Dans une tribune du Monde, Cécile Alduy, professeur de littérature française à Stanford University, s’indigne d’une « stratégie de la petite phrase » employée par Emmanuel Macron(1). Deux jours plus tôt, son analyse avait alimenté un article de Simon Cardona, de Radio France(2). L’un et l’autre s’attachent à quatre expressions utilisées une fois chacune par le président de la République entre mai 2019 et juin 2024 : « guerre civile », « décivilisation », « immigrationniste », « droits-de-l'hommiste ».
Il est remarquable que Cécile Alduy considère ces mots ou ou ces locutions comme des « petites phrases ». Voici quelques années, dans Ce
qu’ils disent vraiment – Les politiques pris aux mots, elle tenait les petites
phrases pour une « écume » sans importance(3). Elle y voit désormais, une figure majeure, stratégique, du discours
politique.
« Les journalistes se tournent vers moi, analyste du
discours, pour élucider les intentions du président », écrit-elle. Mais « ce
qui compte, ce sont les effets et le fonctionnement de ses prises de paroles
sur le débat public ». Et, pour elle, l’effet exercé sur le débat public
par les mots du président « est limpide : banalisation révoltante de
la langue de l’extrême droite identitaire, mise en circulation d’une vision du
monde fondée sur la stigmatisation de l’étranger, confusion des clivages
politiques et destruction des digues morales dans le débat public. »
Biais de confirmation ?
Cependant, les quatre expressions commentées par Cécile
Alduy et Simon Cardona ne sont pas contradictoires entre elles : elles auraient
en commun d’appartenir à « la langue de l’extrême droite identitaire ».
Mais pourquoi, dans la masse énorme des déclarations présidentielles(4), ne retenir que ces quatre expressions, à l’exclusion
de tant d’autres (« non-vaccinés », « violences policières »,
« crime contre l’humanité », etc.) ? Inévitablement, on
soupçonne quelque biais de confirmation.
- Emmanuel Macron a prononcé ‑ une fois ‑ le mot « décivilisation » en mai 2023. « Contacté, l'Élysée dément très vite tout emprunt à l'écrivain, militant d'extrême droite et théoricien du "grand remplacement" Renaud Camus, auteur du livre Décivilisation paru en 2011 », rappelle Simon Cardona. Le concept et le mot sont présents depuis le 19e siècle chez de nombreux auteurs, entre autres Norbert Elias. Imaginer à travers un mot une filiation Camus-Macron serait ériger Camus en maître à penser et, ce qui est plus invraisemblable, voir Macron en disciple.
- Le mot « immigrationniste » est à peine plus significatif. Il décrit une prise de position vis-à-vis de l’immigration sans nécessairement y adhérer. « L’immigration reste "le" cheval de bataille de Marine Le Pen et sa marque de fabrique », écrivait Cécile Alduy en 2017 dans Ce qu’ils disent vraiment. Mais les sondages montrent aujourd’hui que l’immigration préoccupe au moins les deux tiers des Français : attacher le mot « immigrationniste » à Marine Le Pen serait attribuer à celle-ci plus de place dans les têtes que dans les urnes.
- L’expression « droits-de-l’hommistes » est plus marquée. « Ça, c'est vraiment le vocabulaire de l'extrême droite des années 90 », note Cécile Alduy, citée par Simon Cardona. Attacher cette locution du siècle dernier à une « vision du monde » propre au chef de l’État serait aventuré : il l’a utilisée une seule fois, en octobre 2019, et plus jamais depuis, alors qu’il parle souvent de droits de l’Homme. On pourrait en revanche s'interroger sur une propension du président à dire à son interlocuteur ce qu’il a envie d’entendre ; il s’adressait en l’occurrence à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles.
- Enfin, « guerre civile » n’appartient évidemment pas à l’extrême-droite. Éric Zemmour a utilisé la locution ? Oui, comme des centaines ou des milliers de responsables politiques depuis le De bello civili de Jules César. Le terrorisme « vise à créer un sentiment d'insécurité tel que les ferments de la guerre civile pourraient se retrouver réunis », s’inquiétait François Hollande en décembre 2015. « Si nous continuons comme ça, nous allons vers la guerre civile », prévenait Alain Juppé en septembre 2016. Nul n’y a entendu « la langue de l’extrême droite identitaire ».
