08 novembre 2021

TF1 et les petites phrases, cheval de Troie des médias en politique

« Les politiques ne viennent pas chez nous pour la petite phrase », assurait Thierry Thuillier, directeur de l’information du groupe TF1, dans Le Figaro de vendredi dernier(1). Vilains petits canards de la communication politique, les petites phrases ont plutôt mauvaise réputation. La presse les prend souvent avec des pincettes. Pour beaucoup, la forme dominante du discours politique s’écarte des idéaux journalistiques d’objectivité, de pondération, de rationalisme.

« C'est triste, mais c'est ainsi », s’affligeait naguère Éric Le Boucher dans Les Échos en rappelant les formules qui ont agité les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron : « la petite phrase sur les "Gaulois" ou le dialogue avec un jeune chômeur occupent bien plus d'espace médiatique que des sujets majeurs sur la santé, la pauvreté ou l'école(2). » 

Cependant :

1) Ces petites phrases traitaient implicitement d’un « sujet majeur », à savoir Emmanuel Macron lui-même : à tort ou à raison, les Français y voyaient le portrait en pointillés d’un leader nouvellement élu et encore mal connu.

2) Quand la presse met en valeur les petites phrases au lieu de les occulter,  on ne peut exclure qu'elle se plie tout simplement aux préférences des citoyens-lecteurs. « Et puis, journalistes et rédacteurs en chef sont aussi humains, après tout, et obéissent aux mêmes tendances que leur public », ont aussi rappelé Soroka et McAdams(3).

3) Les petites phrases pourraient bien être une sorte de cheval de Troie au profit des journalistes : une fois entrée dans les esprits, elles ouvrent la voie à une foule de commentaires. Ce qui accroît le poids des médias dans le débat politique.

La qualification même de « petite phrase » pourrait constituer une forme d’éditorialisation. Elle est presque toujours décernée par les médias. (Jamais un homme politique ne dit expressément : « Ceci est une petite phrase » ‑ quoi qu’il puisse le suggérer par d’autres moyens.) Pour David McCallam, « l'homme politique ne fait que livrer de la matière brute aux médias, afin que ceux-ci en extraient et par la suite en façonnent la figure rhétorique qu'est le sound bite »(4).

Et le commentaire s’accroît quand le sound bite se recule

Cet enjeu est plus marqué encore pour la presse audiovisuelle, destinataire originelle des « sound bites ». Ces derniers n'ont cessé de raccourcir depuis un demi-siècle. Quant aux entretiens et débats télévisés, ils sont de plus en plus morcelés. Cette évolution vers des formats courts est constatée « généralement sur le mode de la déploration(5) » : elle empêche les politiques de justifier leurs positions. Mais, corrélativement, le temps d’antenne réservé aux commentaires s’accroît.

Ainsi, souligne le professeur Eike Mark Rinke, en raccourcissant les sound bites, les journalistes s’arrogent un rôle croissant dans l’évaluation des positions politiques(6). On l’a bien vu lors de la dernière campagne présidentielle américaine. Donald Trump a multiplié sur Twitter les déclarations brèves et tonitruantes. Même s’il en avait eu le désir, il n’aurait pu s’en expliquer hors du web, faute d’accès non filtré aux médias. Les journalistes, en revanche, en faisaient longuement l’exégèse.

« Pour échapper au format nécessairement réduit des journaux télévisés et à la dictature du "sound bite", de la "petite phrase", il y a les talk shows, qui combinent très intimement information et spectacle », observait Roger-Gérard Schwartzenberg(7). On peut douter que ce format réduise vraiment la place des petites phrases ; en revanche, il accroît le rôle des médias. Philippe Moreau-Chevrolet a ainsi évoqué « le "style Jean-Jacques Bourdin", où ce sont les questions de l'intervieweur ‑ et non les réponses du politique ‑ qui créent l'événement »(8)

En l’occurrence, le but du journaliste est d’amener son invité politique non à dérouler un programme préfix mais à « sortir ses tripes ». Ce qui dans bien des cas peut signifier : lâcher des petites phrases. Le journaliste, alors, ne se contente pas d’exploiter les petites phrases : il les suscite.

TF1 revalorise le vocabulaire

Les politiques s'attendraient donc à autre chose sur TF1 ? Mais Thierry Thuillier ajoute aussitôt : « Dans leur tête, passer au "20 Heures" renvoie en quelque sorte à la stature d’un chef d’État. » La petite phrase est ainsi sublimée plutôt que supprimée : pour faire acte de leadership, il n’est même pas nécessaire de répondre en quelques mots à Jean-Jacques Bourdin et ses collègues, il suffit de se montrer sur le média le plus puissant. Lequel, corrélativement, affirme ainsi son pouvoir sur le politique.

