21 décembre 2021

Olivier Véran : « Le pass vaccinal est une forme déguisée d’obligation vaccinale » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : Femme actuelle, 18 décembre 2021

« Quelle différence entre pass vaccinal et obligation vaccinale ? » demande Brut à Olivier Véran. « Le pass vaccinal est une forme déguisée d'obligation vaccinale », répond franco le ministre de la Santé. Jeanne Ferry, dans Femme actuelle, y entend « une petite phrase [qui] risque de faire beaucoup de bruit ». Le ministre qui traquait le virus il y a six mois traque plutôt les non-vaccinés à présent.

Cependant, Brut peut se montrer policé. Si la question/réponse ci-dessus est bien celle qu’il a postée sur Twitter, la version qu’on peut lire sur son site web est un peu différente. « Quelle différence entre pass vaccinal et obligation vaccinale ? » y demande le média. À quoi le ministre répond : « Le pass vaccinal est une façon d'arriver à l'obligation vaccinale. » Cette forme atténuée paraît moins susceptible de provoquer des effets secondaires.

Olivier Véran est en pointe depuis un moment dans l’actualité des petites phrases. Ouest-France a aussi accordé le label « petite phrase » hier à cette considération formulée samedi sur France inter : « On ne peut pas empêcher les gens d’aller travailler s’ils ne sont pas vaccinés, mais on peut exiger d’eux qu’ils passent un test s’ils ne sont pas vaccinés. »

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette leur rubrique est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.

16 décembre 2021

Emmanuel Macron dit regretter ses petites phrases, mais en a-t-il bien analysé les ressorts ?

Les petites phrases ont tenu une place majeure dans « Où va la France », l’entretien du président de la République avec Audrey Crespo-Mara et Darius Rochebin diffusé ce 15 décembre sur TF1 et LCI. LCI titre ainsi : « Sur TF1 et LCI, Emmanuel Macron regrette certaines de ses petites phrases "terriblement blessantes" ».

Les petites phrases font aussi titre chez Voici  (« "J'ai blessé des gens" : Emmanuel Macron regrette certaines de ses petites phrases polémiques »), Femme Actuelle : « "J'ai blessé des gens" : Emmanuel Macron s'explique sur ses petites phrases polémiques », Le Figaro (« Pécresse, Zemmour, petites phrases, "gilets jaunes", réforme des retraites... Ce qu'il faut retenir de l'interview de Macron »), Actu Orange (« "Traverser la rue", "ceux qui ne sont rien"... Emmanuel Macron revient ses petites phrases »), etc.

De quelles petites phrases s’agit-il ? Essentiellement de celles qui auraient déclenché le mouvement des Gilets jaunes : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », « une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien »… Cette dernière petite phrase est la seule que le président de la République dit expressément regretter : « On ne peut pas dire ça. (…) J’ai cette formule, en effet, qui est terrible, c’est terriblement blessant ».

Mais surtout, cette phrase est la plus ancienne du lot : elle remonte au 29 juin 2017, moins de deux mois après l’élection présidentielle. Le « pognon dingue » date du 12 juin 2018, « Je traverse la rue » du 16 septembre 2018. Si Emmanuel Macron a pris conscience des dangers des petites phrases, il lui a quand même fallu un certain temps de réflexion. D’autant plus que, bien avant les « gens qui ne sont rien », à la mi-septembre 2014 – il venait d’être nommé ministre de l’Économie –, il y avait eu « les illettrées de GAD ». L’expression avait fait scandale. Elle a marqué durablement : Thomas Raguet en a fait un exemple typique dans Petites phrases, grandes conséquences ‑ La Gauche contre le peuple, un documentaire diffusé par La Chaîne parlementaire (LCP) le 15 février 2021.

Le président invoque une circonstance atténuante : il incrimine ce qu’il appelle la « société de la décontextualisation » : « Vous dites deux mots, on les sort du contexte et ils paraissent affreux ». Mais pourquoi cet « on » sort-il du contexte « les gens qui ne sont rien » plutôt que « les gens qui réussissent » ? Cette question demande d’autant plus réflexion qu’Emmanuel Macron inaugurait alors la Station F, incubateur d'entreprises aménagé dans un ancien établissement SNCF – d’où cette étourderie sur le thème de la gare. Il s’adressait à de jeunes « start-upeurs »  – en général peu enclins à considérer qu’ils ne sont rien. La phrase ne pouvait être blessante qu’au second degré, pour ceux qui, en l’entendant, se classaient spontanément du côté des « ne sont rien ».

