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11 octobre 2025

L’ethos d’Emmanuel Macron : un chapelet de petites phrases

Au cœur de la crise politique actuelle réside, pour beaucoup de commentateurs, la personnalité du président de la République. L’image qu’en ont les Français s’est formée en grande partie dans les premières années de son premier mandat, via des expressions malheureuses probablement pas calculées – mais difficilement rattrapables. Le texte ci-dessous est extrait de Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique.

« Je ne crois pas Macron arrogant », assure Mona Ozouf en 2020. « Je crois qu'il est dans un autre monde, mais pas qu'il est délibérément méprisant et arrogant. Mais que ce soit interprété comme ça, je pense que c'est le malheur de son quinquennat, et c'est quand même dommage[i]. » Le mot « interprété » n’est pas neutre dans la bouche de Mona Ozouf, bretonnante de naissance : Emmanuel Macron ne parle pas vraiment la même langue que les Français, il est « dans un autre monde ». Le fond du problème est personnel et culturel. Pour l’historienne, il vient de « cette faculté que nous avons de tout ramener à des petites phrases »[ii]. Tout ramener à des petites phrases… C’est dire en deux mots l’importance de celles-ci.

Car dans ses petites phrases, les Français voient un portrait d’Emmanuel Macron. Notre cerveau suit aisément les pistes qu’on lui suggère. Daniel Kahneman illustre ainsi le phénomène : « Quand on pose la question "Sam est-il aimable ?", on évoque des idées sur le comportement de Sam qui ne sont pas les mêmes que celles qu’éveillerait la question "Sam est-il désagréable ?"[iii] » Il est tentant de remplacer Sam par Emmanuel. Les phrases du président acquièrent le sens que leur donne l’opinion. Celle-ci y cherche de quoi confirmer l’image qu’elle s’est faite de lui.

« Je traverse la rue, je vous trouve un emploi », réponse à un jeune chômeur qui visitait l’Élysée à l’occasion des Journées du patrimoine, est une phrase parfaitement anodine, en concurrence avec des centaines d’autres prononcées publiquement ce jour-là par le président de la République. Elle n’est pas vraiment « détachable », elle ne signifie pas grand chose hors de son contexte. Pourtant, elle est brevetée « petite phrase » par de nombreux médias (Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio, LCI…). Biais de confirmation : depuis que les « illettrées de Gad » ont donné le ton, beaucoup recherchent systématiquement des propos méprisants dans chacune de ses interventions. Ils sont repris des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter, qui ne s’appelle pas encore X.

 Emmanuel Macron en juin 2021, photo OTAN via Flickr, licence CC BY-NC-ND 2.0

Les optimistes pourraient y voir de la sollicitude. La plupart des Français y voient un manque d’empathie, si ce n’est du mépris. La presse s’aligne : Emmanuel Macron s’exprime par petites phrases. La formule « encore une petite phrase » se multiplie à son sujet (« encore une petite phrase qui risque de créer des remous », « encore une petite phrase qui agite les réseaux sociaux », etc.) : un effet boule de neige est à l’œuvre. Les remarques du genre « Emmanuel Macron remet une pièce dans la machine »[iv] ne sont pas rares non plus.

« J'ai sans doute laissé paraître quelque chose que je ne suis pas et que les gens ont fini par détester », s’inquiète le président de la République le 14 juillet 2020. Ce « fini » est venu assez vite, en fait. « Emmanuel Macron enfile les petites phrases polémiques comme des perles », remarque L’Express dès le début de l’été 2015[v]. « Durant ses deux années à ce poste, il a multiplié les petites phrases et provocations », commente La Croix quand il quitte le ministère de l’Économie fin août 2016[vi].

Occasions manquées

Lui-même ne peut ignorer l’effet de ses déclarations. Mais il le reproche d’abord à ceux qui les entendent. Le 29 janvier 2016, il aborde explicitement le sujet lors de ses vœux à la presse. « Les petites phrases, c’est parfois l’univers dans lequel nous vivons les uns et les autres », dit-il[vii]. Surtout les autres : « Je crois que la seule façon d'en sortir, c'est de remettre les choses dans leur contexte, dans leurs intentions, d'éviter finalement qu'on ne préfère collectivement la comédie humaine à l'explication du cours du monde. Pour ma part, j'ai choisi mon camp. »

Puisqu’il montre des dispositions pour les petites phrases, Emmanuel Macron pourrait tenter d’en faire un atout, une marque de fabrique. Jules César, Henri IV, Gambetta, Clemenceau, Churchill, de Gaulle y ont excellé. Lui qui cite volontiers Kennedy, il pourrait se souvenir du conseil donné au président américain par sa secrétaire : « un grand homme est fait d’une seule phrase »[viii]. Mais il ignore ce potentiel. Et la mécanique s’enclenche dans le mauvais sens : ses petites phrases fonctionnent comme un « poison lent », estime Frédéric Dabi, directeur de l’IFOP[ix]. « Emmanuel Macron a aussi construit son image auprès des Français par son parler vrai », relève Gabriel Attal, futur Premier ministre[x] : ce n’est que trop « vrai » ! Son entourage ne l’aide pas. Sa conseillère en communication, Sibeth Ndiaye, se dit exaspérée par ses petites phrases[xi]. Pourtant, elle en rajoute : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle.

