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15 août 2025

Juger les mots. Liberté d'expression, justice et langage, d’Anna Arzoumanov : lecture au filtre des petites phrases

Ce livre « vise à préciser les contours de [la liberté d’expression] en France, à clarifier et discuter les principes selon lesquels il revient aux magistrats de juger les mots », annonce la 4eme de couverture. Or son auteur n’est pas juriste mais linguiste, maîtresse de conférence à la faculté des lettres de Sorbonne Université ; en effet, les juges « ont pour tâche d’analyser les mots litigieux et de trancher sur leur interprétation, même lorsqu’elle est ambiguë » (p. 37).

L'exposé d'Anna Arzoumanov traite clairement de l’identification des discours de haine (qui est attaqué ?), de la caractérisation des énoncés (qu’est-ce qui est dit ?) et de leur interprétation au regard du contexte (qu’est-ce qui est compris ?). Il s’efforce de définir ce qui sépare les mots admissibles des mots litigieux. Ainsi, « les discours les plus sanctionnés renferment des mots qui renvoient à des personnes (les Français, les Juifs), là où ceux qui dénoncent des entités abstraites (la France, le catholicisme) le sont peu » (p. 45).

Michel Houellebecq peut ainsi qualifier l’islam de « religion la plus con » parce que « le terme islam ne peut référer à la communauté qui pratique cette religion » (p. 46) ; « l’outrage au dogme n’est pas l’injure aux personnes à raison de leur religion et le délit d’outrage à la morale religieuse n’existe pas », a posé la Cour de cassation en 2006.

La loi sanctionne les discours litigieux visant une communauté dans son ensemble. Mais quelle est « l’extension référentielle » d’une expression ? Vise-t-elle un groupe dans son entier ou seulement en partie ? Éric Zemmour a naïvement mangé le morceau : « la plupart » est une formule magique qui lui a permis d’échapper à plusieurs condamnations, alors que « tous » est un mot qui vous envoie « en enfer médiatique et judiciaire ». Trop facile ! « Le tribunal judiciaire de Paris l’a condamné en concluant que le polémiste "ne s’est pas mépris sur la portée des mots" et qu’il a visé la totalité de la communauté que constituent les mineurs isolés » (p. 71), même s’il parlait de « la plupart » d’entre eux. Autrement dit, le tribunal a condamné Zemmour non pour ce qu’il a certainement dit (« la plupart ») mais pour ce qu’il a probablement pensé (« tous »). Il est surprenant que l’auteure ne le relève pas plus nettement.

De même, Christine Boutin a été condamnée pour s’en être prise à l’homosexualité car, pour ses juges, il y avait « référence, par le biais d’un nom abstrait, à une communauté ». Est-ce que, par ailleurs, « les Français de souche" constituent une catégorie raciale et seraient à ce titre protégeables en tant que groupe homogène ? » demande encore l’auteure. « Plusieurs juridictions ont eu à répondre à cette question dont la réponse dépend largement de la vision du monde de celui qui la donne », reconnaît-elle une fois encore. « Ces exemples d’interprétations contradictoires montrent à quel point le critère de l’extension peut être complexe à appliquer dès lors que le locuteur fait usage de mots qui ciblent localement des sous-ensembles tout en s’appuyant sur une vision du monde opposant des communautés entre elles dans leur totalité. » Autrement dit, la loi ne fournit pas de critère objectif pour distinguer « l’extension référentielle » et l’usage des mots, et il revient au juge de qualifier ce qui relève de la subjectivité du locuteur.

Juge-t-on des mots ou des sous-entendus ?

Par ailleurs, un mot peut vouloir dire autre chose que lui-même, « le contexte lexical peut en modifier le fonctionnement référentiel » (p. 54), en particulier dans le cas des métonymies et des métaphores. Le mot « police » désigne-t-il une institution ou ses agents présents ? Les juges n’ont « pas eu le choix » assure Anna Arzoumanov : ils ont dû condamner les chanteurs de NTM pour l’expression « je nique la police » (p. 55). Dans un autre cas, un locuteur condamné en première instance a été relaxé en appel « au regard du sens des mots en langue, en s’appuyant sur des articles de dictionnaires ». Le dictionnaire n’est-il pas la loi du mot ? Pas du tout, souligne l’auteure ‑et d’ailleurs, dans le même cas, la Cour de cassation a finalement considéré qu’il y avait matière à condamnation malgré les dictionnaires.