Pour dégager au moins partiellement sa responsabilité, le président devrait incriminer plutôt deux phénomènes :

  • Un biais cognitif bien connu, le biais de confirmation. Dans les informations qu’il reçoit, notre cerveau recherche de quoi confirmer ce qu’il croit déjà savoir. Les « illettrées » de 2014 ont braqué le projecteur sur un défaut réel ou supposé d’Emmanuel Macron : il serait méprisant. Trouve-t-on encore des indices de mépris dans ses déclarations suivantes ? Qui cherche trouve.
  • Un esprit populaire, le désir d’indignation. Depuis des années, les Français cherchent des raisons de se sentir outragés. Ils ont acheté 2,2 millions d’exemplaires d’Indignez-vous, l’opuscule de Stéphane Hessel(1), et fait un succès à Génération offensée de Caroline Fourest(2). Gérald Bronner rapporte que pas moins de 182 sujets les ont scandalisés en 2019(3). C’est peut-être une affaire de technologie. Le moindre mot d’indignation introduit dans un tweet augmente le taux de retweets de 17 % en moyenne, a déclaré un ancien de Google devant le Sénat américain(4). Trouve-t-on des motifs d’indignation dans les propos d’Emmanuel Macron ? Qui cherche trouve (bis).

Emmanuel Macron et son entourage en sont probablement conscients, et l’émission de TF1 pourrait en être un signe. « La volonté de l’Élysée, c’est manifestement de produire un long clip publicitaire », estime Philippe Moreau-Chevrolet. « C’est rond, c’est rassurant, on est dans une pub Herta ! »(5). Autrement dit, on cherche à désamorcer l’indignation. En pariant peut-être que, saturés d’indignation par la campagne électorale qui commence, les électeurs en viendront à préférer la sérénité, même artificielle.

Michel Le Séac’h

(1) Stéphane Hessel, Indignez-vous, Paris, Indigène, 2010.
(2) Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Le Livre de poche, 2021.

(3) Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, Paris, PUF, 2021, p. 130.
(4) Bryan Menegus, « This Is How You’re Being Manipulated », Gizmodo, 25 juin 2019, https://gizmodo.com/this-is-how-youre-being-manipulated-1835853810/amp.
(5) Romain David, « Emmanuel Macron sur TF1 : "Nous ne sommes pas dans un registre journalistique, mais publicitaire", analyse Philippe Moreau Chevrolet », Public Sénat, 16 décembre 2021, https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-sur-tf1-c-etait-ambition-intime-sans-karine-le-marchand-analyse

14 décembre 2021

« J’ai commis le crime parfait », petite phrase extra judiciaire

La locution « petite phrase » est fréquente dans les milieux politiques et sportifs. Elle est rare chez les juges et les policiers, qui cultivent la précision du vocabulaire. Que vient-elle faire dans l’affaire Jubillar ?

Après la disparition inexpliquée d’une jeune infirmière, Delphine Jubillar, dans le Tarn, l’an dernier, son mari, Cédric, est soupçonné par les enquêteurs. Mis en examen pour homicide volontaire, il reste incarcéré à ce jour. Dans son dossier figurerait un aveu, révélé par Cécile Ollivier et Matthias Tesson sur BFM TV le 13 décembre. À sa jeune sœur qui lui dit avoir des ennuis au lycée, Cédric Jubillar répond : « Enola, de toi à moi, je suis le meurtrier parfait pour l'instant, n'oublie pas que j'ai commis le crime parfait. Si tu as besoin de conseil... »

Son téléphone est sur écoute. Avec ce « j’ai commis le crime parfait », Cédric Jubillar livre-t-il aux gendarmes la clé de leur enquête ? Ses avocats s’indignent. Ils « dénoncent une petite phrase en forme de mauvaise plaisanterie, sortie de son contexte », relate Nicolas Zarrouk dans Le Midi libre.

