a ainsi évoqué « le "style Jean-Jacques Bourdin", où ce sont les questions de l'intervieweur ‑ et non les réponses du politique ‑ qui créent l'événement »(8)

En l’occurrence, le but du journaliste est d’amener son invité politique non à dérouler un programme préfix mais à « sortir ses tripes ». Ce qui dans bien des cas peut signifier : lâcher des petites phrases. Le journaliste, alors, ne se contente pas d’exploiter les petites phrases : il les suscite.

TF1 revalorise le vocabulaire

Les politiques s'attendraient donc à autre chose sur TF1 ? Mais Thierry Thuillier ajoute aussitôt : « Dans leur tête, passer au "20 Heures" renvoie en quelque sorte à la stature d’un chef d’État. » La petite phrase est ainsi sublimée plutôt que supprimée : pour faire acte de leadership, il n’est même pas nécessaire de répondre en quelques mots à Jean-Jacques Bourdin et ses collègues, il suffit de se montrer sur le média le plus puissant. Lequel, corrélativement, affirme ainsi son pouvoir sur le politique.

Dans ses journaux télévisés, insiste Thierry Thuillier, TF1 privilégie « un entretien court et percutant, des 5-6 minutes, centrés sur des annonces. Nous voulions éviter de faire des interviews vide-poches de vingt minutes, où toutes les questions sont posées mais dont on ne retient pas grand-chose(9). » Voir dans les petites phrases des annonces percutantes et dans les exposés programmatiques des vide-poches insipides est une réévaluation habile des éléments de langage, mais ce n'est pas renier la démarche du « sound bite journalism »

Quant au « temps long » auquel aspirent les philosophes, il est délégué, au nom de la « complémentarité », à LCI, chaîne d’information continue du groupe TF1. Qui ne sera pas totalement privée de petites phrases puisqu’il lui reviendra aussi d’organiser des débats entre politiques.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube, chaîne TF1, « 2017, l’ultime face-à-face », https://www.youtube.com/watch?v=7lnvPnLO3Zk



(1) Caroline Sallé, « Thuillier : "Si les politiques veulent parler aux jeunes, qu’ils viennent aux JT de TF1" », Le Figaro, 5 novembre 2021, p. 26.
(2) Éric Le Boucher, « Juger Macron sur le fond, pas sur la forme », Les Échos, 21 septembre 2018, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/juger-macron-sur-le-fond-pas-sur-la-forme-139617, consulté le 18 septembre 2021.
(3) Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics and Negativity », Political Communication, vol. 32, n° 1, 2015, p. 1-22, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10584609.2014.881942
(4) David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4e trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040, consulté le 2 novembre 2021.
(5) Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « Poser les "petites phrases" comme objet d’étude », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 18-23.
(6) Eike Mark Rinke, « The Impact of Sound-Bite Journalism on Public Argument », Journal of Communication, vol. 66, n° 4, août 2016, https://doi.org/10.1111/jcom.12246
(7) Roger-Gérard Schwartzenberg, La Politique mensonge, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 409.
(8) Philippe Moreau-Chevrolet, « Comment Manuel Valls se transforme en... François Hollande », blog du Huffington Post, 8 décembre 2014, https://www.huffingtonpost.fr/philippe-moreau-chevrolet/interview-valls-france-2_b_6287324.html, consulté le 13 juillet 2019.
(9) Caroline Sallé, article cité.

03 novembre 2021

« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital… » : une petite phrase à retardement pour Jean Castex

« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital c’est de ne pas tomber malade » : cette formule de Jean Castex fait un tabac sur l'internet depuis quelques jours. 20 minutes vient au secours du chef du gouvernement : « À en croire les réseaux sociaux, le Premier ministre, Jean Castex, viendrait de lancer une déclaration totalement absurde »… mais c’est un « fake » !

