Une petite phrase agit à sa guise. Dans la définition qu’en
donne l’Académie française (« une formule concise qui, sous des dehors
anodins, vise à marquer les esprits »), le sujet du verbe est la
petite phrase elle-même et non son auteur. L’orateur propose, le public
dispose. Claude Bartolone en a fait l’expérience ce mois-ci :
Acte I ‑ Entre les deux
tours des élections régionales,
L’Obs publie
un
entretien entre Julien Martin et le président de l’Assemblée nationale.
«Avec
un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche
qu'elle défend en creux », dit-il à propos de son adversaire, Valérie
Pécresse (Les Républicains). La formule serait peut-être passée inaperçue dans
un article globalement très virulent si
L’Obs n’en avait fait le titre de
son article :
« Bartolone : "Pécresse défend Versailles,
Neuilly et la race blanche ». Ce titre est largement cité par les
médias et sur le web.
Acte II – Les partisans de
Valérie Pécresse s’indignent. Elle-même annonce le dépôt d’une plainte pour
injure aggravée. « Race blanche : Pécresse va porter plainte
contre Bartolone », titrent plusieurs journaux, reprenant un article
de l’AFP. L’auteur de la formule n’en a cure : « Bartolone maintient ses propos sur la "race
blanche" visant Pécresse », titre à nouveau une partie de
la presse, toujours à la suite d’un article de l’AFP.
Acte III – Claude
Bartolone, qu’on donnait gagnant presque à coup sûr un mois plus tôt, et en
situation très favorable à l’issue du premier tour des élections régionales,
est battu au second tour. Plusieurs commentateurs attribuent sa défaite à sa
formule polémique. Lui-même admet devant les députés socialistes avoir commis un faux-pas ‑ concession qui donne lieu encore une fois à
un titre de l’AFP : « "Race blanche" : Bartolone concède devant les députés PS une formule "pas forcément calibrée" ».
Un cas d’école de petitephraséification
Pour qu’une petite phrase s’installe, son contenu, son
contexte et la culture de son public doivent être alignés.
Ici, le contenu initial n’était pas forcément idéal. La notion de
« défense en creux » n’est pas totalement claire. Mais très souvent
les petites phrases connaissent un processus de simplification spontané.
Amorcé en l’occurrence dès le titre de L’Obs (avec l’aval de Claude
Bartolone, peut-on imaginer).
Au vu des titres reproduits plus haut, on constate que, très
vite, la formule propagée tend même à se resserrer sur la seule locution « race
blanche ». (De la même manière, la célèbre sortie de Jean-Marie Le Pen
sur les chambres à gaz est souvent réduite au mot « détail ».)
Valérie Pécresse, Versailles et Neuilly deviennent implicites. Ce n’est pas
surprenant : les noms propres ne sont pas propices à la naissance d’une
petite phrase, sauf rares exceptions (« Quousque tandem,
Catilina… »). Et si un nom reste attaché à la petite phrase,
désormais, c’est plutôt celui de Bartolone.
Le
contexte, était favorable puisque le quatrième
personnage de l’État par ordre de préséance s’exprimait dans un organe de presse influent sur un thème d’actualité au beau milieu d’une campagne électorale. De plus, le thème de la
« race blanche » était
dans l’air du temps : on n’a pas oublié la polémique déclenchée au mois
d’octobre par une déclaration de Nadine Morano (
« la
France est un pays de race blanche »). Conséquence : les
retombées médiatiques ont aussitôt été abondantes, ainsi que les retombées des
retombées. L’effet de répétition indispensable à la pérennisation d’une petite
phrase s’est trouvé assuré en quelques jours.
Quant à la culture du public, Claude Bartolone
n’avait évidemment pas choisi ses mots par hasard. Versailles parle aux
nostalgiques de la Commune, Neuilly aux adversaires de Nicolas Sarkozy, et le
mot « race » est l’un des plus honnis de notre temps. « Je
demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot
“race” de notre Constitution » avait même promis François Hollande en
2012. Dire qu’un adversaire « défend la race blanche », même « en
creux », est compris par les politiques et par la presse comme une
attaque extrêmement vive. Et cela aussi bien à droite qu’à gauche ‑ d’où la
plainte annoncée par Valérie Pécresse.
Une élection perdue sur une petite phrase ?
Pourtant, il faut bien se demander si la culture des
politiques est vraiment raccord avec celle de l’électorat. Se pourrait-il
qu’une partie des électeurs aient compris la petite phrase de Claude Bartolone
au premier degré et se soient reconnus dans cette « race blanche »
défendue par Valérie Pécresse ? L’hypothèse mériterait plus ample
exploration, mais on note que l’île
de France est la seule région de France – avec la Corse, dans une bien moindre
proportion ‑ où le Front national ait perdu des voix entre les deux
tours. Déjà, l’affaire Morano avait montré que les réactions des électeurs
pouvaient différer de celles des politiques, unanimes dans leur condamnation. À
ce jour, Nadine Morano, simple députée européenne, compte 149.678 abonnés sur
Twitter, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, 80.558.
Mais l’intention de Claude Bartolone relevait bien sûr du second
degré. Un second degré en abyme, une dénonciation d’un message délivré
« en
creux » par Valérie Pécresse, ou même, selon de nombreux commentateurs,
un
« appel au vote ethnique » (un
« dégoûtant
appel » écrivait
même Élisabeth Levy sur Causeur) : le candidat socialiste
aurait cherché à rallier un électorat « issu de l’immigration ». Une
petite phrase contient souvent un second degré (comme dans le cheval de Troie,
l’essentiel est à l’intérieur), mais celui-ci ne fonctionne que si l’auteur et
le public partagent une même culture. Claude Bartolone est-il sur la même
longueur d’onde que l’électorat « ethnique » ? On peut en
douter.
Toujours est-il que Valérie Pécresse a été élue. Et selon
certains, la petite phrase destinée à la disqualifier a contribué à la défaite
de son adversaire.
« Je pense que monsieur Bartolone a peut-être perdu
sur cette injure-là » a déclaré François Bayrou sur BFM-TV.
« Cette
petite phrase malheureuse lui a probablement coûté son élection », a
estimé Pascal Bruckner,
interrogé
par Alexandre Devecchio pour Le Figaro. Au P.S. même,
certains ont dénoncé une formule
« extrêmement malheureuse »,
comme
Julien Dray, voir
« totalement absurde »,
comme
Jean-Marie Le Guen.
On a déjà dit de certaines petites phrases (« Vous
n’avez pas le monopole du cœur »,
« Yes we can »…)
qu’elles avaient remporté des élections. On voit qu'elles peuvent en perdre aussi.
Michel Le Séac'h
Photo École Polytechnique Université de Paris-Saclay, 15 octobre 2015, sur Flickr.