31 janvier 2017

« L’État, c’est moi » : quand la petite phrase façonne l’histoire

« L’État, c’est moi » : ces quatre syllabes d’un roi adolescent sont peut-être la citation la plus connue de toute l’histoire de France. Elles représentent l’archétype du mot historique : bref, célèbre, chargé de sens… et apocryphe.

La formule date du printemps 1655. La France a besoin d’argent, il faut augmenter les impôts pour faire face aux dépenses du royaume, en guerre contre l’Espagne. Depuis des années, le parlement de Paris conteste à peu près systématiquement les tours de vis fiscaux ; il est à l’origine de la révolte de la Fronde qui a ébranlé le pouvoir royal quelques années plus tôt. Cette fois encore, il se réunit pour manifester son opposition.

Louis XIV, qui n’a pas 17 ans, accourt aussitôt. Voltaire a décrit cette scène fameuse dans son Siècle de Louis XIV. Le roi se présente vêtu de son habit de chasse, « en grosses bottes, le fouet à la main » et déclare : « On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. » Apparemment sûr de ses sources, Voltaire précise : « Ces paroles, fidèlement recueillies, sont dans les Mémoires authentiques de ce temps-là : il n’est permis ni de les omettre ni d’y rien changer dans aucune histoire de France.»

« L’État, c’est moi » ne figure pas dans la description de Voltaire mais dans les Mémoires secrets sur le règnes de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV de l’historien breton Charles Pinot Duclos, qui en tant qu’historiographe royal assure avoir « lu une infinité de mémoires » ‑ mais qui ne dit pas où et quand la phrase aurait été prononcée. La tradition a rapproché l’image de Voltaire et les paroles de Duclos. Reste que les deux ouvrages ont été rédigés pas loin d’un siècle après la scène. Beaucoup d’historiens doutent que celle-ci ait réellement eu lieu.

Mais peu importe : la petite phrase est profondément ancrée dans les mémoires car elle « démontre » à l’évidence le comportement despotique des rois de France (tout comme d’autres formules plus douteuses encore : « ainsi sera car tel est notre bon plaisir »[1], « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche »[2]…). Pourquoi sait-on que les rois étaient des despotes ? Parce que Louis XIV a dit : « l’État c’est moi » ! Même apocryphe, cette petite phrase a véritablement « fait l’histoire », elle raconte une histoire qu’elle a contribué à fabriquer. Y compris à l’étranger. « L’État c’est moi: the cult of Sarko », titrait en 2009 le quotidien britannique The Independent[3].


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 35.
[3] [3] John Lichfield, « L’Éétat c’est moi: the cult of Sarko », The Independent, 23 octobre 2009, http://www.independent.co.uk/news/world/europe/iltat-cest-moii-the-cult-of-sarko-1807658.html, consulté le 31 janvier 2017.

Portrait de Louis XIV en 1654 par Juste d’Egmont, musée du château d’Ambras à Innsbrück, Wikipedia Commons

16 janvier 2017

« Le 49.3 », une petite phrase numérique imposée par la presse à Manuel Valls ?

Une petite phrase n’est pas nécessairement faite de mots. C’est une « formule concise », or rien n’est plus concis qu’une formule mathématique ; le « E=mc2 » d’Albert Einstein renferme tout l’univers dans trois lettres, un chiffre et un signe. « Le 18 brumaire, « les 30 glorieuses », « les 200 familles », « le 11 septembre », « les 35 heures » fonctionnent comme des petites phrases : sous des dehors anodins, ces expressions évoquent instantanément une mémoire collective. Et aussi « 1789 », « mai 68 » ou « c’est reparti comme en 14 »[1].

En ira-t-il de même du 49.3 ? « Le » 49.3, c’est bien entendu le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution, qui permet au gouvernement d’engager sa responsabilité devant le Parlement. Ce nombre double (on prononce « quarante-neuf trois », le point, qui peut aussi être un tiret, reste muet) sera-t-il une petite phrase de la campagne présidentielle de 2017 ? La question peut se poser depuis le 15 décembre. Manuel Valls, candidat à la primaire du Parti socialiste, était reçu par Patrick Cohen sur France Inter. Une revue de la presse dans les heures qui ont suivi cet entretien montre que les médias se sont surtout intéressés à cette annonce : « Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49.3. »

Improvisation malheureuse ?