Une désinformation ? Pas tant que ça. En réalité, Jean Castex a bien prononcé cette phrase, et même deux fois. Seulement, c’était en octobre 2020. Est-elle moins « totalement absurde » pour autant ? Sans doute, si l’on tient compte du contexte : à cette époque, il s’agissait de préconiser le respect des gestes barrières et du port du masque pour lutter contre l’épidémie de covid-19. Mais une petite phrase circule hors contexte. Plus exactement, son véritable contexte est le public qui l’entend.

Or le public en a déjà entendu d’autres de la part de Jean Castex. « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation... mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital », a-t-il ainsi déclaré en novembre 2020. Cela lui avait valu une bronca parmi les agents hospitaliers. De même quand, en mars dernier, il a souligné que « il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea pour ouvrir des places en réanimation ». « Le meilleur moyen de soulager l’hôpital c’est de ne pas tomber malade » se rattache clairement à la même famille. La phrase est donc crédible, sa cohérence cognitive est irréprochable.

L'heure n'est plus aux « raffarinades »

À tout personnage politique de premier plan, l’opinion publique cherche à accoler une ou plusieurs petites phrases résumant son personnage. S’il ne lui en fournit pas, elle fait avec ce qu’elle trouve. « Jean Castex n’a pas encore trouvé sa petite phrase », notait-on ici l’an dernier. Les Français en ont trouvé une pour lui dans son répertoire. La citation date peut-être d’octobre 2020, mais il y a des chances pour qu’il la traîne avec lui comme Jean-Pierre Raffarin a traîné « la route est droite mais la pente est forte » pendant tout son bail à l’hôtel Matignon.

Jean-Pierre Raffarin n’a pas forcément à s’en plaindre. Lui-même se dit satisfait de ses sorties(1). Il les compare même à la poésie classique chinoise(2) ! Témoignages de bonne volonté et d’ambition limitée, elles lui permettent de collaborer sans heurts pendant trois ans, de 2002 à 2005, avec le président Chirac : « le "mâle dominant" du troupeau n'est pas le Premier ministre », souligne Joseph Daniel(3). On les appelle « raffarinades », par allusion aux « tartarinades » de Tartarin de Tarascon. 

À défaut d’un nom qui rime, Jean Castex possède un accent de circonstance. Le problème, encore une fois, c’est le contexte : les petites phrases appréciées des Français en 2002 ne le sont peut-être plus en 2021.

Michel Le Séac’h

(1) Jean-Pierre Raffarin, Je marcherai toujours à l’affectif, Paris, Flammarion, 2012.
(2) Jean-Pierre Raffarin, Chine - Le grand paradoxe, Paris, Michel Lafon, 2019.
(3) Joseph Daniel, La Parole présidentielle. De la geste gaullienne à la frénésie médiatique, Paris, Le Seuil, 2014.

llustration : capture partielle d’écran, Déclaration du Premier ministre Jean Castex à l’issue du Conseil de défense Covid-19 du 29 janvier 2021, site de l’Élysée via YouTube.

22 octobre 2021

La petite phrase du point de vue sémio-linguistique

 Le concept de « petite phrase » est rétif à toute définition claire, consensuelle et définitive. Dans le domaine de la communication politique, on ne parle de « petite phrase » que depuis quelques décennies, mais pour désigner un phénomène très ancien. Et peut-être un processus plutôt qu’un phénomène discret. Les sciences du langage ont aussi quelque peine à le cerner. Sophie Jollin-Bertocchi, maître de conférence à l’Université Versailles Saint-Quentin, s’y est employée dans « Le phraséologisme ‘’petite phrase’’ », un article publié par Le français moderne – Revue de linguistique française[i] désormais disponible en ligne sur le site archives-ouvertes.fr[ii].

Une phrase, déjà est un « objet d’étude complexe », introduit dans la langue française seulement au 16ème siècle[iii] et dont le sens a évolué en plusieurs étapes pour désigner finalement une séquence autonome et complète. L’adjectif complique beaucoup les choses : « Le syntagme présente une réelle complexité sémantique qui tient à la superposition du sens propre et des sens figurés de l’adjectif qualificatif petite, provoquant un glissement sémantique du noyau ».