Le thème de la « petite phrase sortie de son contexte » est un grand classique dans le débat politique. Mais il est ambigu. Le contexte d’une déclaration politique, c’est son public. Une petite phrase ne sort pas de son contexte, elle y entre. Dans l’affaire Jubillar, la petite phrase a deux publics très différents :

·       Elle est destinée à Enola Jubillar, dont on ne sait si elle a trouvé le réconfort recherché dans ce qui est vraisemblablement une private joke d’un goût douteux de son grand frère

·       Elle est écoutée par les enquêteurs qui cherchent un indice susceptible de les mettre sur la piste d’un assassin.

Le cas est anecdotique, la leçon ne l’est pas. Une petite phrase contient toujours un sous-entendu, elle exploite une connivence entre l’orateur et l’auditoire (« de toi à moi »). Le logos forme un arc entre l’ethos et le pathos, en quelque sorte. Mais l’orateur doit être conscient que d’autres publics peuvent l’entendre et passer ses propos au filtre de leurs propres sous-entendus. Une même petite phrase peut en faire deux.

Une évidence ? Pas si sûr. On a bien vu, il n’y a pas si longtemps, un candidat à la présidence de la République déclarer en Algérie que « la colonisation est un crime contre l’humanité » avant de s’apercevoir que les Français l’avaient entendu aussi.

 Michel Le Séac'h

Photo Marco Verch Professional Photographer via Flickr, licence CC BY 2.0

09 décembre 2021

Zemmour contre Macron : « un type qui n’est pas fini »

Éric Zemmour, nul n'en doute, a un compte à régler avec Emmanuel Macron : « C'est un adolescent qui se cherche, on a l'impression d'un type qui n'est pas fini, quelqu'un qui n'a pas les idées claires », déclare-t-il, invité par Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV le 7 décembre.

Cette petite phrase suscite des réactions vives sur le respect dû au chef de l’État ou sur les abus de langage du candidat Zemmour. Pourtant, elle n’est pas d’une radicale originalité. « Il me donne l’impression d’un jeune homme qui n’est pas fini », écrit Philippe de Villiers, à propos du président, qu'il a rencontré à plusieurs reprises[i].

Toujours à propos d'Emmanuel Macron, l’essayiste de gauche modéré Jacques Julliard estime qu'« il émane de [son] ivresse dans le maniement des concepts quelque chose d’adolescent »[ii]. Plus à gauche, l’universitaire Damon Mayaffre, spécialiste de la parole politique, estime qu’il y a dans le discours présidentiel « quelque chose d’inachevé, voire d’inavoué »[iii].

En 2017 déjà, alors que Le général Vincent Desportes croyait déceler « un autoritarisme juvénile » chez Emmanuel Macron, la journaliste Anne Fulda publiait de ce dernier un portrait en « jeune homme si parfait »[iv]. Elle le décrivait comme un « candidat aux allures de Petit Prince virtuel »

Blondet et Larrutouru ont une référence plus moderne, Le Roi Lion de Disney : « Emmanuel Macron, lui, se prend pour Simba, le petit prince trop cool »[v]. C’est plus charmant que « type qui n’est pas fini », mais pas si différent sur le fond…

Michel Le Séac’h


[i] Philippe de Villiers, Le Jour d’après, Paris, Albin Michel, 2021.

[ii] Jacques Julliard, « L’énigme Macron », Le Figaro, 4 janvier 2021

[iii] Emilio Meslet, « Quand un algorithme décrypte les mots de Macron », L’Humanité, 5 juin 2021, https://www.humanite.fr/quand-un-algorithme-decrypte-les-mots-de-macron-709376.

[iv] Anne Fulda, Emmanuel Macron, un jeune homme si parfait », Paris, Plon, 2017.

[v] Eliot Blondet et Paul Larrouturou, Élysée confidentiel, Paris, Flammarion 2021.

