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06 juin 2021

Contre les petites phrases, Emmanuel Macron cultive les images

Emmanuel Macron en terrasse d’un café avec Jean Castex, Emmanuel Macron avec McFly et Carlito dans les jardins de l’Élysée, Emmanuel Macron au Rwanda et en Afrique du Sud pour parler génocide et vaccins, Emmanuel Macron à Saint-Cirq-Lapopie, Martel et Cahors pour serrer des mains… : depuis le 19 mai, quelque chose a changé dans la communication du président de la République. 

« Le chef de l’État fait le choix de la saturation médiatique », explique Arnaud Benedetti dans Le Figaro. Ce faisant, il « pousse le marketing politique à son point ultime », ajoute le professeur de Paris-Sorbonne. Cependant, il se peut que cette stratégie largement fondée sur l’image soit défensive plus encore qu’offensive.

Quand Emmanuel Macron parle, le risque est grand qu’une partie de l’opinion se focalise sur un extrait de ses propos, éventuellement arbitraire et marginal, à l’instar des « 66 millions de procureurs » en janvier dernier. Mais une petite phrase a besoin d’un peu de temps pour s’installer. Elle suit la courbe de diffusion de l’innovation proposée par Everett Rogers dans les années 1960 : innovateurs, premiers adoptants, majorité précoce, etc. 

L’orateur-innovateur imagine une formule, des leaders d’opinion la repèrent et la diffusent vers un public nombreux, et c’est alors qu’elle devient petite phrase… Le processus n’était sûrement pas bien différent quand Démosthène parlait sur l’Agora. L’internet l’a juste accéléré considérablement.

Un discours distancié et alambiqué avec soin

En donnant tous les jours ou presque quelque chose à montrer, Emmanuel Macron ne laisse pas le temps à chaque vague de se développer à partir de ses propos. Il propose chaque jour une actualité plus forte et plus visuelle qu’une petite phrase en développement. Sa parole n’a pas forcément changé. En comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie (« Il ne manque que la mer pour faire la Californie ») dans un entretien avec Zadig, il s’est montré fidèle à une certaine veine et a pris un vrai risque. Mais la vague, même californienne, a vite été recouverte par une autre.

En l’occurrence celle de la visite du 27 mai au mémorial de Gisozi, qui commémore le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. L’image était forte et le thème puissant. Ses discours à l’étranger sont souvent à risque pour Emmanuel Macron : au Danemark (les « Gaulois réfractaires »), en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »), en Grèce (« je ne céderai rien devant les fainéants ») , etc. Mais le discours de Kigali, un chef-d’œuvre de littérature diplomatique, ne laissait guère de place à l’invention d’une petite phrase. Ce qui concernait directement la France était soit de l’ordre de l’évidence (« la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda ») soit distancié et alambiqué avec soin (« les tueurs qui hantaient les marais, les collines et les églises n’avaient pas le visage de la France »). Emmanuel Macron a eu la sagesse de ne pas dévier du texte qu’on lui avait préparé.

Martel subliminal ?

L’image a donc pris le pas sur le texte – le président blanc à masque noir en compagnie du président noir à masque blanc. Puis, après les photos institutionnelles d’Afrique australe, plongée immédiate dans la France profonde à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), un village façon « force tranquille » de 1981, et à Cahors, avec un détour par Martel. Curieux détour, d’ailleurs : plus de 50 km à vol d’oiseau dans chaque sens alors que moins de 20 km séparent Saint-Cirq-Lapopie de Cahors. Serait-ce une main tendue subliminale aux lecteurs de Houellebecq ? Dans Soumission (près d’un million d’exemplaires vendus, tout de même), l’écrivain attribue la fondation du village à Charles Martel, qui y aurait vaincu les Arabes quelques années après la bataille de Poitiers.

Toujours est-il qu’à multiplier les images, Emmanuel Macron a pu échapper aux petites phrases. Y parviendra-t-il durablement sans lasser ni s’épuiser ?

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P.S. La gifle qui a visé le président à Tain-L'Hermitage, le 8 juin, ajoute une image remarquable aux précédentes !

Michel Le Séac’h

Graphique : Courbe d’adoption selon Everett Rogers par Jurgen Appelo, http://www.management30.com/, image Flickr, licence CC BY 2.0

21 mai 2021

« L’art d’être Français » : Onfray tacle Macron

La conférence de presse présidentielle du 25 avril 2019 clôture solennellement le Grand débat national engagé après les troubles des « Gilets jaunes ». Un débat voulu par Emmanuel Macron pour tourner la page d’une période troublée. Cette conférence de presse est donc destinée à être un temps fort de son mandat. Plusieurs journaux qualifient la mise en scène de « gaullienne ».

Le chef de l’État estime entre les lignes que le mouvement des Gilets jaunes est dû au moins en partie à ses petites phrases. « Il y a des phrases que je regrette », assure-t-il. Et il affiche sa volonté de changer : « Je crois que j'ai compris beaucoup de choses de la vie du pays. »

La première manifestation de cette volonté de changement est lexicale. De la conférence de presse, la presse retient avant tout une expression : « l’art d’être Français ». C’est clairement le but recherché : elle figure pas moins de quatre fois dans l’introduction d’Emmanuel Macron. Sibeth Ndiaye, qui s’occupe alors de sa communication, la répète sur France Inter le lendemain.

Un concept insaisissable

Comme le note alors Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là prolonge en fait l’expression « en même temps », familière à Emmanuel Macron. Ce que celui-ci confirme entre les lignes en expliquant :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

Selon toute apparence, « l’art d’être Français » était destiné à servir de devise au chef de l’État pour la suite de son mandat. Mais avec cette définition alambiquée et ambiguë, « l’art d’être Français » est mal parti. Les sarcasmes pleuvent. Le chef de l’État ne s’acharne pas. Il ne renonce pas totalement à l'expression, pourtant. En février 2020, à la veille du Salon international de l’agriculture[i], il salue une profession « qui participe à l’art d’être français » (on note cependant la disparition de la majuscule à « français », au moins sur le site d’En Marche).

