Ce livre « vise à préciser les contours de [la liberté d’expression] en France, à clarifier et discuter les principes selon lesquels il revient aux magistrats de juger les mots », annonce la 4eme de couverture. Or son auteur n’est pas juriste mais linguiste, maîtresse de conférence à la faculté des lettres de Sorbonne Université ; en effet, les juges « ont pour tâche d’analyser les mots litigieux et de trancher sur leur interprétation, même lorsqu’elle est ambiguë » (p. 37).
L'exposé d'Anna Arzoumanov traite clairement de l’identification des discours de haine (qui est attaqué ?), de la caractérisation des énoncés (qu’est-ce qui est dit ?) et de leur interprétation au regard du contexte (qu’est-ce qui est compris ?). Il s’efforce de définir ce qui sépare les mots admissibles des mots litigieux. Ainsi, « les discours les plus sanctionnés renferment des mots qui renvoient à des personnes (les Français, les Juifs), là où ceux qui dénoncent des entités abstraites (la France, le catholicisme) le sont peu » (p. 45).
Michel Houellebecq peut ainsi qualifier l’islam de « religion
la plus con » parce que « le terme islam ne peut référer à la
communauté qui pratique cette religion » (p. 46) ; « l’outrage
au dogme n’est pas l’injure aux personnes à raison de leur religion et le délit
d’outrage à la morale religieuse n’existe pas », a posé la Cour de
cassation en 2006.
De même, Christine Boutin a été condamnée pour s’en être
prise à l’homosexualité car, pour ses juges, il y avait « référence, par
le biais d’un nom abstrait, à une communauté ». Est-ce que, par ailleurs, « les
Français de souche" constituent une catégorie raciale et seraient à ce
titre protégeables en tant que groupe homogène ? » demande encore l’auteure.
« Plusieurs juridictions ont eu à répondre à cette question dont la
réponse dépend largement de la vision du monde de celui qui la donne »,
reconnaît-elle une fois encore. « Ces exemples d’interprétations
contradictoires montrent à quel point le critère de l’extension peut être
complexe à appliquer dès lors que le locuteur fait usage de mots qui ciblent
localement des sous-ensembles tout en s’appuyant sur une vision du monde
opposant des communautés entre elles dans leur totalité. » Autrement dit,
la loi ne fournit pas de critère objectif pour distinguer « l’extension
référentielle » et l’usage des mots, et il revient au juge de qualifier ce
qui relève de la subjectivité du locuteur.
Juge-t-on des mots ou des sous-entendus ?
Par ailleurs, un mot peut vouloir dire autre chose que
lui-même, « le contexte lexical peut en modifier le fonctionnement
référentiel » (p. 54), en particulier dans le cas des métonymies et des
métaphores. Le mot « police » désigne-t-il une institution ou ses
agents présents ? Les juges n’ont « pas eu le choix » assure
Anna Arzoumanov : ils ont dû condamner les chanteurs de NTM pour l’expression
« je nique la police » (p. 55). Dans un autre cas, un locuteur condamné
en première instance a été relaxé en appel « au regard du sens des mots en
langue, en s’appuyant sur des articles de dictionnaires ». Que demande le
peuple ? Le dictionnaire n’est-il pas la loi du mot ? Pas du tout, souligne
l’auteure ‑et d’ailleurs, dans le même cas, la Cour de cassation a finalement
considéré qu’il y avait matière à condamnation malgré les dictionnaires.
Enfin, il appartient aux juges d’apprécier les mots à la
lumière d’un contexte social ou sociétal. Par exemple, dans une décision concernant
le chanteur Orelsan, dont les chansons ont été « comprises au regard d’un "contexte
ambiant" » établi suivant plusieurs critères : « la
personnalité du chanteur déterminée à partir de certaines prises de parole
publique, la réception effective de ses chansons à partir de l’évaluation des
spécificités de son public, un contexte sociétal de domination violente des
hommes sur les femmes » (p. 150). La relaxe est prononcée en appel parce
que « la médiocrité des personnages que jouerait Orelsan serait la marque
qu’il prend de la distance par rapport à eux » : les personnages d’Orelsan
sont médiocres, donc ils ne sont pas lui… Peut-on encore parler, alors, de « juger
les mots » ? « Il est difficile de ne pas y lire une influence
de la popularité grandissante du chanteur au moment de cet arrêt, en 2016 »,
ne peut que constater Anna Arzoumanov (p. 151)
Celle-ci conclut son livre en affirmant qu’« il est
essentiel de saluer le travail des magistrats, qui exige non seulement une
expertise technique pointue, mais aussi un engagement constant en faveur de la
liberté d’expression, une adaptation permanente aux transformations sociétales
et aux nouvelles questions qu’elles font émerger » (p. 160). Cette
conclusion sur « les magistrats » ne laisse pas d’étonner.