Dans ses journaux télévisés, insiste Thierry Thuillier, TF1 privilégie « un entretien court et percutant, des 5-6 minutes, centrés sur des annonces. Nous voulions éviter de faire des interviews vide-poches de vingt minutes, où toutes les questions sont posées mais dont on ne retient pas grand-chose(9). » Voir dans les petites phrases des annonces percutantes et dans les exposés programmatiques des vide-poches insipides est une réévaluation habile des éléments de langage, mais ce n'est pas renier la démarche du « sound bite journalism »

Quant au « temps long » auquel aspirent les philosophes, il est délégué, au nom de la « complémentarité », à LCI, chaîne d’information continue du groupe TF1. Qui ne sera pas totalement privée de petites phrases puisqu’il lui reviendra aussi d’organiser des débats entre politiques.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube, chaîne TF1, « 2017, l’ultime face-à-face », https://www.youtube.com/watch?v=7lnvPnLO3Zk



(1) Caroline Sallé, « Thuillier : "Si les politiques veulent parler aux jeunes, qu’ils viennent aux JT de TF1" », Le Figaro, 5 novembre 2021, p. 26.
(2) Éric Le Boucher, « Juger Macron sur le fond, pas sur la forme », Les Échos, 21 septembre 2018, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/juger-macron-sur-le-fond-pas-sur-la-forme-139617, consulté le 18 septembre 2021.
(3) Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics and Negativity », Political Communication, vol. 32, n° 1, 2015, p. 1-22, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10584609.2014.881942
(4) David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4e trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040, consulté le 2 novembre 2021.
(5) Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « Poser les "petites phrases" comme objet d’étude », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 18-23.
(6) Eike Mark Rinke, « The Impact of Sound-Bite Journalism on Public Argument », Journal of Communication, vol. 66, n° 4, août 2016, https://doi.org/10.1111/jcom.12246
(7) Roger-Gérard Schwartzenberg, La Politique mensonge, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 409.
(8) Philippe Moreau-Chevrolet, « Comment Manuel Valls se transforme en... François Hollande », blog du Huffington Post, 8 décembre 2014, https://www.huffingtonpost.fr/philippe-moreau-chevrolet/interview-valls-france-2_b_6287324.html, consulté le 13 juillet 2019.
(9) Caroline Sallé, article cité.

03 novembre 2021

« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital… » : une petite phrase à retardement pour Jean Castex

« Le meilleur moyen de soulager l’hôpital c’est de ne pas tomber malade » : cette formule de Jean Castex fait un tabac sur l'internet depuis quelques jours. 20 minutes vient au secours du chef du gouvernement : « À en croire les réseaux sociaux, le Premier ministre, Jean Castex, viendrait de lancer une déclaration totalement absurde »… mais c’est un « fake » !

Une désinformation ? Pas tant que ça. En réalité, Jean Castex a bien prononcé cette phrase, et même deux fois. Seulement, c’était en octobre 2020. Est-elle moins « totalement absurde » pour autant ? Sans doute, si l’on tient compte du contexte : à cette époque, il s’agissait de préconiser le respect des gestes barrières et du port du masque pour lutter contre l’épidémie de covid-19. Mais une petite phrase circule hors contexte. Plus exactement, son véritable contexte est le public qui l’entend.

Or le public en a déjà entendu d’autres de la part de Jean Castex. « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation... mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital », a-t-il ainsi déclaré en novembre 2020. Cela lui avait valu une bronca parmi les agents hospitaliers. De même quand, en mars dernier, il a souligné que « il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea pour ouvrir des places en réanimation ». « Le meilleur moyen de soulager l’hôpital c’est de ne pas tomber malade » se rattache clairement à la même famille. La phrase est donc crédible, sa cohérence cognitive est irréprochable.

L'heure n'est plus aux « raffarinades »

À tout personnage politique de premier plan, l’opinion publique cherche à accoler une ou plusieurs petites phrases résumant son personnage. S’il ne lui en fournit pas, elle fait avec ce qu’elle trouve. « Jean Castex n’a pas encore trouvé sa petite phrase », notait-on ici l’an dernier. Les Français en ont trouvé une pour lui dans son répertoire. La citation date peut-être d’octobre 2020, mais il y a des chances pour qu’il la traîne avec lui comme Jean-Pierre Raffarin a traîné « la route est droite mais la pente est forte » pendant tout son bail à l’hôtel Matignon.