04 décembre 2021

« Impossible n’est pas français », de la petite phrase au slogan, en passant par le dicton

Le slogan de campagne choisi par Éric Zemmour est donc « Impossible n’est pas français ». Un mot de Napoléon Bonaparte, lit-on partout, par exemple chez  RTL, LCI, Valeurs Actuelles, etc. Certain, tels Le Parisien émettent cependant une réserve : cette attribution n’est pas confirmée.

La phrase aurait notamment été rapportée par Balzac en 1838. Ce qui ne vaut pas preuve. « Napoléon, sous la plume de Balzac, est l’un des exemples de tout ce que la littérature a transformé en mythes », assure Pierre Brunel(1). La formule rencontre en tout cas un grand succès depuis le milieu du 19e siècle, révèle le Books Ngram Viewer de Google. On note un pic énorme en 1914-1918 et un net retour de faveur à partir de 2000. Elle est citée le plus souvent comme un dicton et n’est attribuée qu’occasionnellement à Napoléon.


Mais le graphique ci-dessus révèle aussi de rares occurrences dans les livres en français avant la fin du 18e  siècle, donc avant Napoléon. Sous quelle plume ? Google Recherche de livres ne la désigne pas. Stanislas de Boufflers (1738-1815) pourrait être un suspect crédible. Militaire et académicien, il a été un auteur prolifique, dans des genres divers, au cours du dernier tiers du 18e siècle. Au détour d’une chronique dans L’Ouvrier(2), Henry de Riancey écrit : « Malgré le mot charmant du chevalier de Boufflers : "impossible n'est pas français," je me dois incliner devant le vieux proverbe : "à l'impossible nul n'est tenu". »

Quant à Napoléon, cependant, au moins trois témoins de première main se sont exprimés avant Balzac :

  • Dans le Mémorial de Sainte-Hélène (1823), Las Cases raconte une promenade de Napoléon : « Sur les cinq heures l'Empereur est sorti en calèche (…) Comme nous rentrions, jetant les yeux sur le camp, dont nous n'étions séparés que par le ravin, il a demandé pourquoi on ne pouvait pas franchir cet espace qui doublerait notre promenade. On a répondu que c'était impossible, et nous continuions de rentrer ; mais comme réveillé tout-à-coup par ce mot impossible, qu'il a si souvent dit n'être pas français il a ordonné d'aller reconnaître le terrain. »
  • Dans ses Mémoires (1824), Joseph Fouché, duc d'Otrante et ministre de la Police, rapporte une prise de bec avec Napoléon : « On proposa, pour ramener la Russie, des intrigues de courtisans et de femmes galantes ; ce choix de moyens me parut ridicule, et je dis, dans le conseil, que le succès en était impossible. "Quoi, reprit l'empereur, c'est un vétéran de la révolution qui emprunte une explication si pusillanime ! Ah monsieur ! est-ce à vous d'avancer qu'il est quelque chose d'impossible ! à vous qui, depuis quinze ans, avez vu se réaliser des événemens qui, avec raison, pouvaient être jugés impossibles ? L'homme qui a vu Louis XVI baisser sa tête sous le fer d'un bourreau ; qui a vu l'archiduchesse d'Autriche, reine de France, raccommoder ses bas et ses souliers en attendant l'échafaud ; celui enfin qui se voit ministre quand je suis empereur des Français, un tel homme devrait n'avoir jamais le mot impossible à la bouche." [...] Je lui répondis, sans me déconcerter : "En effet, j'aurais dû me rappeler que Votre Majesté nous a appris que le mot impossible n'est pas français." »
  • Dans ses Mémoires (1837), Armand de Caulaincourt, duc de Vicence, décrit ainsi Napoléon : « L'Empereur ne m'a paru, dans aucune circonstance, au-dessous de sa gigantesque position. Son génie, sa capacité, ses immenses moyens intellectuels dominaient les faits prodigieux de son règne ; et lorsqu'il disait que le mot "impossible" n'était pas français, c'est qu'en effet il ne le comprenait pas. »

Le doute n’est donc pas permis : « impossible n’est pas français » était bien une expression familière de Napoléon.

Michel Le Séac’h

(1) Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988.