Une étude minutieuse de la littérature révèle que « les valeurs positives (phrase agréablement et efficacement tournée) de la petite phrase en décousent avec des valeurs négatives (gloire éphémère, intention agressive) ». Il y a « conflit sémantique » car la locution est employée dans un « contexte polémique ». Bien que la parole soit un objet oral et éphémère, la petite phrase médiatisée subit un processus d’« anthologisation », de « mise en patrimoine », voire de « sacralisation de la petite phrase, interprétable comme succédané laïc de la parole évangélique dans une société déchristianisée ».

De plus, la petite phrase est envahissante. On remplace souvent phrase par petite phrase pour « désigner des phrases à remarquer, susceptibles de devenir remarquables ». Pour Sophie Jollin-Bertocchi, « le phraséologisme petite phrase participe ainsi d’un phénomène de réification dans un contexte de fétichisme consumériste ». Il est représentatif de la manière « d’imposer le contenu de certaines formes d’expression choc qui tendent à devenir clichés et références culturelles ».

Cependant, si au lieu de considérer l'évolution du syntagme petite phrase des origines à nos jours, on s'interrogeait sur l'époque où l'on parlait de mots, de traits, de flèches, de piques, de pointes, ne verrait-on pas tout autant dans ces appellations des moyens de signaler des expressions chocs ? Pour en faire dans les meilleurs cas, des citations, des devises héraldiques et des paroles historiques -- une forme d’« anthologisation », sans aucun doute.

M.L.S.


[i] Sophie Jollin-Bertocchi. Le phraséologisme ”petite phrase”. Le Français Moderne - Revue de linguistique Française, CILF (conseil international de la langue française), 2019, 2019 (2). ffhal-03325557f

[ii] https://hal.uvsq.fr/hal-03325557/document

[iii] L’introduction du mot semble cependant antérieure à la date indiquée, 1546. On trouve aisément des occurrences antérieures. Par exemple, le titre complet de la première traduction française du Roland Furieux, imprimé en 1543 à Lyon chez Sulpice Sabon pour Jehan Thellusson, se présente ainsi : « Roland Furieux compose premierement en ryme Thuscaine par messire Loys Arioste, noble Ferraroys, & maintenant traduction en prose Francoyse: partie suyuant la phrase de l'Autheur, partie aussi le stile de ceste nostre langue ». Jehan des Gouttes, traducteur ou responsable de la traduction, insiste : « le lecteur Francoys pourra aussi enrichir (ou il est indigent) son parler de cette copieuse phrase Thuscane ».

Deux traductions publiées à Lyon en 1542 contiennent des avertissements de leur « translateur » commun, Estienne Dollet sur la « phrase » étrangère. Dans Les Epistres familaires de Marc Tulle Cicero, pere d'eloquence Latine : « En quoy il fault avoir raison de la phrase, & proprieté de chasque langue, pour se trouver excellent interpreteur, & parfait" » ; dans Du Mespris de la court : & de la louange de la vie Rusticque, d'Antonio de Guevara : « ie te prie entre aultres choses penser, que la phrase du Castillan est trop plus copieuse que la Francoyse, et la liayson bien fort differente. »

Dans le prologue du Livre de Amytie de M. T. Cicero, Pere d'eloquence Latine, publié à Paris chez Denys Janot en 1539, le traducteur Jehan Collin évoque « la phrase & doulceur du stille Ciceronian ». Dans Le Jugement poetic de l'honneur femenin et seiour des illustres claires et honnestes dames, publié à Poitiers en 1538, Jean Bouchet salue l’écriture d’Apulée « en stille dur & phrase recullee ».

11 octobre 2021

Les petites phrases de Bernard Tapie : une grande place à la première personne

Les petites phrases ont souvent mauvaise presse et l’on ne dit pas de mal des morts – c’est sans doute pourquoi les hommages funèbres rendus à Bernard Tapie depuis une semaine n’ont guère rappelé ses déclarations les plus mémorables.

