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06 mars 2025

Quand Jean-Louis Debré nous faisait rire avec les politiques

Jean-Louis Debré (1944-2025), décédé mardi dernier, a laissé au sein d’une œuvre foisonnante quelques considérations sur les petites phrases et leur rapport avec l’humour. Car il n’a pas seulement été ministre, président de l’Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel : il a aussi publié une trentaine d’ouvrages – des essais politiques principalement, mais aussi plusieurs romans policiers. Observateur attentif de la parole publique, il est aussi l'auteur de Quand les politiques nous faisaient rire (Bouquins, 2021). Cet ouvrage distrayant est essentiellement un florilège d’anecdotes et de bons mots mettant en scène des élus du 20e et du 21e s., de Georges Clemenceau à Emmanuel Macron.

Témoin engagé, Jean-Louis Debré révère Chirac mais déteste à des degrés divers Giscard d’Estaing, Balladur et Sarkozy, au point qu’on pourrait aisément le prendre pour un homme de gauche. Il balaie cependant tout le spectre politique et surtout toutes les manières dont les politiques peuvent faire rire : autodérision, humour, langue de bois, lapsus, raillerie, etc. Il évoque au passage les « petites phrases » sans y voir une catégorie spécifique de la parole politique.

Pourtant, il leur attribue une vraie puissance : « la petite phrase bien ciselée, courte, facile à retenir, sarcastique sans être trop vulgaire, reprise par les médias, a un impact politique souvent plus fort qu’un long discours et peut devenir un slogan péjoratif bien difficile à faire oublier » (p. 33). L’idée qu’une petite phrase peut avoir « un impact politique souvent plus fort qu’un long discours » mériterait bien sûr d’être approfondie compte tenu de ce qu’elle implique non seulement pour la parole publique mais pour les relations entre politiques et citoyens et la nature du régime démocratique.

Petite phrase et humour : différents mais parfois concomitants

Cependant, Jean-Louis Debré ne pousse pas plus loin son analyse de la petite phrase et tend en fait à l’assimiler au trait d’humour, au bon mot ou à la petite blague. C’est d’autant plus surprenant qu’il a lu Bergson – du moins le laisse-t-il entendre par une citation : « l’autodérision est une preuve d’intelligence » (p. 15)(1). Le rire, selon Henri Bergson, obéit à trois conditions (2) : 

·         « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. »

·         « Le comique exige […], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. »

·         « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. […] Notre rire est toujours le rire d’un groupe. »

Une petite phrase répond à deux de ces conditions : elle est humaine et s’adresse à un groupe. En revanche, elle est incompatible avec l’« anesthésie momentanée du cœur » ). Elle ne s’adresse pas à l’intelligence. Elle, fonctionne en profondeur, au niveau du pathos, de l’émotion. Or, insiste Bergson, « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».

La petite phrase n’est pas une forme d’humour. Ce qui n’empêche pas qu’une petite phrase puisse être en même temps un trait d’esprit. Jean-Louis Debré en atteste implicitement quand il écrit : « En de nombreuses occasions, lors de visites, de discours, le Général cultivait son art des petites phrases aussi drôles qu’assassines » (p. 83). Drôles, elles l’étaient proprio motu et auraient pu l’être dans n’importe quelle bouche. Ce qui les rendait « assassines » et en faisait des petites phrases, c’est qu’elles émanaient du leader et invoquaient l’ethos du général.

Ce que confirme clairement Jean Cau dans une observation citée par Jean-Louis Debré : « À l’Élysée, l’humour du Général était royal […], il tombe de haut, ne souffre pas la réplique et assomme la victime" » (p. 78) (3). Autrement dit, c’était une manifestation de pouvoir (« royal ») et même de violence (« assomme la victime ») concomitante à un trait d’humour.

Ce qui reste en mémoire

Jean-Louis Debré revient sur les petites phrases du général de Gaulle dans un document de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) (4). Il rappelle que le fondateur de la Ve République, interrogé sur sa santé lors d’une conférence de presse, avait répondu : « Je vais bien mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ». « Et vous voyez, ajoute Jean-Louis Debré, on ne se souvient plus de la conférence de presse mais de ces petites phrases, et en trois mots, on déstabilise parce qu’une des fonctions de l'humour, c'est de déstabiliser le journaliste. D'ailleurs à l'époque on n'a retenu que ces petites phrases. » La formule gaullienne exerce ainsi une double fonction : dans l’immédiat, l’humour déstabilise le journaliste, à terme, la petite phrase reste dans les mémoires comme représentative de l’ethos du Général.

La campagne présidentielle de 1995  est aussi le théâtre de meurtres symboliques. « Chirac et Balladur ne se ménageaient pas et les petites phrases assassines pleuvaient de part et d’autre », écrit Jean-Louis Debré (p. 94). Il n’entre pas dans le champ de son livre de s’interroger sur les différences entre les programmes politiques des deux hommes. Elles étaient minces, pourtant, et l’on soupçonne qu’elles ont moins lourd dans les urnes que ces « petites phrases assassines ». Ce qui là aussi devrait inciter à s’interroger sur la nature du régime démocratique.

Jean-Louis Debré, réputé pour son heureux caractère, appréciait l’humour. « Ça rend plutôt sympathique, expliquait-il à l’INA, or la politique c'est d'apparaître aux électrices et aux électeurs sympathique. […] Quelqu'un qui vient à la télévision et qui commence à vous casser les pieds, on zappe. Quand on sait qu'on va sourire, quand on sait qu'on va passer un bon moment, eh bien on écoute. » Affirmation qui souligne une fois de plus la distinction entre humour et petite phrase : cette dernière ne rend pas forcément sympathique, et si l’humour, on l’écoute, la petite phrase, on s’en souvient.

Michel Le Séac’h

 

(1)      Un doute subsiste, car cette phrase paraît absente des œuvres de Bergson, et le néologisme « autodérision », rarissime à son époque, ne s’est répandu que dans le dernier quart du 20e siècle.

(2)      Henri Bergson, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 5e éd. 1989.

(3)      Jean Cau, préface de Les Mots du Général par Ernest Mignon, illustrations de Jacques Faizant, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1962.

(4)      L’INAttendu, présenté par Nathanaël de Rincquesen et Ludivine Lopez, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jean-louis-debre-humour-politique-ministre-de-l-interieur-conseil-constitutionnel-assemblee-nationale.