Jean-Pierre Raffarin n’a pas forcément à s’en plaindre. Lui-même se dit satisfait de ses sorties(1). Il les compare même à la poésie classique chinoise(2) ! Témoignages de bonne volonté et d’ambition limitée, elles lui permettent de collaborer sans heurts pendant trois ans, de 2002 à 2005, avec le président Chirac : « le "mâle dominant" du troupeau n'est pas le Premier ministre », souligne Joseph Daniel(3). On les appelle « raffarinades », par allusion aux « tartarinades » de Tartarin de Tarascon. 

À défaut d’un nom qui rime, Jean Castex possède un accent de circonstance. Le problème, encore une fois, c’est le contexte : les petites phrases appréciées des Français en 2002 ne le sont peut-être plus en 2021.

Michel Le Séac’h

(1) Jean-Pierre Raffarin, Je marcherai toujours à l’affectif, Paris, Flammarion, 2012.
(2) Jean-Pierre Raffarin, Chine - Le grand paradoxe, Paris, Michel Lafon, 2019.
(3) Joseph Daniel, La Parole présidentielle. De la geste gaullienne à la frénésie médiatique, Paris, Le Seuil, 2014.

llustration : capture partielle d’écran, Déclaration du Premier ministre Jean Castex à l’issue du Conseil de défense Covid-19 du 29 janvier 2021, site de l’Élysée via YouTube.

22 octobre 2021

La petite phrase du point de vue sémio-linguistique

 Le concept de « petite phrase » est rétif à toute définition claire, consensuelle et définitive. Dans le domaine de la communication politique, on ne parle de « petite phrase » que depuis quelques décennies, mais pour désigner un phénomène très ancien. Et peut-être un processus plutôt qu’un phénomène discret. Les sciences du langage ont aussi quelque peine à le cerner. Sophie Jollin-Bertocchi, maître de conférence à l’Université Versailles Saint-Quentin, s’y est employée dans « Le phraséologisme ‘’petite phrase’’ », un article publié par Le français moderne – Revue de linguistique française[i] désormais disponible en ligne sur le site archives-ouvertes.fr[ii].

Une phrase, déjà est un « objet d’étude complexe », introduit dans la langue française seulement au 16ème siècle[iii] et dont le sens a évolué en plusieurs étapes pour désigner finalement une séquence autonome et complète. L’adjectif complique beaucoup les choses : « Le syntagme présente une réelle complexité sémantique qui tient à la superposition du sens propre et des sens figurés de l’adjectif qualificatif petite, provoquant un glissement sémantique du noyau ».

Une étude minutieuse de la littérature révèle que « les valeurs positives (phrase agréablement et efficacement tournée) de la petite phrase en décousent avec des valeurs négatives (gloire éphémère, intention agressive) ». Il y a « conflit sémantique » car la locution est employée dans un « contexte polémique ». Bien que la parole soit un objet oral et éphémère, la petite phrase médiatisée subit un processus d’« anthologisation », de « mise en patrimoine », voire de « sacralisation de la petite phrase, interprétable comme succédané laïc de la parole évangélique dans une société déchristianisée ».

De plus, la petite phrase est envahissante. On remplace souvent phrase par petite phrase pour « désigner des phrases à remarquer, susceptibles de devenir remarquables ». Pour Sophie Jollin-Bertocchi, « le phraséologisme petite phrase participe ainsi d’un phénomène de réification dans un contexte de fétichisme consumériste ». Il est représentatif de la manière « d’imposer le contenu de certaines formes d’expression choc qui tendent à devenir clichés et références culturelles ».

Cependant, si au lieu de considérer l'évolution du syntagme petite phrase des origines à nos jours, on s'interrogeait sur l'époque où l'on parlait de mots, de traits, de flèches, de piques, de pointes, ne verrait-on pas tout autant dans ces appellations des moyens de signaler des expressions chocs ? Pour en faire dans les meilleurs cas, des citations, des devises héraldiques et des paroles historiques -- une forme d’« anthologisation », sans aucun doute.

M.L.S.


[i] Sophie Jollin-Bertocchi. Le phraséologisme ”petite phrase”. Le Français Moderne - Revue de linguistique Française, CILF (conseil international de la langue française), 2019, 2019 (2). ffhal-03325557f

[ii] https://hal.uvsq.fr/hal-03325557/document

[iii] L’introduction du mot semble cependant antérieure à la date indiquée, 1546. On trouve aisément des occurrences antérieures. Par exemple, le titre complet de la première traduction française du Roland Furieux, imprimé en 1543 à Lyon chez Sulpice Sabon pour Jehan Thellusson, se présente ainsi : « Roland Furieux compose premierement en ryme Thuscaine par messire Loys Arioste, noble Ferraroys, & maintenant traduction en prose Francoyse: partie suyuant la phrase de l'Autheur, partie aussi le stile de ceste nostre langue ». Jehan des Gouttes, traducteur ou responsable de la traduction, insiste : « le lecteur Francoys pourra aussi enrichir (ou il est indigent) son parler de cette copieuse phrase Thuscane ».