Pour être juste, 20 minutes a quand même noté avec une touche d’humour noir qu’il avait « préparé le terrain » dès 2017 avec cette déclaration au Monde : « Mourir, ça ne me fait pas chier du tout. La mort, c’est la consécration de la vie. ». Le quotidien ajoute : « ‘’Nanard’’ […] savait que ces deux petites phrases seraient du meilleur effet dans les nécrologies. »

Pour sa part, Cnews a rappelé que « en 1992, c'est lors d'un meeting que Bernard Tapie, bien connu pour ses petites phrases assassines, s'en prendra cette fois aux électeurs du Front national », avec notamment cette formule : « si Le Pen est un salaud, ceux qui votent pour lui sont des salauds ».

On s’étonne quand même de voir si peu rappelées les petites phrases d’un homme qui en était si prodigue. Ouest-France en avait même fait le thème d’un « Quiz » dès 2015. Il y citait :

  • « J’ai menti, mais c’était de bonne foi »
  • « Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste ? »
  • « Quand vous êtes dans le sens contraire du courant et que vous nagez vite, vous reculez moins que les autres. »
  • « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ‘’J’en ai plein les couilles’’ »
  • « Être un bon comptable, ce n’est pas savoir faire une bonne addition, mais trouver un résultat juste. »
  • « La seule chose que je ne referais pas, ce sont des affaires. »

Consécration suprême, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) inclut Bernard Tapie dans sa galerie « Les petites phrases des politiques ». Il y voisine avec Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Marie Le Pen, Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et une quarantaine d’autres responsables politiques de premier plan. Il y figure pour ces déclarations :

  • « Je suis rentré chez moi hier soir, ma femme m’a fait la fête, comme d’habitude »
  • « J’aurais dû être moins ambitieux »
  • « On peut pas faire les matchs que quand on est sûr de les gagner »
  • « C’est sérieux la politique »

Bernard Tapie a lui-même été un sujet de petite phrase, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ministre d’un gouvernement socialiste, il en est exfiltré d’urgence à l’annonce de ses premiers démêlés judiciaires. « Tapie n’a jamais été ma tasse de thé », laisse tomber l’ancien Premier ministre Pierre Mauroy.

« J'étais riche; je ne le suis plus. J'étais à la mode; je ne le suis plus. Je ne maîtrise ni mon calendrier ni mon destin ! » déplore alors Bernard Tapie. Une épreuve qu’il assure prendre avec philosophie : « Les coups sur la nuque, je les reçois avec respect. Dieu me les envoie pour me fortifier. J’avais la grosse tête, il veut me rendre plus humble. Ma seule prière, c’est que Sa volonté soit faite. »

Mais l’épreuve ne dure pas, et l’humilité non plus. La vertu est en proportion inverse de la prospérité. Quand Bernard Tapie rachète La Provence en 2013, il assure : « Je ne vais pas augmenter les journalistes pour qu'ils aillent se payer des putes! ». Et c’est reparti pour un tour !

Les petites phrases de Bernard Tapie présentent une caractéristique intéressante : beaucoup d’entre elles sont à la première personne. C’est relativement rare. Certes, les petites phrases ont pour principal sujet les leaders politiques. Mais ces derniers se décrivent en général en parlant d’autre chose, et souvent sans le vouloir ; Emmanuel Macron a été jugé méprisant pour avoir parlé des Gaulois réfractaires et des gens qui ne sont rien. Normalement, le moi est haïssable. « L’État c’est moi » (Louis XIV) choque en tant qu’affirmation cynique de l’absolutisme royal. « La République c’est moi » (Mélenchon) choque en tant que prétention outrancière d’un simple élu. Mélangeant le sport, la politique et l’argent, Tapie aurait pu dire « Les affaires c’est moi » sans choquer vraiment. Cela suffit à en faire un personnage hors du commun.