Petite phrase : une qualification mal choisie
En tout état de cause, qualifier de « petite
phrase » la reprise d’une expression appartenant notoirement à autrui est
un contresens. Une petite phrase, telle que la définit constamment la pratique
médiatique, est la phrase d’un auteur. Si Emmanuel Macron reprend délibérément ce
qu’a dit quelqu’un d’autre, c’est une citation -- à moins qu’il ne
parvienne à se l’approprier d’une manière ou d’une autre (« Make our
planet great again »…). Une citation est une forme d’allégeance : le
président de la République ne peut citer que de grands auteurs !
Sémiologue et non politologue, Cécile Alduy se focalise sur le
sens des mots prononcés. Implicitement, le « débat public » est pour
elle un pur débat conceptuel. Or une petite phrase, avant d’exprimer
éventuellement une idée, a une valeur relationnelle : c’est un logos
où se rencontrent un ethos et un pathos, son sens découle de la
réputation de l’auteur et des passions du public. Loin d’être une « écume »,
elle participe à l’édification d’un leadership. La locution « petite
phrase » est mal définie, tâchons malgré tout de l’utiliser à bon escient.
Michel Le Séac'h
(1) Cécile Alduy, « A
force de prêter une attention médiatique démesurée à ceux qui parlent le plus
fort, la petite musique sibylline du RN passe sous les radars et
s’enracine », Le Monde, 28 juin 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/28/a-force-de-preter-une-attention-mediatique-demesuree-a-ceux-qui-parlent-le-plus-fort-la-petite-musique-sibylline-du-rn-passe-sous-les-radars-et-s-enracine_6245101_823448.html
(2) Simon Cardona, « "Guerre
civile", "décivilisation", "immigrationniste",
"droits-de-l'hommiste" : ces quatre fois où Emmanuel Macron a repris
le discours de l'extrême droite », 26 juin 2024, https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/guerre-civile-decivilisation-immigrationniste-droits-de-l-hommiste-ces-quatre-fois-ou-macron-a-repris-le-discours-de-l-extreme-droite_6625404.html
(3) Voir dans ce blog « Ce
qu’ils disent vraiment, de Cécile Alduy (et ce qu’elle n’écrit pas vraiment »,
13 novembre 2017, https://www.phrasitude.fr/2017/11/ce-quils-disent-vraiment-de-cecile.html
(4) Voir Michel Le Séac’h, Les
Petites phrases d’Emmanuel Macron – Ce qu’il dit, ce qu’on lui fait dire,
autoédition 2022, ISBN 9798411516807
Photo d’Emmanuel Macron : Présidence de Russie, licence CC BY 4.0
3 commentaires:
Bien dit et bien analysé ! Maintenant, pour ma part, je ne sais pas ce que signifie "Identitaire" dans extrême droite identitaire et je ne veux pas le savoir. Ce qualificatif ne fait que brouiller le sens du nom de ce parti, le seul qui est tout simplement de droite. Le mot "extrême" est une invention des autres partis, de gauche, ennemis pour dévaluer ce parti. Comme le quaificatif "populiste" présenté comme une critique du FN-RN par les partis de fonctionnaires méprisant le peuple qu'ils gouvernent malgré nous, soit tous les autres partis. C'est pourtant un compliment qui ne peut être qu'admis de tous puisqu'il est inscrit dans notre Constitution qui veut "le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple".
Sous cet angle, le RN est le seul parti digne de ce nom. Les autres ne savent que "faire barrage" ou "manifester contre" dans la rue. Sacré programme pour le peuple !
Merci pour ces observations. Je ne tente pas de définir le mot "identitaire" (pas plus que "extrême" ou "populiste"), je me contente de citer ce qu'écrit Mme Alduy. Il y aurait sûrement une étude sémiologique à effectuer à ce sujet, mais ce n'est pas mon domaine. Il me semble que, pour certains commentateurs, "extrême" n'est pas encore assez négatif pour qualifier la droite, "identitaire" servant alors à "surpéjorer" le rattachement.
Voilà ce que dit Google : "Parti identitaire : (Mouvement social européen) est un mouvement politique d'extrême droite français se revendiquant comme identitaire". Donc ce qualificatif n'est pas conçu par ses adversaires pour "superpéjorer" mais par le FN lui-même pour s'idebtifier (apparemment). Si un adversaire du RN veut salir son image en utilisant ce terme, il a tout faux.
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