Était-ce l’effet recherché par Manuel Valls ? Probablement pas. L'article 16 de la Constitution, sur les pouvoirs exceptionnels du président de la République, a été dans les années 1960 un cheval de bataille de François Mitterrand. Puis ce dernier s'est aperçu que ce sujet qui passionnait les politiciens de la 4e République n'était plus de mise depuis que la 5e avait instauré l'élection du président au suffrage universel. Son lointain successeur sait bien que ces questions intéressent peu les électeurs.

Le 49.3 n’est arrivé que vers la fin de l’émission de France Inter, en réponse à une question de Patrick Cohen. Et la phrase de Manuel Valls était une bévue évidente. En effet, il venait d’exclure expressément la loi de finances de sa proposition, « parce que la nation a besoin d’un budget ». Or, qu’on relise l’article 49.3 (voir ci-dessous) : le vote de la loi de finances est bien son cas de figure essentiel. Manuel Valls ne songeait pas à supprimer « purement et simplement » le 49.3 mais seulement sa dernière phrase ! Et il a fallu une remarque de Patrick Cohen pour qu’il semble s’apercevoir que cette suppression exigerait une révision constitutionnelle.

Au cours de l’émission, Manuel Valls avait d’abord expliqué les raisons de sa candidature : faire gagner la gauche, rassembler les citoyens, humaniser la mondialisation... Puis, en une dizaine de minutes, il avait évoqué plusieurs points de son programme en insistant surtout sur son intention de rétablir la défiscalisation des heures supplémentaires – un sujet concret qui concerne de manière directe et quotidienne une fraction importante de l’électorat. Il avait aussi glissé deux ou trois petites phrases potentielles du genre « On a parlé de droit d’inventaire, moi je veux parler du droit d’inventivité » ou « je propose une renaissance démocratique ». Peine perdue…

Petite phrase vite oubliée

Que s’est-il passé ? Parmi les différents thèmes abordés par Manuel Valls, la suppression de l’article 49.3 a vite fait l’objet d’une dépêche AFP soulignant la divergence entre sa déclaration et sa pratique gouvernementale (il a utilisé six fois l’article 49.3 à l’occasion de deux textes différents, la loi Macron et la loi El Khomri). Cet angle clairement défavorable à l'ex premier ministre a été repris par plusieurs journaux de premier plan comme Le Monde ou Le Point. « Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49.3. » est ainsi apparu comme le point essentiel de l’entretien pour les médias.

Mais le public n'a pas suivi. Comme le montre le graphique Google Trends ci-dessous, les recherches sur « 49.3 » (en bleu) ou « 49-3 » (en rouge) ont été considérablement moins nombreuses dans la semaine du 11 au 17 décembre que dans la deuxième semaine de mai 2016, à l’époque du vote de la loi Travail. Est-ce le sujet qui laisse l’opinion indifférente, ou bien est-ce le candidat ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que, même si elle est massivement choisie par la presse, une petite phrase ne marque pas forcément le public.



 Article 49.3 de la Constitution
« Le premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »
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[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 148.

Photo : [c] Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

01 janvier 2017

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » : l’investissement-image de Vladimir Poutine

« I always knew [V. Putin] was very smart » (j’ai toujours su que V. Poutine était très intelligent) a déclaré avant-hier Donald Trump dans un tweet repris urbi et orbi. Cet hommage explicite du président-élu américain au président en exercice russe porte à son sommet la réputation de ce dernier. Mais la principale qualité qu’on lui reconnaît en général n'est pas tant l’intelligence que la détermination. Il le doit pour une part à une déclaration de 1999 : « On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Cette petite phrase est de très loin la plus connue de Vladimir Poutine, en France comme dans le monde entier.

 Elle remonte au 24 septembre 1999. Poutine, nouveau premier ministre du président russe Eltsine, tenait conférence de presse à Astana, au Kazakhstan. Des journalistes l’avaient interrogé sur les raids menés depuis trois semaines par l'aviation russe contre la Tchétchénie. Poutine avait réitéré la position déjà exprimée par le Kremlin : ils étaient destinées à lutter contre le terrorisme.