(2) Henry de Riancey, « L’Ouvrier à l’Exposition de 1867, XIII. Les douze grandes récompenses », L'Ouvrier, n° 338, 19 octobre 1867


03 décembre 2021

Éric Zemmour : une petite phrase d'un seul doigt

Qui a dit, en se déclarant candidat à l’élection présidentielle : « Je veux que mon pays redresse la tête et pour cela retrouve le fil de notre histoire millénaire. (…) Je veux une France libre, libre, et fière de ce qu'elle est, de son histoire, de sa culture, de ses paysages, de ses femmes et de ses hommes qui ont traversé tant d'épreuves et qui n'appartiennent à personne » ? Non, ce n’est pas Éric Zemmour le 30 novembre 2021, c’est Emmanuel Macron dans sa déclaration de candidature du 16 novembre 2016.

Personne sans doute ne saurait aujourd’hui citer de mémoire un passage de cette déclaration sans petite phrase, sans une formule brève représentative du candidat et susceptible de devenir slogan ou d’être répétée dans les conversations entre amis. Cela n’a pas empêché son auteur d’être élu président de la République. L’avenir n’est jamais écrit.

L’amygdale et l’hippocampe

La déclaration de candidature d’Éric Zemmour était attendue – attendue au tournant, pourrait-on dire, même. À peine était-elle en ligne que des critiques l’ont condamnée avec des raffinements d’expression mûrement préparés ! Pourtant, sa forme originale a surpris. Le choix d’une vidéo a permis de la truffer d’images fortes et nombreuses. Elles tendent à accaparer les commentaires. Personne ne semble avoir remarqué dans les paroles du candidat une phrase une plutôt qu’une autre. Lui-même ne s’est pas attaché à en désigner une.

Comme celle d’Emmanuel Macron en 2016, la déclaration fait l’impasse sur les figures techniciennes du discours politique contemporain : pas de statistiques du chômage, pas de courbe de la délinquance, pas de taux d’augmentation du SMIC, pas de montant de la dette publique. À peine distingue-t-on quelques vagues pistes pratiques (« nous devons réindustrialiser la France »…). Éric Zemmour n’affiche pas une compétence de gestionnaire, il ne présente pas un programme. Il s’adresse au cœur, ou plutôt à l’amygdale et à l’hippocampe. « En dix minutes seulement, Eric Zemmour réussit le pari de mobiliser les trois ressorts émotionnels principaux de la politique : la peur, l’indignation et l’espoir », observe Clément Viktorovitch sur France Info.

Tel est bien le rôle du leader : éclairer les dangers, mobiliser les énergies, éveiller les espérances. Le monde de l’entreprise le sait bien : le leadership tient une place majeure dans les théories du management. La vie politique contemporaine, elle, a longtemps préféré une démarche plus confortable dans laquelle la gestion des affaires courantes exauce les espérances. Ce qui peut se défendre, grâce aux progrès des technologies (et à l’efficacité du leadership entrepreneurial !), tant que les espérances portent sur le niveau de vie. Mais ce qui ne suffit plus quand elles s’expriment en termes d’ordre public, d’identité culturelle ou d’écologie.

Un doigt vaut mille mots

La vidéo d’Éric Zemmour a néanmoins un côté expérimental. Depuis les débuts de l’espèce humaine, la relation entre leader et suiveurs passe par la parole. Les images enregistrées ne datent que d’un peu plus d’un siècle, autant dire rien. Les visions du passé et de l’avenir ne passaient jadis que par des mots. Bien sûr, notre appétence pour les images est évidente, Lascaux en témoignait déjà, mais leur rôle dans la formation des convictions et des allégeances est encore mal connu. On dit classiquement qu’une image vaut mille mots. En multipliant les images, Éric Zemmour a-t-il submergé les mots ?

Si faute de petite phrase on conserve de lui une image, cela risque de ne pas être celle de la bibliothèque pompidolienne ou du micro ici-londonien mais celle, spontanée, sans mise en scène, de son doigt d’honneur de Marseille. Certes, « Casse-toi pauv’ con » n'a pas nécessairement nui à Nicolas Sarkozy, « La réforme oui, la chienlit non » a réjoui les électeurs du général de Gaulle et « Arrêtez donc d’emmerder les Français » reste sans doute la petite phrase la plus connue de Georges Pompidou. Mais ce sont des paroles et, comme Éric Zemmour le dit lui-même, le geste n’est pas élégant. Il devrait en convenir, il est plus doué pour la parole que pour l’image.