La formule réapparaîtra-t-elle au cours de la prochaine campagne présidentielle ? C’est à peu près exclu désormais : Michel Onfray a publié hier un livre intitulé L’Art d’être français[ii]. Il y écrit ceci :

L'art d'être français fut une expression utilisée par un président de la République française qui, paradoxalement, fit aussi savoir en son temps, appelé à ne pas durer dans l'Histoire, qu'il y avait pas de culture française, seulement des cultures en France...

Tout « art d’être français » dans la bouche d’Emmanuel Macron deviendrait une publicité pour un philosophe absolument pas « Macron-compatible ». La cause est entendue.

Michel Le Séac'h


[i] Voir https://en-marche.fr/articles/actualites/agriculture-emmanuel-macron-1. 

[ii] Michel Onfray, L’Art d’être français, Paris, Bouquins, 2021.

07 mai 2021

« De l’Empire nous avons renoncé au pire… » : la rime Macron/Napoléon n’est pas très riche

« De l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur », a déclaré Emmanuel Macron le 5 mai, pour le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier.

Le président de la République savait que son discours à l’Institut de France serait scruté avec une extrême attention. Qu’on chercherait, pas forcément avec des intentions favorables, à y distinguer une petite phrase résumant l’ensemble.

Les petites phrases d’Emmanuel Macron se partagent entre trois catégories.

  • Les formules malheureuses, les gaffes en somme, qui lui ont construit une image déplorable (exemples : le « pognon dingue » ou les « Gaulois réfractaires »).
  • Les considérations politiques personnelles à l’emporte-pièce, comme des réflexions à haute voix (exemple : « le libéralisme est une valeur de gauche »).
  • Les phrases fabriquées pour être reprises par la presse afin de diffuser un message calibré, que le marketing politique appelle traditionnellement sound bites.

Chez la plupart des dirigeants politiques, un discours solennel est l’occasion d’un sound bite. Mais le président de la République n’a jamais paru à l’aise dans cet exercice. Lors de l’annonce de sa candidature, déjà, en novembre 2016, il était complètement passé à côté de l’occasion. C’était pourtant le moment ou jamais de commencer à se bâtir une stature présidentielle. N’y avait-il donc chez En Marche personne qui fût capable de lui expliquer le principe ?

Un soupçon de créativité

Faute de mieux, la presse avait surtout retenu cette phrase : « Je suis candidat à la présidence de la République ». Pas faux, mais c’était quand même le degré zéro de la communication politique. Nouvelle pour Emmanuel Macron, cette proclamation avait été entendue par les Français dans bien d’autres bouches.

Par la suite, hormis « Make our planet great again », les petites phrases des grandes occasions présidentielles n’ont jamais été très créatives. Emmanuel Macron a même fait dans le plagiat pur et simple avec « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour votre pays », pour ses vœux du 1er janvier 2018. Une formule presque directement empruntée au président Kennedy. « L’art d’être français », « quoi qu’il en coûte » ou « nous sommes en guerre » n’étaient pas non plus d’une grande originalité, sinon par leur présence multiple au sein d’un même discours.

Par contraste, « de l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur » semble le produit d’un effort d’imagination. Cette petite phrase bénéficie à la fois d’un doublement (l’Empire/l’Empereur) et de deux rimes internes (Empire/pire et Empereur/meilleur), deux dispositifs dont la puissance évocatrice est connue depuis l’Antiquité.

Une phrase trop retouchée ?

Ni sa prosodie ni sa métrique ne sont optimales, pourtant. On dirait qu’elle a été travaillée, discutée, soupesée et que cette moulinette critique l’a affaiblie. Une formule au présent, avec des verbes d’action, du genre « de l’Empereur nous gardons le meilleur, de l’Empire nous rejetons le pire », aurait eu plus de force. Quant au fond, elle ne signifie pas grand chose. Empire/pire tient plus du calembour que de la rime. Et qui peut se représenter en quoi consiste « embellir le meilleur de l’Empereur » ?

Pourtant, il ne fait aucun doute que ce passage était LA petite phrase du discours. On l’avait même annoncée à l’avance. Le Monde du 29 avril[1] la mettait dans la bouche d’un « proche de M. Macron » sous la forme : « Nous regardons Napoléon en face ; la République embellit le meilleur de l’Empereur et s’est séparée du pire de l’Empire » (la différence avec la phrase réellement prononcée permet de se faire une idée des débats préparatoires). Le Canard enchaîné avait repris cette formulation quelques heures avant le discours.

Le site de l’Élysée confirme le caractère central de la phrase. Il la cite dans une courte introduction au texte intégral du discours, et la commente ainsi : « avec cette commémoration, le Président regarde l'histoire en face ». On est bien dans la mécanique du sound bite à l’américaine[2] mais les communicants présidentiels n’ont pas l’efficacité des spin doctors d’outre-Atlantique.

Michel Le Séac’h

Illustration : statue équestre de Napoléon par Vital-Dubray, Rouen ; photo Frédéric Bisson via Flickr, licence CC BY 2.0


[1] Olivier Faye, « L’Elysée veut honorer Napoléon ‘’de manière équilibrée’’ », Le Monde, 29 avril 2021.

[2] Voir David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, 2019/édition Champs Flammarion, 2021, p. 167.

05 mars 2021

Derrière « Vous êtes gentils… », une grande violence

Avant les grands moyens, les petites phrases ? Emmanuel Macron a souvent été desservi par ses sorties non calculées. Mais il sait aussi calculer. Il l’a montré avec cette formule : « Vous êtes gentils, mais tant que vous avez des vaccins dans les frigos, je ne reconfinerai pas les gens ».

La phrase n’a pas été prononcée publiquement mais au cours d’un conseil de défense sanitaire mercredi 3 mars. Elle a été rapportée le lendemain par Elisa Bartholomey, de BFMTV. Une indiscrétion tout à fait délibérée et autorisée, très probablement.