L'argot russe le plus grossier

La formule de Poutine citée par l’agence de presse russe Interfax (« Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire zamochim ») avait été traduite ainsi à l’époque : « Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » Curieusement, tualete et sortire sont deux synonymes issus du français, l’un convenable, l’autre vulgaire. Mais « i v sortire zamochim », approximativement rendu par « nous les buterons dans les chiottes », appartient sans conteste à l’argot russe le plus grossier, en vigueur dans les cercles mafieux des années 1990 – ainsi qu’au goulag, selon l’ancien dissident Vladimir Boukovski.

La saillie de Vladimir Poutine avait provoqué un bond immédiat de sa popularité en Russie mais avait été peu remarquée ailleurs à l’époque (les Russes eux-mêmes sont surpris aujourd’hui quand on leur dit qu’elle date du siècle dernier). D’abord, son sens n’est pas totalement clair. Au terme d’une analyse savante et détaillée, un universitaire français, le professeur Rémi Camus, en a proposé trois interprétations différentes. Mais surtout, à 46 ans, Vladimir Poutine était alors un personnage peu connu qui avait fait l’essentiel de sa carrière dans l’ombre, comme agent du KGB puis comme adjoint au maire de Saint-Pétersbourg.

La formule est présente le 29 janvier 2000 dans un dossier de Libération sur l’ascension de Poutine grâce à la guerre en Tchetchénie. « ‘S'il le faut, nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes’, lâche-t-il un jour », écrit l’auteur de l’article, Véronique Soulé. Mais elle ne fait que de rares apparitions dans la presse française avant 2011.

Une réplique à la Michel Audiard

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » semble dater de septembre 2011 ; cette version, apparemment de source AFP, paraît alors dans Le Point et Le Figaro. Elle s’éloigne nettement de la formule d’origine (« Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »). Mais elle est débarrassée de tout détail inutile et dynamisée par le pronom « on ». Bien qu’étranger à la langue russe, il accroît la sonorité de la phrase et en quelque sorte la francise : on la croirait sortie d’un film de Michel Audiard.

Sous cette forme « optimisée », la petite phrase connaît désormais un succès croissant. Surtout après les attentats du Stade de France et du Bataclan en novembre 2015. Elle devient alors « virale » sur les réseaux sociaux. Seize ans après avoir été prononcée (sous une autre forme…), la petite phrase apparaît comme un mot d’ordre pour l’opinion française ; la popularité du président russe fait un bond, comme le montre le fort pic de recherches sur son nom enregistré par Google Trends dans la semaine suivant les attentats (graphique ci-dessous). Aujourd’hui, Google en recense plus de 20 000 occurrences sur le web français, loin devant toute autre version.

Google Trends : recherches sur « Poutine » en France au cours de l'année 2015

Interrogé en 2011, Vladimir Poutine disait avoir d’abord regretté son langage grossier. Ce n’est pas ainsi qu’un premier ministre doit s’exprimer, lui avait-on fait savoir à l’époque. Pourtant, sa petite phrase s’est révélée à retardement un excellent investissement dans son image internationale. Conclusions : On ne sait jamais à l’avance quel sera le destin d’une petite phrase, elle échappe à son auteur et acquiert une vie propre. Et une grossièreté placée à bon escient, à l’instar du « Merde ! » du général Cambronne, peut avoir un effet puissant(1).

Michel Le Séac’h

Illustration : photo de Vladimir Poutine par Lhooqvsjoconda, CC 4.0 via Wikimedia Commons
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(1) Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 206.

29 décembre 2016

Le cerveau se mobilise pour défendre ses idées politiques

La petite phrase la plus percutante du monde n’est pas suffisante pour changer des opinions contraires. C’est ce que laisse supposer un article publié par Nature voici quelques jours sous le titre « Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence » (Corrélations neuronales de la préservation des opinions politiques face à la preuve contraire).

Les auteurs de l’article, Jonas T. Kaplan et Sarah I. Gimbel (University of Southern California Los Angeles) et  Sam Harris (Project Reason Los Angeles), ont constitué un échantillon de quarante liberals (progressistes) bon teint. Ils leur ont présenté des arguments qui contredisaient certaines de leurs opinions politiques et observé les réactions de leur cerveau à l’aide d’un IRM. À titre de comparaison, ils ont aussi effectué le même test sur des opinions non politiques du genre « Edison a inventé l’ampoule électrique ».