Michel Le Séac’h

28 novembre 2021

Jean-Luc Mélenchon : « La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789 »

« La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789 », énonce tranquillement Jean-Luc Mélenchon devant une Apolline de Malherbe qui se force à rester impassible. Ce n’est pas un lapsus. Le leader des Insoumis s’empresse de confirmer dans un tweet : « La cancel culture a commencé le 14 juillet 1789. On a commencé par mettre par terre [en réalité, il a dit « foutre par terre »] la Bastille. Des places débaptisées, des statues enlevées, cela arrive tout le temps. Cela me paraît naturel que l'Histoire évolue et qu'on s'approprie l'histoire de sa patrie. »

« C’était un début de cancel culture. Et puis ça a continué. Par exemple… » et de citer La Roche-sur-Yon où une association a demandé qu’on débaptise la place François-Mitterrand et « pas mal d’endroits en France » d’où l’on a enlevé Lénine. Le raccourci de la Bastille à la place François-Mitterrand vendéenne paraît quand même un peu rapide. Il eût été possible de citer bien d’autres exemples français.

La Bastille n’est qu’un cas parmi d’autres. La Révolution a détruit un nombre énorme d’édifices publics et religieux, parfois en les vendant pour servir de matériaux de construction ; elle a détruit des milliers de statues (235 pour la seule cathédrale de Strasbourg). La Commune a abattu la colonne Vendôme, selon une prescription de Karl Marx, et brûlé le palais des Tuileries. Vichy a fait fondre des centaines de statues. C’était pour en récupérer le bronze et non pour effacer leur mémoire ? Le résultat est identique…

Quant aux rues et places dédiées au maréchal Pétain après la Première guerre mondiale elles ont pratiquement toutes changé de nom après la Seconde. Dans les années 1990 et 2000, la plupart des rues et places consacrées au docteur Alexis Carrel après son prix Nobel de médecine (1912) ont été débaptisées en raison d’un passage en faveur de l’eugénisme figurant dans son best-seller mondial, L’Homme, cet inconnu (1935). Les rues Lénine n’ont pas été les seules victimes.

Pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’est-il privé de citer des exemples aussi notoires ? Homme de grande culture, il ne les ignore évidemment pas. Ils auraient apporté beaucoup d’eau à son moulin. Mais les moulins ne survivent pas toujours aux inondations. À considérer la masse énorme des destructions, rapprocher la cancel culture du 14 juillet 1789 risquerait d’assombrir l’une comme l’autre. Quand on tient une petite phrase bien frappée, il n’est pas toujours bon de chercher à l’expliquer. Jean-Luc Mélenchon l’a compris.

Michel Le Séac’h

22 novembre 2021

Jean-Christophe Lagarde : « si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : actu.fr, 22 novembre 2021

« La petite phrase a rapidement fait polémique », relate Dorine Goth. Il y a de quoi. En direct au micro de France Info, Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI a déclaré : « Se foutre du monde au point de dire ‘je suis un RPR’, Monsieur Zemmour, si Monsieur Pasqua était là, il te filerait une balle dans la tête ».

Ce n’est pas la première sortie labellisée « petite phrase » du leader centriste. En juillet dernier, il s’était fait remarquer par cette déclaration qualifiée de petite phrase par LCI : « Celui qui n'est pas vacciné contre le COVID, qui est hospitalisé en réanimation, c'est quand même tout le monde qui paie. Il faudra se poser la question : est-ce qu'on doit payer la réa à quelqu'un qui a refusé de se protéger ? » En 2017, le jury « Press Club humour et politique » l’avait qualifié pour : « La moitié de nos électeurs sont passés chez Macron et je crois que l'autre est déjà en marche ».