Enfin, il appartient aux juges d’apprécier les mots à la lumière d’un contexte social ou sociétal. Par exemple, dans une décision concernant le chanteur Orelsan, dont les chansons ont été « comprises au regard d’un "contexte ambiant" » établi suivant plusieurs critères : « la personnalité du chanteur déterminée à partir de certaines prises de parole publique, la réception effective de ses chansons à partir de l’évaluation des spécificités de son public, un contexte sociétal de domination violente des hommes sur les femmes » (p. 150). La relaxe est prononcée en appel parce que « la médiocrité des personnages que jouerait Orelsan serait la marque qu’il prend de la distance par rapport à eux » : les personnages d’Orelsan sont médiocres, donc ils ne sont pas lui… Peut-on encore parler, alors, de « juger les mots » ? « Il est difficile de ne pas y lire une influence de la popularité grandissante du chanteur au moment de cet arrêt, en 2016 », ne peut que constater Anna Arzoumanov (p. 151)

Celle-ci conclut son livre en affirmant qu’« il est essentiel de saluer le travail des magistrats, qui exige non seulement une expertise technique pointue, mais aussi un engagement constant en faveur de la liberté d’expression, une adaptation permanente aux transformations sociétales et aux nouvelles questions qu’elles font émerger » (p. 160). Cette conclusion sur « les magistrats » ne laisse pas d’étonner.

En effet, tout au long du livre, Anna Arzoumanov multiplie les signes d'interférence entre la subjectivité du juge et le droit de la presse. Les cas qu’elle rapporte montrent en particulier que d’un juge à l’autre, les mêmes mots peuvent prendre des sens différents. Comme le sabre de Monsieur Prudhomme, on peut s’en servir « pour défendre nos institutions et au besoin pour les combattre »... Ce n’est pas « le » juge qui juge mais un magistrat en chair et en os -- et en opinions. L’auteure en convient même assez expressément à plusieurs reprises :

-          « Observer ce que [les juges] retiennent comme diffamatoire apparaît comme un bon observatoire de l’évolution générale des mœurs et des normes comportementales ou plus exactement de la représentation que les juges s’en font » (p. 94).

-          « Ces décisions contradictoires selon les juridictions montrent bien que l’évaluation d’une morale communément partagée reste fortement tributaire des croyances de ceux qui jugent, malgré l’objectivité idéale à laquelle doit tendre le juge » (p. 97).

-          « Entrer dans la fabrique du jugement juridique des mots montre l’inévitable intervention de biais idéologiques, théoriques ou cognitifs »(p. 157).

-          « Il est manifeste que les critères que les juges mobilisent témoignent parfois de leurs sensibilités particulières et de leur univers de croyance » (p. 158).

Mais elle en tire une leçon surprenante : « Plutôt que de nier cette influence qui met à mal l’égalité de traitement entre justiciables, les professionnels ont tout à gagner à en tirer parti pour affiner leurs outils et méthodes d’analyse » (p. 158), autrement dit prendre un « recul critique par rapport à cette illusion d’objectivité et d’impartialité du jugement ».

La légitimation de leur partialité satisfait sans doute les « professionnels » mais n’est évidemment pas de nature à rassurer les justiciables saisis par un sentiment d’insécurité juridique. Or aucune autre voie n’est esquissée : il y a de quoi s’interroger sur la légitimité d’une législation qui laisse à des individus faillibles, qui ne sont pas des lexicologues, le pouvoir de juger non seulement des mots mais, à travers eux, des opinions, censément sanctuarisées par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Petites phrases au risque de l’assassinat

Les petites phrases politiques ne semblent pas tellement concernées par le droit de la presse. N’est-ce pas étrange ? Beaucoup d’entre elles s’en prennent directement à des personnes nettement désignées, en des termes que leurs victimes considèrent volontiers comme injurieux. Cependant, la jurisprudence tend à considérer que « le discours politique par exemple peut parfois justifier des attaques personnelles de l’adversaire dès lors qu’elles servent à qualifier ses opinions » (p. 117 ; on note au passage qu’une fois de plus il est question des opinions, non des expressions).