Michel Le Séac’h

Illustration : Jeanne Menjoulet, Flickr, licence CC BY 2.0.

22 septembre 2021

Petites phrases vertes : les épines de la campagne

Pour un parti, désigner un candidat à la présidence de la République par un processus de primaires, c’est inévitablement ouvrir la voie à des petites phrases négatives. Les adhérents d’un parti sont plus ou moins d’accord sur les idées essentielles. Le débat porte sur les personnes, le leadership. Il ne suffit pas à un candidat de se montrer sous son meilleur jour, il doit montrer qu’il mènera les siens à la victoire. Ce qui suppose d’afficher sa force, au moins symboliquement.

La nature en donne partout des exemples. Or l’homme fait partie de la nature, les écologistes ne diront pas le contraire. Le premier tour de leurs primaires avait lieu dimanche dernier. À peine les deux finalistes désignés, les petites phrases commencent. « Il y a un clivage assez clair qui se dessine entre une écologie d’accompagnement et une écologie de transformation ; je porterai la seconde », déclare Sandrine Rousseau, qualifiée pour un second tour face à Yannick Jadot. Avec cette déclaration, elle « installe le match », commente Le Figaro (21 septembre).

Lundi, le ton monte. Alice Coffin, conseillère de Paris et soutien de Sandrine Rousseau, assure que « choisir Yannick Jadot, c’est refaire un Macron ». Circonstance aggravante, elle s’exprime dans Reporterre, le quotidien en ligne favori des écologistes.

 


Matthieu Orphelin, député non inscrit (ex EELV, ex LREM) proche de Yannick Jadot, proteste dans un tweet : « Le format duel du second tour est propice aux dérapages, petites phrases et attaques inutiles et dégradantes, à chacune et chacun de veiller à les limiter. » On note qu’il parle de les « limiter » pas de les éliminer. C’est l’expérience qui parle, sans doute. Protagoniste de la campagne présidentielle EELV de 2012 (2,31 % des voix), il en a décrit les manières dans ses Chroniques d’un élu écolo : ce n’est pas joly-joly…

Il serait vain de la part des écologistes d’attendre un débat « bienveillant et apaisé » où l’on s’échangerait, au pire, du Jadot à moitié plein et du Rousseau à moitié vide, ou inversement. Il est plus raisonnable de compter sur la sagesse des candidats : à eux d’éviter les petites phrases « assassines » qui pourraient vite devenir suicidaires. Et s’ils n’ont pas cette sagesse ? Eh bien, mieux vaut sans doute qu’ils ne soient pas président. Aux électeurs d’en juger. La sélection naturelle, c’est eux.

Michel Le Séac’h

12 septembre 2021

Michel Barnier : « Qui imagine la Cour de justice européenne mise en examen ? »

D’une seule phrase, Michel Barnier a soulevé jeudi dernier une énorme agitation dans les milieux politiques et médiatiques. Personne n’a parlé de « petite phrase », pourtant. Et pour cause. Cette phrase, prononcée lors d’une journée parlementaire des Républicains, la voici :

Nous ne pouvons pas faire tout cela sans avoir retrouvé notre souveraineté juridique, en étant menacés en permanence d'un arrêt ou d'une condamnation de la Cour de justice européenne ou de la Convention des droits de l'homme, ou d'une interprétation de notre propre institution judiciaire.

Une phrase de 45 mots peut pouvait difficilement être qualifiée de « petite ». Et celle-ci ne semble pas avoir ému le grand public. Mais que les commentaires des spécialistes se soient focalisés sur elle a de quoi surprendre. Le message important, a priori, était le « faire tout cela » : ce que le candidat à la présidence de la République s’engage à réaliser s’il est élu. En l’occurrence, un moratoire de l’immigration comprenant une quinzaine de mesures : durcir les conditions du regroupement familial, distribuer des cartes vitales biométriques, renforcer Frontex, etc.