En effet, tout au long du livre, Anna Arzoumanov multiplie
les signaux montrant que la subjectivité du juge interfère avec le droit de la
presse. Les cas qu’elle rapporte montrent en particulier que d’un juge à l’autre,
les mêmes mots peuvent prendre des sens différents. Comme le sabre de Monsieur
Prudhomme, on peut s’en servir « pour défendre nos institutions et au
besoin pour les combattre »... Ce n’est pas « le » juge qui juge
mais un magistrat en chair et en os -- et en opinions. L’auteure en convient même
assez expressément à plusieurs reprises :
-
« Observer ce que [les juges] retiennent
comme diffamatoire apparaît comme un bon observatoire de l’évolution générale
des mœurs et des normes comportementales ou plus exactement de la
représentation que les juges s’en font » (p. 94).
-
« Ces décisions contradictoires selon les
juridictions montrent bien que l’évaluation d’une morale communément partagée
reste fortement tributaire des croyances de ceux qui jugent, malgré l’objectivité
idéale à laquelle doit tendre le juge » (p. 97).
-
« Entrer dans la fabrique du jugement
juridique des mots montre l’inévitable intervention de biais idéologiques,
théoriques ou cognitifs »(p. 157).
-
« Il est manifeste que les critères que les
juges mobilisent témoignent parfois de leurs sensibilités particulières et de
leur univers de croyance » (p. 158).
Mais elle en tire une leçon surprenante : « Plutôt
que de nier cette influence qui met à mal l’égalité de traitement entre
justiciables, les professionnels ont tout à gagner à en tirer parti pour
affiner leurs outils et méthodes d’analyse » (p. 158), autrement dit
prendre un « recul critique par rapport à cette illusion d’objectivité et
d’impartialité du jugement ».
La légitimation de leur partialité satisfait sans doute les « professionnels »
mais n’est évidemment pas de nature à rassurer les justiciables saisis par un
sentiment d’insécurité juridique. Or aucune autre voie n’est esquissée :
il y a de quoi s’interroger sur la légitimité d’une législation qui laisse à
des individus faillibles, qui ne sont pas des lexicologues, le pouvoir de juger
non seulement des mots mais, à travers eux, des opinions, censément
sanctuarisées par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789.
Petites phrases au risque de l’assassinat
Les petites phrases politiques ne semblent pas tellement
concernées par le droit de la presse. N’est-ce pas étrange ? Beaucoup d’entre
elles s’en prennent directement à des personnes nettement désignées, en des
termes que leurs victimes considèrent volontiers comme injurieux. Cependant, la
jurisprudence tend à considérer que « le discours politique par exemple
peut parfois justifier des attaques personnelles de l’adversaire dès lors qu’elles
servent à qualifier ses opinions » (p. 117 ; on note au passage qu’une
fois de plus il est question des opinions, non des expressions).
En 2014, par exemple, Jacques Séguéla désigne Marine Le Pen
comme la « fille de ce nazi » et se trouve poursuivi pour injure. Le
tribunal de première instance concède que « le terme de « nazi »
peut constituer une injure », mais qu’il « n’est pas à prendre au
pied de la lettre et ne signifie pas membre du parti national-socialiste »
et qu’il ne viserait pas « à abaisser ou outrager la partie civile mais à
qualifier des opinions de la partie civile qui ont choqué le publicitaire »,
par ailleurs habitué aux « formules chocs ».
En 2023, une plainte vise l’humoriste Guillaume Meurice pour « provocation à la violence et
à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère
antisémite » : sur Radio France, il a décrit le Premier ministre
israélien Benjamin Netanyahou comme une « sorte de nazi sans
prépuce ». Le parquet de Nanterre classe la plainte sans suite car les
deux infractions n’apparaissent pas caractérisées. L’intéressé ne laisse pas
passer l’occasion : « Si je dis : Nétanyahou, c’est une sorte de nazi,
mais sans prépuce, c’est bon, le procureur l’a dit cette semaine. Allez-y,
faites-en des mugs, des tee-shirts, c’est ma première blague autorisée par la
loi française. »
Cette laxité pourrait cependant être à géométrie variable
selon les opinions des uns et des autres. Christine Tasin a été condamnée pour
provocation à la haine envers les musulmans en raison des expressions « Islam
assassin » et « Islam dehors » parues sur le site Riposte laïque.
« Islam » ne désigne-t-il pas une doctrine et non des personnes ?
Non, il y a « glissement métonymique allant de l’islam aux musulmans »
en raison des termes assassin et dehors qui « orienteraient
le discours vers une personnification ». Ne parlez plus de « petites
phrases assassines », cela pourrait prêter à conséquence !
Il faudrait aussi rappeler que le jugement des mots peut
emprunter les voies du droit civil. Jean-Marie Le Pen a été condamné à de
lourdes indemnités pour avoir dit « les chambres à gaz sont un détail »
en raison de la douleur ressentie par certains auditeurs de cette phrase
dépréciative, difficilement punissable au pénal. Autrement dit, quoi que dise un logos, il pourra être jugé
différemment en fonction de l’ethos du locuteur et du pathos des
auditeurs.
Michel Le Séac’h
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