En 2014, par exemple, Jacques Séguéla désigne Marine Le Pen comme la « fille de ce nazi » et se trouve poursuivi pour injure. Le tribunal de première instance concède que « le terme de « nazi » peut constituer une injure », mais qu’il « n’est pas à prendre au pied de la lettre et ne signifie pas membre du parti national-socialiste » et qu’il ne viserait pas « à abaisser ou outrager la partie civile mais à qualifier des opinions de la partie civile qui ont choqué le publicitaire », par ailleurs habitué aux « formules chocs ».

En 2023, une plainte vise l’humoriste Guillaume Meurice pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » : sur Radio France, il a décrit le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou comme une « sorte de nazi sans prépuce ». Le parquet de Nanterre classe la plainte sans suite car les deux infractions n’apparaissent pas caractérisées. L’intéressé ne laisse pas passer l’occasion : « Si je dis : Nétanyahou, c’est une sorte de nazi, mais sans prépuce, c’est bon, le procureur l’a dit cette semaine. Allez-y, faites-en des mugs, des tee-shirts, c’est ma première blague autorisée par la loi française. »

Cette laxité pourrait cependant être à géométrie variable selon les opinions des uns et des autres. Christine Tasin a été condamnée pour provocation à la haine envers les musulmans en raison des expressions « Islam assassin » et « Islam dehors » parues sur le site Riposte laïque. « Islam » ne désigne-t-il pas une doctrine et non des personnes ? Non, il y a « glissement métonymique allant de l’islam aux musulmans » en raison des termes assassin et dehors qui « orienteraient le discours vers une personnification ». Ne parlez plus de « petites phrases assassines », cela pourrait prêter à conséquence1 !

Il faudrait aussi rappeler que le jugement des mots peut emprunter les voies du droit civil. Jean-Marie Le Pen a été condamné à de lourdes indemnités pour avoir dit « les chambres à gaz sont un détail » en raison de la douleur ressentie par certains auditeurs de cette phrase dépréciative, difficilement punissable au pénal. Autrement dit, quoi que dise un logos, il pourra être jugé différemment en fonction de l’ethos du locuteur et du pathos des auditeurs.

Michel Le Séac’h

1 Voir "Petite phrase assassine : quand la métaphore tourne à l'abus de langage", blog Phrasitude, 5 septembre 2023.

Juger les mots, par Anna Arzoumanov,
Actes Sud, avril 2025
La Compagnie des langues
ISBN : 978-2-330-19770-4
176 pages 10 x 19 cm, 19,00 €


04 décembre 2021

« Impossible n’est pas français », de la petite phrase au slogan, en passant par le dicton

Le slogan de campagne choisi par Éric Zemmour est donc « Impossible n’est pas français ». Un mot de Napoléon Bonaparte, lit-on partout, par exemple chez  RTL, LCI, Valeurs Actuelles, etc. Certain, tels Le Parisien émettent cependant une réserve : cette attribution n’est pas confirmée.

La phrase aurait notamment été rapportée par Balzac en 1838. Ce qui ne vaut pas preuve. « Napoléon, sous la plume de Balzac, est l’un des exemples de tout ce que la littérature a transformé en mythes », assure Pierre Brunel(1). La formule rencontre en tout cas un grand succès depuis le milieu du 19e siècle, révèle le Books Ngram Viewer de Google. On note un pic énorme en 1914-1918 et un net retour de faveur à partir de 2000. Elle est citée le plus souvent comme un dicton et n’est attribuée qu’occasionnellement à Napoléon.


Mais le graphique ci-dessus révèle aussi de rares occurrences dans les livres en français avant la fin du 18e  siècle, donc avant Napoléon. Sous quelle plume ? Google Recherche de livres ne la désigne pas. Stanislas de Boufflers (1738-1815) pourrait être un suspect crédible. Militaire et académicien, il a été un auteur prolifique, dans des genres divers, au cours du dernier tiers du 18e siècle. Au détour d’une chronique dans L’Ouvrier(2), Henry de Riancey écrit : « Malgré le mot charmant du chevalier de Boufflers : "impossible n'est pas français," je me dois incliner devant le vieux proverbe : "à l'impossible nul n'est tenu". »

Quant à Napoléon, cependant, au moins trois témoins de première main se sont exprimés avant Balzac :

