Quand Emmanuel Macron parle, le risque est grand qu’une partie de l’opinion se focalise sur un extrait de ses propos, éventuellement arbitraire et marginal, à l’instar des « 66 millions de procureurs » en janvier dernier. Mais une petite phrase a besoin d’un peu de temps pour s’installer. Elle suit la courbe de diffusion de l’innovation proposée par Everett Rogers dans les années 1960 : innovateurs, premiers adoptants, majorité précoce, etc.
L’orateur-innovateur imagine une formule, des leaders d’opinion la repèrent et la diffusent vers un public nombreux, et c’est alors qu’elle devient petite phrase… Le processus n’était sûrement pas bien différent quand Démosthène parlait sur l’Agora. L’internet l’a juste accéléré considérablement.
Un discours distancié et alambiqué avec soin
En donnant tous les jours ou presque quelque chose à montrer, Emmanuel Macron ne laisse pas le temps à chaque vague de se développer à partir de ses propos. Il propose chaque jour une actualité plus forte et plus visuelle qu’une petite phrase en développement. Sa parole n’a pas forcément changé. En comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie (« Il ne manque que la mer pour faire la Californie ») dans un entretien avec Zadig, il s’est montré fidèle à une certaine veine et a pris un vrai risque. Mais la vague, même californienne, a vite été recouverte par une autre.
En l’occurrence celle de la visite du 27 mai au mémorial de Gisozi, qui commémore le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. L’image était forte et le thème puissant. Ses discours à l’étranger sont souvent à risque pour Emmanuel Macron : au Danemark (les « Gaulois réfractaires »), en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »), en Grèce (« je ne céderai rien devant les fainéants ») , etc. Mais le discours de Kigali, un chef-d’œuvre de littérature diplomatique, ne laissait guère de place à l’invention d’une petite phrase. Ce qui concernait directement la France était soit de l’ordre de l’évidence (« la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda ») soit distancié et alambiqué avec soin (« les tueurs qui hantaient les marais, les collines et les églises n’avaient pas le visage de la France »). Emmanuel Macron a eu la sagesse de ne pas dévier du texte qu’on lui avait préparé.
Martel subliminal ?
L’image a donc pris le pas sur le texte – le président blanc à masque noir en compagnie du président noir à masque blanc. Puis, après les photos institutionnelles d’Afrique australe, plongée immédiate dans la France profonde à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), un village façon « force tranquille » de 1981, et à Cahors, avec un détour par Martel. Curieux détour, d’ailleurs : plus de 50 km à vol d’oiseau dans chaque sens alors que moins de 20 km séparent Saint-Cirq-Lapopie de Cahors. Serait-ce une main tendue subliminale aux lecteurs de Houellebecq ? Dans Soumission (près d’un million d’exemplaires vendus, tout de même), l’écrivain attribue la fondation du village à Charles Martel, qui y aurait vaincu les Arabes quelques années après la bataille de Poitiers.
Toujours est-il qu’à multiplier les images, Emmanuel Macron a pu échapper aux petites phrases. Y parviendra-t-il durablement sans lasser ni s’épuiser ?
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P.S. La gifle qui a visé le président à Tain-L'Hermitage, le 8 juin, ajoute une image remarquable aux précédentes !
Michel Le Séac’h
Graphique : Courbe d’adoption selon Everett Rogers par Jurgen Appelo, http://www.management30.com/, image Flickr, licence CC BY 2.0
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