Ces mesures avaient déjà été avancées par Michel Barnier dans une tribune du 28 juillet 2021. L’une d’elles était ainsi libellée : « Loi constitutionnelle pour garantir la primauté du droit français en la matière. » C’est-à-dire, en douze mots, exactement la même chose que le 9 septembre en quarante-cinq. La bouffée d’indignation de ces derniers jours pourrait donc bien être le fruit d’une réflexion plutôt qu’une réaction spontanée.

Les positions sont, dépêche AFP aidant, assez stéréotypées :

  • Stupéfaction à Paris et Bruxelles après les critiques de Barnier contre la justice européenne – Le Parisien
  • La classe politique divisée après les critiques de Michel Barnier contre la justice européenne – Le Figaro
  • Michel Barnier provoque la consternation en Europe – Les Échos
  • Les propos anti-européens de Michel Barnier consternent Bruxelles – Challenges
  • Les propos anti-européens de Michel Barnier sèment la consternation à Bruxelles – Le Monde
  • Les propos de Michel Barnier contre la justice européenne créent la stupéfaction – Ouest-France

On note que ces réactions sont « bruxelloises », alors que l’avertissement de Michel Barnier vise tout autant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État français. Évidemment, si un ancien commissaire européen est capable de contester aussi ouvertement la suprématie du droit européen, les autres candidats à la présidence pourraient surenchérir. Le risque est clair pour des institutions européennes déjà fragilisées par le Brexit et les attitudes de certains pays d’Europe de l’Est.

Les partisans de la supranationalité, alertés par les propos du 28 juillet, auraient pu la jouer lénifiante : « les institutions européennes respectent la souveraineté juridique des États membres dans le cadre prévu par les Traités », etc. Au contraire, ils ont saisi la première occasion explicite pour déclencher un tir de barrage. Et non contents de contester la proposition, ils attaquent l’homme lui-même. « Cela le discrédite complètement », proclame par exemple Sylvie Guillaume, eurodéputée socialiste. De là à penser qu’ils tapent fort pour tenter de dissuader d'éventuels imitateurs…

 Se montrer ferme ou pas

L’épisode contient aussi une leçon pour Michel Barnier en tant que candidat à la présidence. Expert ès milieux européens, il ne pouvait ignorer ni le caractère scandaleux de l’expression « primauté du droit français » ni la virulence de ces milieux envers les contestataires. Dès la révélation de ses intentions, c’est-à-dire dès le 28 juillet, il aurait dû s’attacher à leur donner une forme plus visible afin d’imposer sa marque, d'afficher une autorité intellectuelle.

François Fillon, lui aussi, savait bien qu’il allait scandaliser une partie de son propre camp en lançant, fin août 2016, son fameux « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? ». Une question rhétorique, largement qualifiée de petite phrase, elle. Les critiques avaient été vives mais l’ancien Premier ministre, lui aussi réputé terne et pondéré, avait acquis une stature.

À retardement, Michel Barnier cherche à présenter sa position au grand public le 9 septembre avec ce tweet : « Il faut retrouver notre souveraineté juridique pour ne plus être soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH. » Même si les sigles sont ésotériques pour beaucoup, la position se veut claire et déterminée : Michel Barnier est à l’offensive.

Cependant, devant la vivacité des réactions, l’ancien commissaire européen retire son tweet ! Il lui substitue celui-ci : « Restons calmes ! Pour éviter toute polémique inutile et comme je l’ai toujours dit très précisément, ma proposition de ‘’bouclier constitutionnel’’ ne s’appliquera qu’à la politique migratoire. » Ses adversaires restent maîtres du terrain de la twittosphère. Son geste de soumission, ou au moins de conciliation, a sûrement ses raisons mais risque d’obérer la suite d'une campagne présidentielle.

Michel Le Séac’h

Illustration : Michel Barnier en 2017, photo The Jacques Delors Institute, licence CC B Y 2.0 via Wikimedia Commons