  • Dans le Mémorial de Sainte-Hélène (1823), Las Cases raconte une promenade de Napoléon : « Sur les cinq heures l'Empereur est sorti en calèche (…) Comme nous rentrions, jetant les yeux sur le camp, dont nous n'étions séparés que par le ravin, il a demandé pourquoi on ne pouvait pas franchir cet espace qui doublerait notre promenade. On a répondu que c'était impossible, et nous continuions de rentrer ; mais comme réveillé tout-à-coup par ce mot impossible, qu'il a si souvent dit n'être pas français il a ordonné d'aller reconnaître le terrain. »
  • Dans ses Mémoires (1824), Joseph Fouché, duc d'Otrante et ministre de la Police, rapporte une prise de bec avec Napoléon : « On proposa, pour ramener la Russie, des intrigues de courtisans et de femmes galantes ; ce choix de moyens me parut ridicule, et je dis, dans le conseil, que le succès en était impossible. "Quoi, reprit l'empereur, c'est un vétéran de la révolution qui emprunte une explication si pusillanime ! Ah monsieur ! est-ce à vous d'avancer qu'il est quelque chose d'impossible ! à vous qui, depuis quinze ans, avez vu se réaliser des événemens qui, avec raison, pouvaient être jugés impossibles ? L'homme qui a vu Louis XVI baisser sa tête sous le fer d'un bourreau ; qui a vu l'archiduchesse d'Autriche, reine de France, raccommoder ses bas et ses souliers en attendant l'échafaud ; celui enfin qui se voit ministre quand je suis empereur des Français, un tel homme devrait n'avoir jamais le mot impossible à la bouche." [...] Je lui répondis, sans me déconcerter : "En effet, j'aurais dû me rappeler que Votre Majesté nous a appris que le mot impossible n'est pas français." »
  • Dans ses Mémoires (1837), Armand de Caulaincourt, duc de Vicence, décrit ainsi Napoléon : « L'Empereur ne m'a paru, dans aucune circonstance, au-dessous de sa gigantesque position. Son génie, sa capacité, ses immenses moyens intellectuels dominaient les faits prodigieux de son règne ; et lorsqu'il disait que le mot "impossible" n'était pas français, c'est qu'en effet il ne le comprenait pas. »

Le doute n’est donc pas permis : « impossible n’est pas français » était bien une expression familière de Napoléon.

Michel Le Séac’h

(1) Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988.

(2) Henry de Riancey, « L’Ouvrier à l’Exposition de 1867, XIII. Les douze grandes récompenses », L'Ouvrier, n° 338, 19 octobre 1867


22 novembre 2021

Jean-Christophe Lagarde : « si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : actu.fr, 22 novembre 2021

« La petite phrase a rapidement fait polémique », relate Dorine Goth. Il y a de quoi. En direct au micro de France Info, Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI a déclaré : « Se foutre du monde au point de dire ‘je suis un RPR’, Monsieur Zemmour, si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête ».

Ce n’est pas la première sortie labellisée « petite phrase » du leader centriste. En juillet dernier, il s’était fait remarquer par cette déclaration qualifiée de petite phrase par LCI : « Celui qui n'est pas vacciné contre le COVID, qui est hospitalisé en réanimation, c'est quand même tout le monde qui paie. Il faudra se poser la question : est-ce qu'on doit payer la réa à quelqu'un qui a refusé de se protéger ? » En 2017, le jury « Press Club humour et politique » l’avait qualifié pour : « La moitié de nos électeurs sont passés chez Macron et je crois que l'autre est déjà en marche ».

Cette fois, Jean-Christophe Lagarde s’est empressé d’avouer une formule « inappropriée », en assurant avoir « seulement paraphrasé » une phrase de Charles Pasqua. Celui-ci n'est plus là pour donner son avis. En 2014, quelques mois avant sa mort, il avait déclaré : « Tenir le genre de propos comme Zemmour devant nous, je ne sais pas dans quel état il serait ressorti ». Ce qui est tout de même assez loin de la balle dans la tête…

Jean-Christophe Lagarde avait brièvement été gardé à vue en mars dernier pour détention d’armes. Il assurait alors pratiquer le tir sportif. Novice en matière d'armement, Éric Zemmour n'en semble pas alarmé. « Je te laisse à ta juste place politique : au centre du néant », a-t-il répondu.

M.L.S.

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette leur rubrique est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.