Elle ne s’adresse pas au citoyen lambda mais à un public bien déterminé : le ministère de la Santé et l’hôpital public. Et ce n’est pas une considération générale : en utilisant le « vous », le président souligne qu’il parle en direct à un groupe. Le triptyque habituel des petites phrases, auteur-médias-public, est bien caractérisé.

La phrase est d’une grande violence. C’est « une façon de mettre la pression sur le gouvernement, sur le ministre de la Santé en particulier », a commenté Elisa Bartholomey. Mais la cible n’est pas un homme ou une institution. « Vous êtes gentils » s’adresse à des personnes. L’accusation implicite désigne les milieux de la santé publique : s’ils réclament un reconfinement, comprend-on, c’est parce que beaucoup d’agents hospitaliers refusent de se faire vacciner – d’où les « vaccins dans les frigos ». Pour s’épargner une contrainte, ils en imposent une plus dure au pays entier.

Cette violence au second degré reste pourtant maîtrisée. « Vous êtes gentils » est certes une antiphrase. Telle la réplique-culte américaine « nice shoes », elle n’annonce rien de bon. Pourtant, elle tempère l’expression par un peu de bonhomie. Un troisième degré encore plus menaçant pourrait se profiler par derrière. Il n’aura pas échappé au ministre de la Santé et à son directeur général. Une rumeur court à bas bruit depuis les débuts de l’épidémie de covid-19 : leur principal impératif aurait toujours été de protéger l’hôpital public. Il fallait contenir les infections avant tout parce que, techniquement et humainement, l’hôpital n’était pas en état de faire face. Ce qui revenait en somme à considérer la réduction de la mortalité comme un moyen et non une fin. Si au sortir de l’épidémie une opinion publique exaspérée par des mois de restrictions et de valses-hésitation réclame des têtes, on saura lui en désigner.

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d'écran BFMTV

16 février 2021

« Petites phrases, grandes conséquences » : François Hollande et Emmanuel Macron au crible de LCP

Après la droite (des citations de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy), la gauche : LCP est revenu lundi 15 février sur des petites phrases de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Ce deuxième volet est intitulé « La gauche contre le peuple ». « Si le protégé a trahi son mentor, tous deux ont en commun d’avoir été pris en défaut par leurs petites phrases, accusés de mépris envers les plus pauvres », estime d’emblée le documentaire de Thomas Raguet.

La phrase de François Hollande est assez inhabituelle en son genre puisqu’on ne l’a jamais entendue dans la bouche de son auteur supposé. On ne la connaît que par un témoignage de son ex, Valérie Trierweiler, auteure de Merci pour ce moment (Les Arènes, 2014). Un livre que le documentaire présente comme « trois cents pages de règlement de comptes privés ». Cette phrase n’est d’ailleurs qu’une simple formule[1] : « les sans-dents ».

Pourquoi l’avoir tenue pour représentative de la pensée de François Hollande ? Pour accomplir les promesses du titre du documentaire, peut-être. « Moi je n’ai jamais entendu Hollande parler comme ça », affirme cependant Bernard Poignant. Ancien député socialiste du Finistère, il est sûrement, parmi les témoins du documentaire, celui qui connaît le mieux l’ancien chef de l’État.

Quant à la puissance de cette formule, elle ne fait aucun doute. Elle est bien expliquée par le sémiologue[2] Denis Bertrand : « l’expression ‘sans-dents’ a la force des expressions figuratives, c’est-à-dire qu’elle donne à voir. Elle énonce un thème, la pauvreté, non pas avec un concept comme la misère mais avec une image. » Une image qu’on peut comprendre de différentes manières : « la connotation, dans le contexte de François Hollande, c’est une connotation compassionnelle, alors que changée de contexte, ça devient une connotation méprisante ».

Le choix du mépris

Mais qui décide de la connotation d’une petite phrase ? « Si les mots ont été prononcés en privé, l’expression dans sa bouche est crédible », estime Thomas Raguet. Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, va même plus loin : « si les leaders de gauche se mettent à parler comme ça, c’est peut-être pas par hasard ». Il évoque « une forme de mépris de classe », choisissant ainsi de confondre les deux « connotations » possibles de la phrase : la « connotation méprisante » appartiendrait directement à l’auteur de la petite phrase et pas seulement au public.

Centré sur les « sans-dents », le documentaire ne présente pas comme une petite phrase la citation a priori la plus fameuse de François Hollande : « mon ennemi, c’est la finance ». Il la considère comme un « programme ». Elle lui sert à contraster les intentions de la campagne présidentielle de 2012 et la formule propagée plus tard par Valérie Trierweiler. Il y aurait pourtant eu beaucoup à en dire, notamment pour sa déformation devenue presque systématique.

Car la déclaration exacte du candidat socialiste est : « Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. ». Pourtant, même des experts s’y trompent. « On verra ce qu'il restera de cette expression : ‘mon ennemi, c’est la finance’ », note Pascal Perrineau, tandis que Marilyse Lebranchu, ancienne ministre, évoque « la fameuse phrase ‘mon ennemi, c’est la finance ». La mutation de l’adversaire en ennemi, notamment, aurait pu révéler beaucoup sur la mécanique intrinsèque des petites phrases.

Nous sommes tous des illettrées

Emmanuel Macron était en principe conscient de la force des mots. « J'arrive tout auréolé d'une réputation qui m'est faite dans la presse », déclarait-il à l’Assemblée nationale le 27 août 2014, le lendemain de sa nomination au ministère de l’Économie. « Jugez-moi sur les actes et sur les paroles. » Pour ce qui est d’être jugé sur des paroles, il a été servi. « À coups de petites phrases, il dresse le portrait d’une certaine France un pays de gaulois réfractaires où les jeunes devraient avoir comme ambition de devenir milliardaires plutôt qu’être enclins à la fainéantise », résume le documentaire.

