Dans le domaine politique, l’adjectif le plus souvent accolé à la locution « petite phrase » est « assassine ». « Des petites phrases assassines ! Le mot est fort : un assassinat est un « meurtre commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal), un crime particulièrement grave. L’expression "petite phrase assassine" est révélatrice : c’est bien la petite phrase qu’on incrimine avant même son auteur ! Une métaphore n’est jamais innocente[i]. »
La « petite phrase assassine » va parfois de pair
avec une autre expression devenue courante : « tuer le père ».
On a beaucoup lu ou entendu celle-ci ces derniers temps. En particulier à
propos d’Édouard Philippe et de Gabriel Attal. Les deux anciens Premiers
ministres doivent beaucoup au président de la République et lui gardent
apparemment quelque rancune. Mais leur style diffère.
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| L'assassinat de Jules César, par Vincenzo Camuccini |
Entretemps, Gabriel Attal s’exprime aussi : « Comme beaucoup de Français, je ne comprends
plus les décisions du Président », assure-t-il au 20 heures de TF1 avec plus de concision
mais pas moins d’écho.
Tuer le père est presque la norme
Ainsi que le dit Lucas
Jakubowicz, dans
Décideurs Magazine[ii],
ces attaques « s’inscrivent dans la tradition de la Ve
République où les dauphins ont pour habitude de "tuer le père" ».
En effet, l’exemple vient de loin et de haut. Le 17 janvier
1969, lors d’un voyage à Rome, Georges Pompidou déclare : « Je serai candidat à une
élection à la présidence de la République quand il y en aura une, mais je ne
suis pas pressé ». L’échéance normale de la présidentielle se situe en
1972, mais le général de Gaulle vient de décider un référendum dont l’échec entraînera
sa démission. « Les
dés étaient jetés ! » s’indigne dans Le Monde un
gaulliste de gauche[iii].
« À qui fera-t-on
croire que le " discours de Rome " servait à annoncer une candidature
" Objectif 72 " ? Un référendum étant prévu dans les six mois, la
petite phrase prenait un autre poids. » Pour beaucoup d’observateurs,
en effet, la déclaration pompidolienne, apparemment anodine, invitait les
électeurs à pousser
le général hors de l’Élysée à l’occasion du référendum. « La petite phrase
crée des remous considérables », constate Raymond Tournoux[iv].
Plusieurs
autres cas illustrent aussi l’usage des petites phrases en vue de « tuer
le père », par exemple :
- À l’approche de la
présidentielle de 1995, Lionel Jospin, qui espère succéder à François
Mitterrand, revendique un « droit d’inventaire ». Il n’hésite
pas à frapper fort[v] :
« Il est rude de découvrir [que François Mitterrand] fut dans sa
jeunesse non pas seulement barrésien en littérature, comme je le croyais,
mais aussi Croix-de-Feu en politique ; qu'il appartenait à la droite
catholique et nationaliste hostile au Front populaire ; qu'il est
resté pétainiste jusqu'en 1943, avant d'être pleinement résistant.
[…] Ce que je ne peux comprendre, c'est le maintien, jusque dans les
années 80, de liens avec des personnages comme Bousquet, l'organisateur
des grandes rafles des juifs. »
- En 2016, Benoît Hamon et Emmanuel
Macron, anciens ministres de François Hollande tous deux candidats à sa succession,
s’en prennent à lui. Le premier expressément : « François Hollande […] n'est pas le bon candidat car
dans beaucoup de domaines, l'économie, le social, il n'a même pas essayé
une politique de gauche »[vi]
Le second implicitement : « Je ne crois pas au président normal,
les Français n’attendent pas ça »[vii].
- En 2016, lors de la « primaire
de la droite », François Fillon demande : « Qui imagine un
seul instant le général de Gaulle mis en examen ? Sans prononcer son
nom, il vise clairement Nicolas Sarkozy, dont il a été le Premier ministre
et qui vient effectivement d’être mis en examen.
Querelles de famille
« Tuer le père, oui, mais avec des gants blancs »,
estime
Patrick Cohen sur France Inter[viii].
« Ça n'avait jamais existé, vous pouvez faire défiler tous les autres
Brutus de notre histoire politique, Sarkozy contre Chirac, Chirac contre
Giscard, Pompidou contre de Gaulle et même Macron contre Hollande, vous n'en
trouverez aucun qui ait dit publiquement et en substance "ôte-toi de là
que je m'y mette". » Célestine
Gentilhomme, dans Le Figaro, y voit pareillement « un immense
tabou »[ix]. Ce n’est
pas tout à fait vrai, mais ce qui est vrai en revanche, c’est qu’une petite
phrase n’a pas à être explicite : son logos concis contient un
message implicite déchiffrable par l’auditeur – et en l’occurrence par l’électeur.
Cette connivence entre émetteur et récepteur ne le rend que plus puissant.
Car ces petites phrases-là ne s’adressent pas tant à l’adversaire
qu’aux gens de son propre camp. Elles visent à s’imposer comme successeur légitime d’un
leader finissant. Comme le nouveau mâle dominant de son propre camp, en quelque
sorte (Les exemples féminins manquent à ce jour dans la politique française au
niveau présidentiel, mais on se souvient que lors de la primaire écologiste de
2021, Sandrine
Rousseau a efficacement attaqué son chef de file Yannick Jadot.)
Ingratitude de la jeunesse ? Une tentative de parricide
peut aussi apparaître, parfois, comme une réponse à des petites phrases humiliantes
(le « Je décide et il exécute » de Jacques Chirac à l’égard de
Nicolas Sarkozy, ou le « collaborateur » appliqué par Nicolas Sarkozy
à François Fillon). Le « Tu quoque mi fili ! » de Jules César
contenait peut-être une nuance de regret rétrospectif.
Michel Le Séac’h
Photo Paille, CC BY-SA 2.0, https://www.flickr.com/photos/paille-fr/8557300803
[i] Michel Le Séac’h, Petites phrases, des microrhétoriques dans la communication politique, BoD, 2025, p. 88.
[ii] Lucas Jakubowicz, « "Tuer le père", le grand classique de la vie politique », Décideurs Magazine, 21 octobre 2025, https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/62617-tuer-le-pere-le-grand-classique-de-la-vie-politique.html
[iii] Nicolas Martin, « Le roi
est mort. Vive le roi ? », Le Monde, 16 mai 1969. On note le
titre de l’article, qui n’évoque pas une simple péripétie électorale mais,
implicitement, un régicide commis par le moyen d’une petite phrase « assassine »,
et l’expression « les dés étaient jetés » qui rappellent l’« Alea
jacta est » de Jules César.
[iv] Raymond Tournoux, Le Tourment
et la fatalité, Plon, 1974.16 mai 1969
[v] Le
Point, 10 septembre 1994, reproduit par Vie publique, https://www.vie-publique.fr/discours/217197-lionel-jospin-10091994-francois-mitterrand-presidentielle-1995?utm_source=chatgpt.com
[vi] L’Indépendant, 19 août
2016.
[vii] Challenges, 16 octobre
2016.
[viii]
Patrick Cohen, « Le mirage d’une présidentielle anticipée », France Inter,
8 octobre 2025, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-politique/l-edito-politique-du-mercredi-08-octobre-2025-8380920
[ix]
Célestine Gentilhomme, « Tuer le père, ce pari risqué qui hante encore les
politiques », Le Figaro, 3 novembre 2025, https://www.lefigaro.fr/politique/emmanuel-macron-lache-par-les-siens-tuer-le-pere-ce-pari-risque-qui-hante-encore-les-politiques-20251102

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