26 janvier 2021

« 66 millions de procureurs » : saut quantique de la recherche de pointe à la petite phrase pour Emmanuel Macron

Rarement la presse française a été aussi unanime sur une qualification : « Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs » est une petite phrase.

Elle est extraite d’un discours de 38 minutes et plus de six mille mots prononcé à Saclay le 21 janvier 2021 par Emmanuel Macron. Son titre : « Présentation de la stratégie nationale sur les technologies quantiques ». Le lieu (275 laboratoires, 9 000 enseignants-chercheurs…), le sujet (des capacités de calcul presque infinies) et le budget (1,8 milliard d’euros) poussaient plutôt aux superlatifs. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué : « l’un des viviers mondiaux de la connaissance », « troisième place mondiale des nations les plus performantes », « formidable vitalité en termes de création de startups, d'excellence aussi », etc.

Or l’essentiel de ce qui a été retenu de ce discours tient en un nombre et deux mots : « 66 millions de procureurs ». 

Emmanuel Macron ne les a pas lancés tout à trac. Il évoquait les incertitudes d’une stratégie de recherche dans un domaine encore très mal connu. Voici le passage intégral :

Et puis cette stratégie assume aussi la part de risques et d’erreurs. Et je le dis parce que ce qui va avec la défiance française c’est aussi cette espèce de traque incessante de l’erreur. Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs. Ce n’est pas comme ça qu’on fait face aux crises ou qu’on avance. Et donc chacun fait des erreurs chaque jour. Celui qui ne fait pas d’erreur ou celle qui ne fait pas d’erreur c’est celui ou qui ne cherche pas, ou qui ne fait rien, ou qui mécaniquement fait la même chose que la veille.

Ce propos est-il légitime ou pas ? Peu de commentaires s’arrêtent à cette question. Pour la plupart, ils ne portent ni sur les technologies quantiques, ni sur la recherche en général : ils portent sur Emmanuel Macron lui-même.

Récidive intentionnelle ?

Typique est celui d’Émilie Aubry sur France Culture : « C’est l’histoire d’un déplacement présidentiel qui n’aurait dû donner lieu qu’à des commentaires autour des mesures importantes annoncées, un débat sur des faits : 1,8 milliard d’euros  pour installer la France sur le podium des nations à la pointe de la recherche quantique » ‑ puis très vite : « sauf qu’entre temps, l’une de ces petites phrases à la fois anecdotique et signifiante dont nos présidents semblent avoir le secret et dont nous autres médias nous emparons avec délectation a soudain tout emporté sur son passage ». S’ensuit, sans plus d’égards pour le quantique, une demi-heure de débats autour de la petite phrase.

« Le genre de petite phrase », ajoute Émilie Aubry « dont on se demande toujours après coup si elle a été pensée ou non pour susciter un débat, rappelant ‘les Amish’, le ‘pognon de dingue’ et autre ‘traverser la rue pour trouver un boulot’… ». Le même soupçon de récidive intentionnelle est exprimé par d’autres, comme Sophie Vincelot, dans Gala : « Après ses polémiques "pognon de dingue" et "Je traverse la rue et je vous trouve un emploi", Emmanuel Macron a semble-t-il de nouveau goûté aux petites phrases chocs ». Et aussi, côté politiques, par Marine Le Pen (« Il y a au moins une chose qui ne change pas, c’est la propension d’Emmanuel Macron à vilipender les Français à tout bout de champ ») ou Jean Rottner (« Emmanuel Macron est revenu à cette tendance des petites phrases »)

Cercle vicieux

Le chef de l’État semble enfermé dans un corner fatal. Chaque fois qu’il s’exprime, la presse et les milieux politiques, mus par une sorte de biais de confirmation, cherchent la petite phrase. De plus, cette petite phrase, quoi qu'elle raconte au premier degré, est habituellement considérée comme un message sur son auteur lui-même. Elle révèle qu’il a « un problème avec le peuple » (Éric Ciotti) ou « un grave problème avec la démocratie » (Adrien Quattenens), qu’il « n’est pas à la hauteur de sa responsabilité » (Yannick Jadot) ou qu’il est « pontifiant, méprisant » (Robert Ménard).

L’épisode confirme une fois de plus le rôle majeur des petites phrases dans la vie politique – un rôle difficile à analyser car il met en jeu l’émotion. Elles s’attachent aux leaders, pour le meilleur ou pour le pire. Et une fois que le mal est fait, les seules métaphores qui viennent à l’esprit sont celles du dentifrice sorti du tube ou de la mayonnaise tournée.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube en ligne sur le site de l’Élysée.

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