Lequel, pourtant, s’intéresse principalement à un mot (plutôt qu’à une phrase au sens grammatical) bien éloigné de ce tableau : « illettrées ». Reçu par Europe 1, Emmanuel Macron évoque le cas de Gad, un gros abattoir breton en faillite. Plus de deux mille salariés risquent de perdre leur emploi : « il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ? » Dans la bouche du technocrate qu’était encore Emmanuel Macron trois semaines plus tôt, c’est un constat (pas forcément exact, d’ailleurs) qui lui sert à illustrer les difficultés de sa tâche.

De la bouche du ministre, la formule est reçue tout différemment sur le terrain. « Moi j’ai ressenti comme un deuxième coup de bâton à un moment où on n’en avait pas besoin », déclare Olivier Le Bras, alors délégué syndical de Gad. Ses collègues sont sur la même ligne. Ils prennent la déclaration du ministre comme une offense personnelle : « il nous parle comme si on était des moins que rien », « il nous insulte presque », « des choses comme il a dit, ça ne se dit pas ». Ce sentiment se répand même au-delà du personnel de Gad. « Je suis d’ici », s’émeut Marylise Lebranchu. « Les deux pieds dans cette terre qui est très touchée par la crise de l’agro-alimentaire et de Gad en particulier. Le matin, j’entends cette phrase comme un coup énorme et pour moi un coup dans le dos. La phrase, elle est d’une violence inouïe. »

Là encore, c’est la collision entre ces deux « connotations » antagonistes qu’il aurait été intéressant d’analyser. Mais le documentaire préfère prendre la petite phrase dans un sens compatible avec son titre. « Il y a toute une vérité d’Emmanuel Macron qui se dit dans ses petites phrases », commente Pascal Perrineau d’un air entendu. « Je pense pas que ce soit volontaire, le fait qu’il sorte des petits trucs comme ça. Quoique… », soupèse avec plus de réserve une ancienne ouvrière de Gad, Joëlle Crenn.

Emmanuel Macron manque de métier

Quelques autres formules d’Emmanuel Macron (« la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « on dépense un pognon dingue ») sont convoquées au passage pour parfaire le tableau d’un président « contre le peuple » ‑ c’est-à-dire pour parler de lui et non des petites phrases. À moins justement que ça ne soit la même chose...

Mais c’est Bernard Poignant qui reformule le mieux le problème d’Emmanuel Macron. « Erreur de jeunesse, si je puis dire » estime-t-il à propos des « illettrées ». « Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : ‘dans cette entreprise que j’ai visitée il y a des gens qui sont attachés à leur travail qui le font avec un grand professionnalisme mais il y a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci cela’. Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi. »

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? ‘Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends – et à un conseiller : prenez note, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce que il y a du travail’. » Déprimante leçon : à défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous.

Débat

Le débat qui a suivi le documentaire s’est efforcé de quitter le terrain du commentaire politique pour revenir au sujet des petites phrases. Il associait Laurianne Rossi, députée LREM venue du P.S., Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof et Renaud Dély, éditorialiste à France Info. Ce dernier a contesté discrètement le choix des « sans-dents » pour caractériser François Hollande. « Mon ennemi c’est la finance » lui aurait paru plus représentatif. « C’est cet extrait qui va rester et le porte jusqu’à l’Élysée », estime-t-il. « C’est le marqueur qui va coller à François Hollande tout au long de son quinquennat… qui va en quelque sorte plomber le quinquennat, plutôt que les sans-dents qui est une phrase privée, une trahison personnelle. »

Bruno Cautrès a cherché à mieux qualifier la mécanique des petites phrases : « Ce que je trouve intéressant dans ces petites phrases, c’est leur côté performatif, comme disent les linguistes. La phrase fait exister les choses. » Il a aussi mis le doigt sur le sujet capital de l’intrication entre petite phrase et leader : « Mon hypothèse est que dans la crise des Gilets jaunes, le détonateur a été allumé en juillet quand Emmanuel Macron a dit : s’ils veulent un responsable qu’ils viennent me chercher. Comme aller chercher le roi à Versailles. »

Les deux parties du documentaire sont disponibles sur LCP jusqu’au 7 janvier 2023. Il sera intéressant de les revoir après l’élection présidentielle de 2022 !

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d’un écran LCP


[1] Au sens qu’Alice Krieg-Planque donne à ce mot ; voir « La notion de ‘’formule’’ en analyse du discours, Cadre théorique et méthodologique », Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. 2009.

[2] Ainsi le documentaire le présente-t-il. On n’entrera pas dans le distinguo entre « sémiologue » et « sémioticien », mais Denis Bertrand est professeur de sémiotique générale à l’Université Paris VIII.

26 janvier 2021

« 66 millions de procureurs » : saut quantique de la recherche de pointe à la petite phrase pour Emmanuel Macron

Rarement la presse française a été aussi unanime sur une qualification : « Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs » est une petite phrase.

Elle est extraite d’un discours de 38 minutes et plus de six mille mots prononcé à Saclay le 21 janvier 2021 par Emmanuel Macron. Son titre : « Présentation de la stratégie nationale sur les technologies quantiques ». Le lieu (275 laboratoires, 9 000 enseignants-chercheurs…), le sujet (des capacités de calcul presque infinies) et le budget (1,8 milliard d’euros) poussaient plutôt aux superlatifs. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué : « l’un des viviers mondiaux de la connaissance », « troisième place mondiale des nations les plus performantes », « formidable vitalité en termes de création de startups, d'excellence aussi », etc.

Or l’essentiel de ce qui a été retenu de ce discours tient en un nombre et deux mots : « 66 millions de procureurs ». 

Emmanuel Macron ne les a pas lancés tout à trac. Il évoquait les incertitudes d’une stratégie de recherche dans un domaine encore très mal connu. Voici le passage intégral :

Et puis cette stratégie assume aussi la part de risques et d’erreurs. Et je le dis parce que ce qui va avec la défiance française c’est aussi cette espèce de traque incessante de l’erreur. Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs. Ce n’est pas comme ça qu’on fait face aux crises ou qu’on avance. Et donc chacun fait des erreurs chaque jour. Celui qui ne fait pas d’erreur ou celle qui ne fait pas d’erreur c’est celui ou qui ne cherche pas, ou qui ne fait rien, ou qui mécaniquement fait la même chose que la veille.