Cette fois, Jean-Christophe Lagarde s’est empressé d’avouer une formule « inappropriée », en assurant avoir « seulement paraphrasé » une phrase de Charles Pasqua. Celui-ci n'est plus là pour donner son avis. En 2014, quelques mois avant sa mort, il avait déclaré : « Tenir le genre de propos comme Zemmour devant nous, je ne sais pas dans quel état il serait ressorti ». Ce qui est tout de même assez loin de la balle dans la tête…

Jean-Christophe Lagarde avait brièvement été gardé à vue en mars dernier pour détention d’armes. Il assurait alors pratiquer le tir sportif. Novice en matière d'armement, Éric Zemmour n'en semble pas alarmé. « Je te laisse à ta juste place politique : au centre du néant », a-t-il répondu.

M.L.S.

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette leur rubrique est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.

20 novembre 2021

« Petite phrase » : l’exploration d’un phraséologisme

Le site archives-ouverte.fr (HAL) a mis en ligne récemment « Le phraséologisme ‘’petite phrase’’ »(1), un article publié initialement en 2019 par Le français moderne – Revue de linguistique française(2). Sophie Jollin-Bertocchi, maître de conférence à l’Université Versailles Saint-Quentin, s’y emploie à clarifier ce qu’est une « petite phrase ».

Une phrase, déjà est un « objet d’étude complexe », introduit dans la langue française seulement au 16e siècle(3) et dont le sens a évolué en plusieurs étapes pour désigner finalement une séquence autonome et complète. L’adjectif petite complique les choses : « Le syntagme présente une réelle complexité sémantique qui tient à la superposition du sens propre et des sens figurés de l’adjectif qualificatif petite, provoquant un glissement sémantique du noyau ».

Il n’y a pas que petite : ainsi, de belles phrases se situe « à la limite de l’antiphrase ». C’est pourquoi, « au prisme des expressions phraséologiques qui l’escortent et qui offrent des traces de son sens à l’ère rhétorique, le mot phrase dénomme le lieu linguistique de l’absence de sens » !

Anthologisation

Une étude minutieuse de la littérature révèle que « les valeurs positives (phrase agréablement et efficacement tournée) de la petite phrase en décousent avec des valeurs négatives (gloire éphémère, intention agressive) ». Il y a « conflit sémantique » car la locution est employée dans un « contexte polémique ». Bien que la parole soit un objet oral et éphémère, la petite phrase médiatisée subit un processus d’« anthologisation », de « mise en patrimoine », voire de « sacralisation de la petite phrase, interprétable comme succédané laïc de la parole évangélique dans une société déchristianisée ».

De plus, la petite phrase est envahissante. On remplace souvent phrase par petite phrase pour « désigner des phrases à remarquer, susceptibles de devenir remarquables ». Pour Sophie Jollin-Bertocchi, « le phraséologisme petite phrase participe ainsi d’un phénomène de réification dans un contexte de fétichisme consumériste ». Il est représentatif de la manière « d’imposer le contenu de certaines formes d’expression choc qui tendent à devenir clichés et références culturelles ». Petite phrase pourrait ainsi inaugurer une nouvelle époque de l’histoire du mot phrase.

La démonstration est éloquente. Cependant, à considérer le syntagme sous un prisme autre que celui de la linguistique, un doute survient. Si, dans le domaine de la communication politique, la « petite phrase » n’est mentionnée que depuis quelques décennies, elle désigne en réalité un usage très ancien. On parlait jadis de mots, de traits, de flèches, de piques, de pointes : ne faut-il pas voir dans ces mots autant de moyens de signaler des expressions choc ? Pour en faire, dans les meilleurs cas, des citations et des paroles historiques ‑ une forme d’« anthologisation »(4), sans aucun doute.

Michel Le Séac’h

(1) https://hal.uvsq.fr/hal-03325557/document

(2) Sophie Jollin-Bertocchi. « Le phraséologisme ”petite phrase” ». Le Français Moderne - Revue de linguistique Française, CILF (conseil international de la langue française), 2019, 2019 (2). hal-03325557f

(3) L’introduction du mot semble cependant antérieure à la date indiquée, 1546. Le titre complet de la première traduction française du Roland Furieux, imprimé en 1544 à Lyon chez Sulpice Sabon pour Jehan Thellusson, se présente ainsi : « Roland Furieux compose premierement en ryme Thuscaine par messire Loys Arioste, noble Ferraroys, & maintenant traduction en prose Francoyse: partie suyuant la phrase de l'Autheur, partie aussi le stile de ceste nostre langue ». Jehan des Gouttes, traducteur ou responsable de la traduction, insiste : « le lecteur Francoys pourra aussi enrichir (ou il est indigent) son parler de cette copieuse phrase Thuscane ».