Opinions et contre-arguments étaient exprimés sous forme brève (environ 11 mots en moyenne pour les première, une vingtaine pour les seconds). Il n’est pas question ici de « petites phrases », mais pas non plus de raisonnements bien étayés. Après lecture des contre-arguments, les opinions politiques évoluaient moins que les opinions non politiques.

Mais surtout, les parties du cerveau activées n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Les arguments non politiques activaient le cortex préfrontal dorsolatéral et le cortex orbitofrontal. Les arguments contestant des opinions politiques donnaient lieu à une activité accrue dans les régions du réseau du mode par défaut (DMN) : précunéus, cortex cingulaire postérieur, cortex préfrontal médian, etc. Or des études antérieures ont montré que les mêmes régions interviennent dans les croyances religieuses fortes. Le DMN se mobilise pour la défense des opinions profondes en rapport avec l’identité sociale.

Cette étude en laisse espérer d’autres. Puisque les « progressistes » sont si réticents à modifier leurs idées, en va-t-il de même chez les conservateurs ? Et si, au lieu de formulations génériques, on soumettait au test des petites phrases politiques très connues, les résultats seraient-ils différents ?

Michel Le Séac’h
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Illustration : parchemin anglais, v. 1300, domaine public, Wikimedia Commons

21 décembre 2016

Zsa Zsa Gabor : sa légende est aussi dans ses petites phrases

« Le meilleur rôle de  Zsa Zsa Gabor a été le sien », notait Time voici quelques jours en annonçant la mort à 99 ans de l’une des actrices les plus légendaires de Hollywood. Ses rôles au cinéma ont associé Zsa Zsa Gabor à quelques répliques fameuses, comme celle-ci, dans Moulin Rouge, le film qui a assis sa célébrité en 1952 : « J’ai eu 25 ans pendant quatre ans ».

Sa carrière professionnelle prestigieuse et sa vie personnelle tapageuse (elle a eu neuf maris et d’innombrables amants) lui ont valu de participer à des centaines d’émissions de divertissement à la radio et à la télévision. Elle y déployait une verve ravageuse rehaussée par une pointe d’accent hongrois. Les petites phrases qu’on lui prête ne sont peut-être pas toutes authentiques, mais on ne prête qu’aux riches... Voici certaines des plus fameuses :

  • « Le sexe, je n’y connais rien car j’ai toujours été mariée. »
  • « Les hommes n’aiment la profondeur chez les femmes que dans leur décolleté. »
  •  « Il est toujours plus difficile de satisfaire son mari que celui d’une autre. »
  • « Combien j’ai eu de maris ? Vous voulez dire à part les miens ? »
  • « Je suis pour les grandes familles. Une femme devrait avoir au moins trois maris. »
  • « Je sais très bien tenir une maison. Chaque fois que je quitte un homme, je garde sa maison. »
  • « Les meilleurs amis d’une femme, ce sont ses bijoux. Le meilleur ami d’un homme, c’est son chien. Vous voyez quel est le sexe le plus sensé. »
  • « Je n’ai jamais détesté un homme au point de lui rendre ses bijoux. »
  • « Mon mari m’a dit un jour : ‘c’est moi ou le chat’. Je le regrette quand même un peu. »
  •  « Je veux un homme gentil et compréhensif. Est-ce trop demander à un millionnaire ? »
  • « Le mariage, c’est du 50/50. L’homme doit avoir au moins 50 ans et 50 millions de dollars. »
  • « Une femme doit se marier par amour. Et recommencer jusqu’à ce qu’elle le trouve. »
  •  « Être aimée est une force. Aimer est une faiblesse. »
  • « Je ne fais la cuisine que quand je suis amoureuse. »
  • « Un homme amoureux est incomplet tant qu’il n’est pas marié. Après, il est fini. »
  • « Divorcer parce qu’on n’aime pas un homme est aussi idiot que de l’épouser parce qu’on l’aime. »
Michel Le Séac'h
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Illustration : Zsa Zsa Gabor dans Moulin Rouge, domaine public via Wikimedia Commons.