Ce propos est-il légitime ou pas ? Peu de commentaires s’arrêtent à cette question. Pour la plupart, ils ne portent ni sur les technologies quantiques, ni sur la recherche en général : ils portent sur Emmanuel Macron lui-même.

Récidive intentionnelle ?

Typique est celui d’Émilie Aubry sur France Culture : « C’est l’histoire d’un déplacement présidentiel qui n’aurait dû donner lieu qu’à des commentaires autour des mesures importantes annoncées, un débat sur des faits : 1,8 milliard d’euros  pour installer la France sur le podium des nations à la pointe de la recherche quantique » ‑ puis très vite : « sauf qu’entre temps, l’une de ces petites phrases à la fois anecdotique et signifiante dont nos présidents semblent avoir le secret et dont nous autres médias nous emparons avec délectation a soudain tout emporté sur son passage ». S’ensuit, sans plus d’égards pour le quantique, une demi-heure de débats autour de la petite phrase.

« Le genre de petite phrase », ajoute Émilie Aubry « dont on se demande toujours après coup si elle a été pensée ou non pour susciter un débat, rappelant ‘les Amish’, le ‘pognon de dingue’ et autre ‘traverser la rue pour trouver un boulot’… ». Le même soupçon de récidive intentionnelle est exprimé par d’autres, comme Sophie Vincelot, dans Gala : « Après ses polémiques "pognon de dingue" et "Je traverse la rue et je vous trouve un emploi", Emmanuel Macron a semble-t-il de nouveau goûté aux petites phrases chocs ». Et aussi, côté politiques, par Marine Le Pen (« Il y a au moins une chose qui ne change pas, c’est la propension d’Emmanuel Macron à vilipender les Français à tout bout de champ ») ou Jean Rottner (« Emmanuel Macron est revenu à cette tendance des petites phrases »)

Cercle vicieux

Le chef de l’État semble enfermé dans un corner fatal. Chaque fois qu’il s’exprime, la presse et les milieux politiques, mus par une sorte de biais de confirmation, cherchent la petite phrase. De plus, cette petite phrase, quoi qu'elle raconte au premier degré, est habituellement considérée comme un message sur son auteur lui-même. Elle révèle qu’il a « un problème avec le peuple » (Éric Ciotti) ou « un grave problème avec la démocratie » (Adrien Quattenens), qu’il « n’est pas à la hauteur de sa responsabilité » (Yannick Jadot) ou qu’il est « pontifiant, méprisant » (Robert Ménard).

L’épisode confirme une fois de plus le rôle majeur des petites phrases dans la vie politique – un rôle difficile à analyser car il met en jeu l’émotion. Elles s’attachent aux leaders, pour le meilleur ou pour le pire. Et une fois que le mal est fait, les seules métaphores qui viennent à l’esprit sont celles du dentifrice sorti du tube ou de la mayonnaise tournée.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube en ligne sur le site de l’Élysée.

16 septembre 2020

Emmanuel Macron connaît mal les Amish, mais peut-être est-ce déjà trop

« Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine » déclare Emmanuel Macron le 14 septembre, à l’Élysée, devant un groupe de patrons de la French Tech, pour justifier le déploiement de la 5G. Gala, Le Parisien, le Huffington Post, Reporterre et d’autres y voient aussitôt une « petite phrase ».

Ferme Amish dans
l’Ohio, Licence Pixabay
 
Tactiquement, on voit bien l’utilité d’un Amish bashing. Au moment où les Verts et autres écologistes s'attirent des moqueries en rafale pour des propositions comme la suppression du Tour de France ou des sapins de Noël, une louche d’ironie supplémentaire est plus rapide et plus efficace qu’un argumentaire technologique en faveur de la 5G. Surtout devant un parterre de convaincus.

Pour Emmanuel Macron, il est a priori moins dangereux de s’en prendre aux Amish qu’aux « Gaulois réfractaires ». Les Amish suscitent aisément les moqueries avec leurs barbes, leurs salopettes et leurs chapeaux de paille. Pourtant, attirer l’attention de la presse sur cette petite église chrétienne d’Amérique du Nord n’est pas sans risque.

La référence exotique du président

D’abord, les Amish ne sont pas systématiquement rétrogrades. Chacune de leurs communautés peut décider d’adopter ou non une nouvelle technologie. Ses membres se réunissent pour déterminer si elle répond à une condition essentielle : être plus utile que nocive pour ses valeurs. Certaines technologies, l’électricité solaire, par exemple, passent le test plus aisément que d’autres. Vers l’âge de 16 ans, les jeunes Amish sont invités à prendre leurs distances lors de la période du rumspringa. Ils découvrent alors le monde extérieur. Ils choisissent ensuite de retourner, ou pas, dans leur communauté ; 80 à 90 % reviennent. La vie façon Amish doit avoir du bon[1].

Mais surtout, les Amish ne sont pas une référence familière pour une grande partie des Français. On les perçoit au mieux, de manière caricaturale, comme un phénomène exotique et suranné. En donnant l’impression de s’être penché sérieusement sur un « modèle Amish », fût-ce pour le rejeter, Emmanuel Macron se montre, comme avec le « Kamasutra de l’ensauvagement », en décalage avec son opinion publique. Ce qui ne lui a jamais réussi.

Michel Le Séac’h

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[1] Cal Newport, professeur d’informatique à l’université de Georgetown, présente les Amish comme un exemple de frugalité numérique dans Réussir (sa vie) grâce au minimalisme digital – Moins de technologie, plus de concentration, Paris, Alisio, 2020.

17 juillet 2020

Les petites phrases de Macron : sorties de leur contexte… ou entrées dedans ?

Interrogé par Gilles Bouleau et Léa Salamé, Emmanuel Macron s’est exprimé en direct devant les Français le 14 juillet. Questionné sur la « détestation » qu’il pouvait susciter, il a déclaré dès la troisième minute de ce long entretien :

le jeu des maladresses, parfois des phrases sorties de leur contexte d'autres fois, de l'opposition, de la vie politique a fait que cette détestation a pu être alimentée.