L’origine du problème semble évidente : ses proches et lui-même manquent de métier politique. Il n’a pas fait ses classes électorales. Bernard Poignant analyse ainsi le cas des « illettrées » de Gad à la lumière de ses quarante ans d’expérience comme député du Finistère, maire de Quimper et proche de François Hollande : « Erreur de jeunesse, si je puis dire. Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : "dans cette entreprise que j’ai visitée, il y a des gens qui sont attachés à leur travail, qui le font avec un grand professionnalisme, mais il y en a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci-cela". Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi[xii] ! »

De bric et de broc

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou, cette fois à propos de « Je traverse la rue » : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? "Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends – et à un conseiller : "Prenez note" –, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce qu’il y a du travail". » À défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous ; la petite phrase, elle, les exacerbe.

« Il lui manquait sans doute, au début de son mandat, cette connaissance des Français et de ce territoire si complexe qu’est "l’archipel français" », confirme le journaliste suisse Richard Werly[xiii]. Sa discipline de parole laisse aussi à désirer. « S’ils veulent un responsable, il est devant vous », lance-t-il en 2018 devant les parlementaires LREM. « Qu’ils viennent me chercher ! »[xiv]. Une formule « inutilement western », regrette François Bayrou.

Faute d’antériorité et de recul, l’image politique d’Emmanuel Macron se construit autour des éléments disponibles, des déclarations prononcées par lui et interprétées par d’autres, qui deviennent petites phrases. Elles font office de cours de rattrapage pour une opinion publique découvrant un nouveau leader. Et elles forment comme un test de Rorsach collectif. Au cours de son premier mandat, à de rares exceptions près (« Make our planet great again »…), ce qui est répété et donc retenu, ce ne sont pas des proclamations explicites et saillantes mais des formules décousues, disparates, puisées dirait-on au petit bonheur la chance dans des discours qui parlent d’autre chose. Un amas probablement indéchiffrable vu d’ailleurs mais d’où émerge, pour beaucoup de Français, le portrait d’un homme qui manque d’empathie.


[i] Voir Thomas Monnier, « Emmanuel Macron, un président déconnecté ? », Gala, 7 février 2020. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/video-emmanuel-macron-un-president-deconnecte-il-est-dans-un-autre-monde_442824.
[ii] Idem.
[iii] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012, p. 102.
[iv] Voir par exemple L’Opinion, 3 septembre 2017, L’Express, 6 octobre 2017, Le JDD, 25 janvier 2019, Le Figaro, 19 mai 2020.
[v] Voir https://www.lexpress.fr/economie/emmanuel-macron-enfile-les-petites-phrases-polemiques-comme-des-perles_1697350.html.
[vi] « Emmanuel Macron, l’art des déclarations polémiques », La Croix, 30 août 2016, https://www.la-croix.com/France/Politique/Emmanuel-Macron-lart-declarations-polemiques-2016-08-30-1200785502.
[vii] « Emmanuel Macron dit vouloir remplacer "les petites phrases" par de "l’explication" », Franceinfo, 29 janvier 2016. Franceinfo.
[viii] Daniel Pink, Drive ‑ The Surprising Truth About What Motivates Us, Boston, Harvard University Press, 2009. Édition française : La Vérité sur ce qui nous motive, Paris, Leduc.s, 2011.
[ix] Frédéric Dabi, « Emmanuel Macron peut-il perdre la prochaine élection présidentielle ? », Commentaire n° 173, 2021/1, p. 51-56.
[x] Marie-Estelle Pech et Mathilde Siraud, entretien avec Gabriel Attal, Le Figaro, 11 novembre 2018.
[xi] Saveria Rojek, Résurrection: Les coulisses d'une reconquête, Stock, 2022.
[xii] Thomas Raguet, Petites phrases, grandes conséquences ‑ La Gauche contre le peuple, documentaire diffusé par La Chaîne parlementaire (LCP) le 15 février 2021, https://www.youtube.com/watch?v=5Je384Nu55w
[xiii] Marie-Laetitia Bonavita, entretien avec Richard Werly, Le Figaro, 4 septembre 2020.
[xiv] Voir par exemple « "Qu’ils viennent me chercher" : la "provoc" de Macron », L’Express, 25 juillet 2018, https://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-qu-ils-viennent-me-chercher-de-macron-moque_2027544.html.

 Michel Le Séac’h