20 décembre 2016

« Ich bin Charlie » : un double snowclone en avance sur une actualité tragique

« Ich bin Charlie », titraient voici quelques jours de nombreux journaux, dans la presse française aussi bien qu’allemande ou anglophone. Ils annonçaient la parution de la première édition internationale, en allemand, de Charlie Hebdo.

La formule vous rappelle une chose, bien sûr. Ou peut-être deux ? Elle est formée sur deux formules qui ont couru dans le monde entier :
  • « Ich bin ein Berliner » (« je suis un Berlinois »), phrase prononcée par John Fitzgerald Kennedy à Berlin en juin 1963. Il exprimait ainsi la solidarité des États-Unis avec les habitants de Berlin-Ouest soumis au blocus soviétique.
  • « Je suis Charlie », slogan créé par le graphiste Joachim Roncin en janvier 2015 après l’attentat contre Charlie Hebdo et qui a déferlé en quelques heures sur le web français puis international[1].
Ces deux petites phrases sont si connues qu’elles sont toutes deux devenues des snowclones, c’est-à-dire des formules dont ont réutilise des éléments caractéristiques pour former d’autres phrases présentant une parenté sémantique, sous la forme « Ich bin ein XXXer » pour l’une, « Je suis XXX » (avec souvent reprise du graphisme d’origine) pour l’autre. Le titre né de leur fusion bénéficie d’emblée d’une grande puissance évocatrice. L’attentat commis au marché de Noël de Berlin hier lui a donné un caractère terriblement prophétique.

Au passage, « Ich bin Charlie » donne une nouvelle illustration de la capacité de l’Agence France Presse (AFP) à imposer des petites phrases. La formule, qui figurait dans une de ses dépêches, a simplement été reprise par un certain nombre de journaux.

Michel Le Séac’h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 228. Sur  « Ich bin ein Berliner », voir Pierrick Geais, « 'Ich bin ein Berliner', une petite phrase dont l'histoire continue de s'écrire », Vanity Fair, 20 décembre 2016.

13 décembre 2016

Fake news et petites phrases

Punir les « allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur » qui viseraient à dissuader des femmes d'avorter : tel est l'objectif de la loi « relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse » adoptée voici quelques jours par l'Assemblée nationale. Spécialement visé, l’internet – car c’est là en pratique que s’exerce le militantisme anti-IVG.

Pourquoi borner cette exigence de vérité, sanctions pénales à la clé (deux ans de prison quand même) aux questions relatives à l’IVG ? Pourquoi ne pas punir tout simplement la diffusion d’allégation, indications ou présentations faussées, quelle qu'en soit l'intention ? Justement, le débat fait rage aux États-Unis. Les rumeurs et les bobards ont toujours joué un rôle en politique ; l’internet n’a fait qu’accélérer leur diffusion. On l’a bien vu pendant la campagne présidentielle américaine. Barack Obama s’est publiquement inquiété de la désinformation et des théories du complot circulant sur les réseaux sociaux. La presse écrite, très majoritairement favorable à Hillary Clinton, a critiqué certains sites web pour n’avoir pas fait le ménage dans les messages de leurs utilisateurs concernant la candidate démocrate. Depuis une quinzaine de jours, à la suite du Washington Post, certains journaux affirment même que le gouvernement russe a volontairement répandu des fausses nouvelles sur l’internet pour favoriser l’élection de Donald Trump (le complotisme serait-il en train de changer de bord ?).

L’Oxford English Dictionary vient de valider l’expression « post-truth » (post-vérité), qui désigne « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs exercent moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances individuelles ». Les grands de l’internet, Google et Facebook en tête ont annoncé leur intention de priver de publicité les sites qui contiennent des fausses nouvelles. Pendant la campagne électorale américaine, le compte Twitter de Donald Trump était intitulé @realDonaldTrump pour tenter de se distinguer de tous les faux Trump.

Les petites phrases fausses ont parfois l'air plus vraies que nature

Mais en quoi consistent les fake news ? Dans le New York Times, un professeur de philosophie, Michael P. Lynch, a tenté un distinguo entre « mensonge » et « tromperie ». « Mentir », selon lui, « c’est délibérément dire ce que vous pensez faux avec l’intention de tromper votre auditoire. Je peux vous tromper sans mentir (un silence à un moment clé, par exemple, peut être trompeur). Et je peux vous mentir sans tromperie. Cela peut être parce que vous êtes sceptique et ne me croyez pas, mais aussi parce que mon propos se trouve par hasard être vrai. » Cette manière de couper les cheveux en quatre annonce d’intéressants débats à venir !