Derrière ces « phrases » du président de la République, certains ont même entendu spontanément « petites phrases », comme France 2, Le Figaro, Challenges ou Nice Matin. Elles font évidemment songer au « carré macronien » : « je traverse la rue », « les Gaulois réfractaires », « un pognon de dingue » et « des gens qui ne sont rien ».


Le thème de la petite phrase « sortie de son contexte » est un grand classique de la vie politique. Ce n’est pas une nouveauté pour Emmanuel Macron. En septembre 2017, peu après son élection donc, il déplorait devant des journalistes : « J'ai fait un discours important à Athènes, vous avez choisi une phrase sortie de son contexte » (en l’occurrence : « je ne céderai rien devant les fainéants »).

Les théoriciens de l’analyse du discours ont créé un mot pour désigner le phénomène d’extraction d’un fragment de texte : aphorisation. Une petite phrase est une aphorisation, précise Dominique Maingueneau. L’aphorisme se suffit à lui-même. Il n’a pas besoin d’un contexte.

Cependant, il serait difficile de considérer « les Gaulois réfractaires » ou « je ne céderai rien devant les fainéants » comme des aphorismes. Le problème de ces petites phrases prises en mauvaise part est en fait que leur auteur ne leur attache pas le même sens, la même valeur, que son auditoire. Le premier considère qu’elles disent quelque chose du monde. Le second considère qu’elles disent quelque chose du premier. Et ce quelque chose ne lui plaît pas.

Emmanuel Macron l’a compris, ou presque. Dans le même passage de son entretien du 14 juillet, il admet :

j'ai sans doute laissé paraître quelque chose que je ne crois pas être profondément, mais que les gens se sont mis à détester.

Quand un leader politique se plaint qu’on arrache des petites phrases à leur contexte, il entend par « contexte » le texte dont elles sont issues. Mais le véritable contexte du discours d’un leader politique, c’est le peuple.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran https://www.youtube.com/watch?v=ojdZ7VGbqSw (à 2 :58)

23 juin 2020

Sibeth Ndiaye peine à expliquer les jets de pierre

Le 21 juin, Sibeth Ndiaye est l’hôte de l’émission Dimanche en politique sur France 3. Francis Letellier l’interroge sur le sort judiciaire d’une infirmière poursuivie pour avoir jeté des pierres sur des policiers lors d’une manifestation à Paris. Faut-il la condamner ? C’est à la justice de faire son travail, répond, comme il se doit, la porte-parole du gouvernement. Mais elle ajoute : « Je ne saurais pas expliquer, à mes enfants  par exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre », une déclaration qualifiée de « petite phrase » notamment par Voici et Orange. C’est-à-dire, semble-t-il, que jeter des pierres sur les policiers pourrait être normal selon l’inspiration du moment.


Ces propos circulent largement sur les réseaux sociaux. Sibeth Ndiaye reçoit cependant de nombreux renforts qui condamnent, parfois avec vivacité, un détournement de ses déclarations. Le Huffington Post évoque ainsi une « citation tronquée de Sibeth Ndiaye [qui] fait enrager les syndicats » -- syndicats de police en l’occurrence. La porte-parole du gouvernement est finalement mieux défendue qu’Emmanuel Macron quand ses propres déclarations étaient prises en mauvaise part.

Ses défenseurs n’ont aucune peine à démontrer, en citant d’autres parties de l’émission,  qu’elle n’a pas justifié les violences anti-policières et qu’elle souhaite que la justice fasse son travail. En même temps, ses accusateurs n’ont aucune peine à prouver qu’elle a réellement déclaré, la vidéo en atteste : « Je ne saurais pas expliquer, à mes enfants  par exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre ».

Le député européen LR François-Xavier Bellamy ne veut pas accabler Sibeth Ndiaye mais ne l’absout pas entièrement : « Je ne crois pas qu’on ait besoin de tant de mots pour dire une chose très simple : il ne faut pas jeter de pierre sur les policiers. Un point c’est tout. ». Et là est bien le problème. Il réside plus dans la forme que dans le fond. L’intention réelle de Sibeth Ndiaye n’a pas beaucoup d’importance.

Sa phrase avec un conditionnel et deux négations est peu compréhensible, donc propice aux incompréhensions. Et à cette pratique vieille comme la communication politique : la citation tronquée, déformée ou sortie de son contexte. N’est-il pas étrange qu’une porte-parole du gouvernement tende, une fois de plus, de telles verges pour se faire battre ?

Michel Le Séac’h
Illustration : copie d’écran France 3

26 mai 2020

Petites phrases politiques en temps de pandémie

Cet article de Damien Deias, Université de Lorraine
est republié à partir de The Conversation
sous licence Creative Commons.  

« Nous sommes en guerre. » Emmanuel Macron l’aura répété six fois dans son allocution télévisée du 16 mars. Aussitôt prononcée, cette phrase a été détachée par des journalistes, discutée, commentée, analysée, critiquée, parodiée et aura servi de titre à de nombreux articles de presse.

L’expression est devenue ce que l’on appelle « une petite phrase ». Tout le monde connaît aujourd’hui cette expression, dont Patrick Brasart nous apprend qu’elle est entrée dans Le Trésor de la langue française en 1988, accompagnée de la définition suivante : « Propos bref d’un homme politique, qui sert à frapper l’opinion. »

Tyrannie de l'information

La crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons a logiquement provoqué un bouleversement du contenu de l’ensemble des médias d’information, lequel se recentre autour de l’épidémie, et s’accompagne de nombreuses petites phrases. Le confinement a, quant à lui, augmenté le temps consacré à s’informer.

Médiamétrie a relevé, sur la période allant du 16 mars au 12 avril, une augmentation de 1h20 de la durée d’écoute individuelle moyenne, et une augmentation importante de la part d’audience des journaux télévisés. Nous supposons que le temps passé à s’informer sur les réseaux sociaux a également largement augmenté. Il en résulte parfois un sentiment de fatigue, de flou, d’incertitude de la part des citoyens.

Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, met ainsi en garde dans un récent entretien donné aux Echos sur les risques de saturation de l’information, allant jusqu’à parler de « tyrannie de l’information ».

Dans ce contexte d’infodémie, les « petites phrases » jouent un rôle non négligeable car elles retiennent l’attention. D’ailleurs comment naît une petite phrase ?

Rythmer le temps politique et médiatique

Si les petites phrases semblent aujourd’hui rythmer le temps politique et médiatique, donnant l’impression que leur nombre s’accroît, que leur visibilité augmente, elles existent pourtant depuis longtemps. Michel Le Séac’h a collecté les plus fameuses dans son recueil La Petite Phrase.

Citons à titre d’exemple « L’État, c’est moi » que l’on attribue à Louis XIV et dont l’authenticité est contestée, « La roche tarpéienne est proche du Capitole » qu’a lancé Mirabeau à Barnave le 22 mai 1790 à l’Assemblée ou encore « Quand la France s’ennuie », titre d’un éditorial de Pierre Viansson-Ponté publié dans Le Monde le 15 mars 1968.

Le terme est d’abord couramment utilisé par les professionnels des médias et de la communication, comme le notent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, car une petite phrase a ceci de particulier qu’il faut être au moins deux pour qu’elle naisse, un énonciateur et un co-énonciateur. Le co-énonciateur, qui est aujourd’hui souvent un journaliste, opère le détachement de la petite phrase. Ce détachement n’est pas seulement une action de copier-coller, mais un véritable acte de langage

« Détacher » la petite phrase

Une petite phrase est en effet détachée d’un discours initial, séparée de son contexte. Le linguiste Dominique Maingueneau nomme ce processus « l’aphorisation » dans Phrases sans texte. Ce second discours est souvent caractérisant, il oriente l’appréciation que peut avoir le lecteur sur la petite phrase, plus ou moins directement. Lors de sa visite dans une école des Yvelines, le 5 mai dernier, les journalistes, reprenant les mots d’Édouard Philippe sur la gravité économique de la crise, interrogent le président qui répond : « Non, je n’ai pas ces grands mots. »

Une petite phrase contre les grands mots : reprise par l’ensemble de la presse nationale, elle est interprétée comme une mésentente avec le premier ministre. RTL titre ainsi sur son site : « Coronavirus : la petite phrase de Macron qui parasite Philippe. » Le traitement journalistique qui suit en oriente la compréhension et, ce faisant, crée un événement.

Objet qui circule, elle entame une pérégrination complexe, de média en média, sur les réseaux sociaux, de locuteur en locuteur. Elle produira de multiples effets, d’innombrables réactions. Détacher une petite phrase, c’est donc provoquer une chaîne de discours.

Pour preuve, la petite phrase d’Emmanuel Macron a donné lieu à une question lors de la conférence de presse d’Édouard Philippe du 7 mai. Le premier ministre a conclu sèchement sa réponse par ces mots : « Les Français s’en contrefichent. » Une nouvelle petite phrase est née.



« Les Français s’en contrefichent. »

La polarité des petites phrases 

Le grand public entend souvent par « petites phrases » des productions de deux ordres : celles que nous pourrions qualifier « d’historiques », « Je vous ai compris ! » (Charles de Gaulle), « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard), et les autres, celles que l’on assimile à des faux pas comme le « Casse-toi pauv’con ! » (Nicolas Sarkozy) Nous pouvons déjà y voir une certaine polarité fondée sur nos propres interprétations morales ou celles de tiers.

Souvenons-nous ainsi de petites phrases tenues par Emmanuel Macron : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « Je traverse la rue, et je vous en trouve [un travail] ». Certains journalistes pensent qu’elles ont pu contribuer par réaction à la naissance du mouvement des « gilets jaunes ».

Plutôt que de « dérapage », il s’agit pour moi d’un changement de paradigme dans la communication politique que je qualifie de « confusion des scènes » dans un article à paraître dans La Revue algérienne des sciences du langage. J’observe un glissement progressif dans le discours politique qui cherche de plus en plus à se confondre avec une parole du quotidien depuis une vingtaine d’années.

Le retour à la solennité

La pandémie marque cependant un changement de stratégie de discours avec un retour à la solennité. Cette solennité s’accompagne de cadres spécifiques, comme l’allocution présidentielle télévisée. Une petite phrase, est insérée dans un discours, dans un contexte, mais aussi dans un cadre discursif.
Ainsi, beaucoup de petites phrases qui ont fait polémiques ont été prononcées lors de visites de terrain. Pensons à Nicolas Sarkozy à Argenteuil, le 25 octobre 2005 lorsqu’il avait lancé :
« Vous en avez assez, hein ? Vous en avez assez de cette bande de racaille ? Eh bien, on va vous en débarrasser ! »
En période de crise majeure, le contrôle de la parole politique se fait plus strict. Le pouvoir se remet en scène et le président choisit la métaphore martiale. Mais dans un discours politique, une métaphore possède un fort pouvoir persuasif. Selon la formule d’Olivier Reboul, « Une métaphore endort la vigilance de l’esprit. ».

Au-delà du langage guerrier qui se veut universaliste, l’idée d’affronter un ennemi commun, le virus, chercher à créer une adhésion autour de l’exécutif, sur le thème de l’unité nationale, avec l’emploi de la première personne du pluriel. Or, cette petite phrase, dont on se sait encore si elle entre dans l’Histoire, est aussi le début d’une histoire.

Petite phrase et storytelling 

Quoi de plus antagoniste, de prime abord, que les petites phrases et le storytelling ? Nous ramenons trop souvent les petites phrases au clash verbal, à l’une de ses traductions anglaises, punchline. Une petite phrase contient, évoque parfois tout un monde de références.