Deux traductions publiées à Lyon en 1542 contiennent des avertissements de leur « translateur » commun, Estienne Dollet, sur la « phrase » étrangère. Dans Les Epistres familaires de Marc Tulle Cicero, pere d'eloquence Latine : « En quoy il fault avoir raison de la phrase, & proprieté de chasque langue, pour se trouver excellent interpreteur, & parfait" » ; dans Du Mespris de la court : & de la louange de la vie Rusticque, d'Antonio de Guevara : « ie te prie entre aultres choses penser, que la phrase du Castillan est trop plus copieuse que la Francoyse, et la liayson bien fort differente. »

Dans le prologue du Livre de Amytie de M. T. Cicero, Pere d'eloquence Latine, publié à Paris chez Denys Janot en 1539, le traducteur Jehan Collin évoque « la phrase & doulceur du stille Ciceronian ». Dans Le Jugement poetic de l'honneur femenin et seiour des illustres claires et honnestes dames, publié à Poitiers en 1538, Jean Bouchet salue l’écriture d’Apulée « en stille dur & phrase recullee ».

(4) Quant aux devises héraldiques – dont l’origine était souvent une phrase prononcée par un grand ancêtre dans une situation spécifique (« Honni soit qui mal y pense », etc.) – n’obéissaient-elles pas à une démarche de « patrimonialisation » délibérée ?

18 novembre 2021

Brigitte Macron : « Comment peut-on vous aider ? » (PPDM)

PPDM* qualifiée par : Le Monde, 16 novembre 2021

Vincent Bolloré est en colère, racontent Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin. « Comment peut-on vous aider ? » lui a demandé Brigitte Macron lors d’une visite à l’Élysée. Il « n’a pas goûté la petite phrase ».

La Première dame « se voulait aimable », pourtant. En fait, elle pose « rituellement » la question à tous les visiteurs de son mari. Peut-on alors parler vraiment de « petite phrase » ? Dans une petite phrase, il y a un sous-entendu – sauf rares exceptions du genre « casse-toi pauv’ con ».

Certes, mais si Brigitte Macron a cru émettre au premier degré une simple formule de politesse, Vincent Bolloré, lui, a pu y entendre au second degré une petite phrase pas aimable du tout. Breton et milliardaire, déjà, il n’est sûrement pas du genre à demander de l’aide. Mais il a aussi de bonnes raisons de penser qu’Emmanuel Macron cherche à lui compliquer la vie et non à l’aider. Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin racontent l’histoire dans une enquête fouillée.

Les perspectives de cette petite phrase sont minces. Elle n’a pas été prononcée en public. Elle ne vient pas d’un leader de premier plan. Elle ne peut pas offenser un groupe nombreux. De fait, ses reprises en ligne ne sont pas très fréquentes. Mais elle rappelle que les petites phrases sont dans l’oreille de l’auditeur et non dans la bouche de l’orateur. Les meilleures intentions du monde (« je traverse la rue, je vous trouve du travail »...) peuvent être prises en mauvaise part.

Y compris les simples questions, susceptibles de devenir petite phrase quand on les soupçonne d’être rhétoriques. De « Quousque tandem, Catilina… ? » à « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » en passant par « le Pape, combien de divisions ? », on connaît quelques cas fameux. Brigitte Macron, ici, paraît insoupçonnable.

MLS

* PPDM : petite phrase du moment. En période pré-électorale, les petites phrases à espérance de vie limitée se multiplient. Cette rubrique leur est consacrée. Elle est destinée à des déclarations qualifiées de « petite phrase » par au moins un média important.

Illustration : Brigitte Macron le 11 novembre 2018 lors d’une visite de Vladimir Poutine, photo site web du Président de la Fédération de Russie (extrait), licence CC BY 4.0