L’observation des petites phrases pourrait apporter des éléments à ces débats. Une petite phrase qui réussit est largement répétée, mais pas toujours comme elle a été prononcée (d’ailleurs, comme le dit le professeur Lynch, un silence peut être trompeur, or la petite phrase n'en rend pas compte). Il est difficile aujourd’hui de vérifier que Marie-Antoinette a dit, ou pas : « s’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche »[1]. Mais il n’est pas difficile de vérifier qu’Emmanuel Macron a dit « la vie d'un entrepreneur est bien plus dure que celle d'un salarié » : la petite phrase ne date que de janvier dernier. Et alors là, surprise : le voyant rouge « fake news » se met à clignoter. En réalité, Emmanuel Macron a dit : « la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié ». L’omission du mot « souvent » change beaucoup la tonalité de la phrase – s’agirait-il du silence trompeur dont parlait Michael P. Lynch ? Or la première formule (fausse) est dix fois plus fréquente sur l’internet que la seconde (vraie) !

La presse américaine n’est pas à l’abri de ce genre de fantaisies, volontaires ou pas. Washington Post et New York Times en tête, en dépit de leur hostilité aux « fake news », de nombreux journaux ont tronqué une déclaration de Donald Trump (« I will accept the results of the election – if I win »), lui donnant ainsi une tonalité putschiste. Le « sound bite » a fait un tabac sur l’internet. On voit plus aisément une paille dans l’œil du voisin que le fake qui est dans son œil à soi.

Michel Le Séac’h


[1] Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 95.

09 décembre 2016

« Wir schaffen das » : Angela Merkel est-elle débarrassée de sa petite phrase ?

Angela Merkel a été réélue cette semaine à la tête de la CDU après avoir tourné la page de son « wir schaffen das! » (« nous y arriverons »). Cette petite phrase date d’une conférence de presse du 31 août 2015. Très affectée, dit-on, par la découverte en Autriche, quelques jours plus tôt, de 71 cadavres de clandestins dans un camion frigorifique, la chancelière allemande avait décidé d’accueillir sans réserve les migrants qui affluaient via les Balkans. L’Allemagne est un pays puissant, avait-elle dit, « wir haben so vieles geschafft – wir schaffen das » (« Nous avons déjà tant fait – nous y arriverons »).

Pendant des mois, ce  « wir schaffen das » lui a été reproché par ses opposants – et par une opinion allemande qu’un sondage disait hostile à 82 %. Cité par Politico, Joachim Scharloth, professeur de linguistique à l’université technique de Dresde, assure que c’était inévitable car la formule d’Angela Merkel renvoyait à « une référence complètement obscure ». Arriver à quoi ? On n’en savait rien.

Certes, mais on pourrait en dire autant du « Yes we can » de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle de 2008[1]. Or cette petite phrase-ci, au contraire, a été reçue positivement en Amérique et dans le monde occidental – alors que peu de gens pourtant auraient pu dire qui était « nous » et surtout ce que ce nous pouvait.

Dès leurs débuts, les deux petites phrases ont connu des sorts différents[2]. Celle de Barack Obama a été instantanément plébiscitée par le public, au point de supplanter le slogan officiel de la campagne (« Change we can believe in »). Celle d’Angela Merkel est d’abord passée inaperçue. Les statistiques de Google Search ne révèlent aucun intérêt particulier pour elle dans la semaine du 30 août au 5 septembre 2015 (voir le graphique Google Trends ci-dessous).


Pour qu’une petite phrase marque les esprits, il faut qu’elle soit répétée. Angela Merkel s’en est chargée elle-même. Elle a réitéré sa formule, et les résultats n’ont pas tardé : les manifestations hostiles se sont multipliées et le parti anti-immigration Alternativ fûr Deutschland a décollé dans les sondages, puis dans les urnes.