Emmanuel Macron file d’ailleurs la métaphore qui dépasse le cadre des petites phrases. Ce choix s’appuie également sur une réalité lexicale. Dans un article récemment paru dans Le Figaro, le lexicographe Jean Pruvost nous rappelle que le mot « confinement » est lui aussi d’origine militaire.
Le storytelling suppose une progression marquée par des actes, et c’est avec cette seconde petite phrase prononcée dans l’allocution du 13 avril que le président poursuit le récit :
« Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. »
Cette même première personne du pluriel nous embarque dans l’après-guerre, « les jours heureux » étant le titre originel du Programme du Conseil national de la Résistance.

« De petites madeleines » de Proust

Les petites phrases facilitent donc la mise en place du récit par leur diffusion virale, mais aussi par le monde de références qu’elles peuvent évoquer. Encore faut-il que ces références soient communes, soient comprises, et jugées appropriées par le destinataire.

Une petite phrase réussie peut en effet faire date et devenir elle aussi une référence. Instant de langage, elles s’inscrivent parfois dans la mémoire collective. Michel Le Séac’h parle de « petites madeleines de notre culture politique ».

Ainsi, le 9 avril dernier, Liliane Marchais, veuve de Georges Marchais, décédait, emportée par le Covid-19. Sur Facebook, des commentaires sous l’article de Libération lui rendent hommage avec une petite phrase Georges Marchais, le tout teinté d’une certaine nostalgie :
« Fais tes valises Liliaaaanne :) (on s’en souviendra toujours) RIP Madame » ;
« Ça y est Liliane à refait les valises et pour un bon bout de temps. Georges et Liliane épique ! » ;
« Liliane, fais tes valises ! C’était encore une belle epoque ».

« Fais les valises Liliane on rentre à Paris », la célèbre phrase de Georges Marchais, INA.

Erreurs de communication

Les petites phrases n’induisent-elles cependant pas en erreur ? N’accentuent-elles pas un contrôle vertical du discours ? C’est vrai dans la mesure où la plupart des petites phrases émanent de personnalités politiques et médiatiques, et sont détachées par des professionnels des médias qui jouent le rôle de garde-fous. Ces professionnels sélectionnent des portions de discours qu’ils jugent remarquables.

N’oublions cependant pas qu’une petite phrase peut aussi involontairement en devenir une, par le biais de l’erreur de communication. La porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, est ainsi particulièrement exposée, notamment du fait de ses nombreuses « gaffes ». Rappelons-nous ainsi sa sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas » en période de confinement :
« Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises. »
Les cas plus complexes sont ceux d’une interprétation non maîtrisée. Rappelons-nous Nicolas Sarkozy et son message : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », prononcé lors discours de Dakar le 26 juillet 2007. Henri Guaino, l’auteur du discours, n’aura eu de cesse d’essayer d’en rectifier l’interprétation

L'ouverture d'un espace citoyen parodique

L’événement de discours créé par une petite phrase, « événement de parole » selon Annabelle Seoane, son figement, son caractère spectaculaire, permettent également la création d’un espace citoyen critique et parodique.

De multiples mèmes fabriqués à partir de petites phrases circulent sur les réseaux sociaux. Certains médias alternatifs comme Les Répliques, créé en juin 2015, collectent des petites phrases, principalement des tweets, et les mettent en scène avec le commentaire critique d’un internaute sélectionné sur les réseaux sociaux.

Capture d’écran du site Les Répliques. //fr.tipeee.com/les-repliques, Author provided

Les petites phrases demeurent donc un objet langagier difficile à maîtriser pour les femmes et hommes politiques. Ceux-ci sont pris en tenaille entre la volonté d’être visible et celle de maîtriser leur discours, à une époque où chaque mot peut laisser une trace. La solution ne viendra peut-être pas de la communication elle-même.

C’est une tentation trop simple que de considérer que la communication peut tout ou bien est responsable de tout. A cet égard, les polémiques autour des petites phrases sont sans doute plutôt à comprendre comme le symptôme d’une crise politique française plus profonde.The Conversation

Damien Deias, Doctorant en sciences du langage au Centre de recherche sur les médiations (CREM), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

10 mai 2020

« Nous sommes en guerre » n’est pas une petite phrase. Quoique…

Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.

La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin 2019 à propos du réchauffement climatique[1]. « Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2]. Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français, par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la 5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens, etc.

Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser Paul Ricœur[3].

Une métaphore montée à l’envers

Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain David A. Bell[4]. « La plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».

Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année, une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe. Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une absurdité rhétorique.

Le communicant Florian Silnicki est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »

Guerre éclair

Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus. Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les oppositions et les critiques[6]. » Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre », observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note Gaïdz Minassian[7].

En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8]. Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème de la guerre est étroitement daté.

Il est absent de sa première adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la remorque du monde médical.

Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.

Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent que dans la deuxième adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont précédés par cette explication :

alors même que les personnels soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé

La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de Mulhouse :

je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19 et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier…

Au-delà de ces deux discours, la guerre disparaît presque du vocabulaire d’Emmanuel Macron. Elle ne figure que comme une lointaine rémanence dans la troisième adresse aux Français, celle qui annonce une perspective de retour à la normale, le 13 avril :

nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de guerre, s'est mise en place…

Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16 mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise sanitaire[9]. » Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans la communication présidentielle[10].

Un registre pas si martial

Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation ». On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. »

Il est étonnant que ceux qui distinguent un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne leur aient pas appliqué une démarche lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre » figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit occurrences, étant… « soignants ».

Réflexe pavlovien

Il est donc clair que « nous sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.

Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre » déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.

Michel Le Séac’h




[1] Philippe Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest France, 30 juin 2019.
[2] « Le Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[4] David A. Bell, « ‘La guerre au virus’, le passé d’une métaphore », legrandcontinent.eu.fr, 7 avril 2020.
[5] Claire Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre : ‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le Monde, 8 avril 2020.
[8] Serge Schweitzer, « ‘Nous sommes en guerre’ : une faute de communication », contrepoints.org, 27 mars 2020.
[9] Lea Ouzan, « Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public Sénat, 18 avril 2020.