Angela Merkel en a tiré les conséquences : elle a fait machine arrière. Mais peut-on effacer à volonté la marque laissée par une petite phrase ? Michel Rocard n’a jamais pu faire oublier « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (autres temps, autres petites phrases !). Il avait tenté sans grand succès d’y ajouter après coup un appendice (« mais elle doit en prendre sa part »)[3]. Angela Merkel a fait plus direct et plus radical : au mois de juillet elle a répudié expressément son « wir schaffen das » devenu selon elle une « formule creuse ».

Il semble que ses partisans ne lui en tiennent pas rigueur : la CDU l'a réélue par 89,5 % des voix – une élection de maréchal, même si son score avait atteint 96,7 % en 2014. Est-ce à dire que la petite phrase est oubliée, alors que plusieurs centaines de migrants sont entrés en Allemagne dans l'intervalle ? Il faudra attendre des résultats électoraux grandeur nature. Mais ce n’est pas impossible : la dissonance était telle entre une personnalité populaire et une position impopulaire que cette dernière pourrait avoir disparu comme si elle n’avait jamais existé.

Michel Le Séac'h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 121.
[2] « Wir schaffen das » n’est pas la traduction exacte de « yes we can » mais, curieusement, elle pourrait avoir la même origine : un personnage de dessins animés pour enfant, Bob le Bricoleur (Bob the Builder aux États-Unis, Bob der Baumeister en Allemagne). À son équipe d’ouvriers, Bob demande rituellement : « Pouvons-nous le faire ? ». Et les autres de répondre « Yes we can » dans la version en anglais… et « Yo ! wir schaffen das » dans la version allemande.
[3] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.

Photo : copie partielle d'écran Phoenix

07 décembre 2016

Ségolène Royal, de la « bravitude » à la « castritude »

« Les Cubains se sont inspirés de la Révolution française sans pour autant connaître la Terreur » : si elle avait été prononcée par Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères, cette déclaration aurait probablement été reçue dans l’indifférence habituelle. On y aurait vu un de ces hommages forcés qu’il est usuel de prononcer aux funérailles des grands de ce monde, en l'occurrence celles de Fidel Castro. Au pire, un effet du décalage horaire.

Pour Ségolène Royal, au contraire, aucune mansuétude, tout de suite un soupçon de turpitude, si ce n’est de « cruchitude », comme elle dit elle-même, depuis ce jour funeste de janvier 2007 où,  frigorifiée au pied de la Grande muraille de Chine, elle déclara face aux caméras : « Comme le disent les Chinois : qui n’est pas venu sur la Grande muraille n’est pas un brave, et qui vient sur la Grande muraille conquiert la bravitude »[1].

Ce lapsus était né sous des auspices favorables : Ségolène Royal était alors candidate à l’élection présidentielle de 2007. Selon un sondage, elle était même en passe de la remporter avec 50,5 % des voix au second tour. Ses faits et gestes étaient donc observés avec attention. Pire : au lieu de se placer du côté des rieurs, son entourage a tenté d’expliquer sa « bravitude » comme un néologisme signifiant « plénitude d’un sentiment de bravoure ». Les moqueries ont évidemment redoublé, relayées par des réseaux sociaux en plein essor. L’avenir présidentiel de Ségolène Royal s’en est trouvé instantanément compromis.

Depuis lors, la « bravitude » poursuit la ministre de l’Environnement. C’est devenu une petite phrase en un seul mot : sous des dehors anodins, elle a incontestablement marqué les esprits. C’est même devenu un « snowclone » : le suffixe « tude » suffit à l’invoquer. On a parlé de ridiculitude, de ségolénitude… (et ce blog est intitulé Phrasitude). Les petites phrases se nourrissent de la répétition : chaque position contestée de Ségolène Royal lui vaut une réactivation de cette « bravitude » qui signifie implicitement quelque chose comme « Ségolène dit n’importe quoi ».  Sa déclaration du 3 décembre à Santiago de Cuba a relancé la mécanique. « Castritude » a titré Le Figaro en Une lundi dernier : d’un mot, tout était dit, le reste de l’éditorial était superflu. Depuis lors, le mot roule aux quatre coins de l’internet.

On compare souvent les petites phrases auto-dommageables au sparadrap du capitaine Haddock. Dans certains cas, c’est très au-dessous de la vérité.

Michel Le Séac’h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 85.

Photo : Ségolène Royal à la COP21, Flickr, domaine public