Deux traductions publiées à Lyon en 1542 contiennent des avertissements de leur « translateur » commun, Estienne Dollet sur la « phrase » étrangère. Dans Les Epistres familaires de Marc Tulle Cicero, pere d'eloquence Latine : « En quoy il fault avoir raison de la phrase, & proprieté de chasque langue, pour se trouver excellent interpreteur, & parfait" » ; dans Du Mespris de la court : & de la louange de la vie Rusticque, d'Antonio de Guevara : « ie te prie entre aultres choses penser, que la phrase du Castillan est trop plus copieuse que la Francoyse, et la liayson bien fort differente. »

Dans le prologue du Livre de Amytie de M. T. Cicero, Pere d'eloquence Latine, publié à Paris chez Denys Janot en 1539, le traducteur Jehan Collin évoque « la phrase & doulceur du stille Ciceronian ». Dans Le Jugement poetic de l'honneur femenin et seiour des illustres claires et honnestes dames, publié à Poitiers en 1538, Jean Bouchet salue l’écriture d’Apulée « en stille dur & phrase recullee ».

11 octobre 2021

Les petites phrases de Bernard Tapie : une grande place à la première personne

Les petites phrases ont souvent mauvaise presse et l’on ne dit pas de mal des morts – c’est sans doute pourquoi les hommages funèbres rendus à Bernard Tapie depuis une semaine n’ont guère rappelé ses déclarations les plus mémorables.

Pour être juste, 20 minutes a quand même noté avec une touche d’humour noir qu’il avait « préparé le terrain » dès 2017 avec cette déclaration au Monde : « Mourir, ça ne me fait pas chier du tout. La mort, c’est la consécration de la vie. ». Le quotidien ajoute : « ‘’Nanard’’ […] savait que ces deux petites phrases seraient du meilleur effet dans les nécrologies. »

Pour sa part, Cnews a rappelé que « en 1992, c'est lors d'un meeting que Bernard Tapie, bien connu pour ses petites phrases assassines, s'en prendra cette fois aux électeurs du Front national », avec notamment cette formule : « si Le Pen est un salaud, ceux qui votent pour lui sont des salauds ».

On s’étonne quand même de voir si peu rappelées les petites phrases d’un homme qui en était si prodigue. Ouest-France en avait même fait le thème d’un « Quiz » dès 2015. Il y citait :

  • « J’ai menti, mais c’était de bonne foi »
  • « Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste ? »
  • « Quand vous êtes dans le sens contraire du courant et que vous nagez vite, vous reculez moins que les autres. »
  • « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ‘’J’en ai plein les couilles’’ »
  • « Être un bon comptable, ce n’est pas savoir faire une bonne addition, mais trouver un résultat juste. »
  • « La seule chose que je ne referais pas, ce sont des affaires. »

Consécration suprême, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) inclut Bernard Tapie dans sa galerie « Les petites phrases des politiques ». Il y voisine avec Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Marie Le Pen, Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et une quarantaine d’autres responsables politiques de premier plan. Il y figure pour ces déclarations :

  • « Je suis rentré chez moi hier soir, ma femme m’a fait la fête, comme d’habitude »
  • « J’aurais dû être moins ambitieux »
  • « On peut pas faire les matchs que quand on est sûr de les gagner »
  • « C’est sérieux la politique »

Bernard Tapie a lui-même été un sujet de petite phrase, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ministre d’un gouvernement socialiste, il en est exfiltré d’urgence à l’annonce de ses premiers démêlés judiciaires. « Tapie n’a jamais été ma tasse de thé », laisse tomber l’ancien Premier ministre Pierre Mauroy.

« J'étais riche; je ne le suis plus. J'étais à la mode; je ne le suis plus. Je ne maîtrise ni mon calendrier ni mon destin ! » déplore alors Bernard Tapie. Une épreuve qu’il assure prendre avec philosophie : « Les coups sur la nuque, je les reçois avec respect. Dieu me les envoie pour me fortifier. J’avais la grosse tête, il veut me rendre plus humble. Ma seule prière, c’est que Sa volonté soit faite. »

Mais l’épreuve ne dure pas, et l’humilité non plus. La vertu est en proportion inverse de la prospérité. Quand Bernard Tapie rachète La Provence en 2013, il assure : « Je ne vais pas augmenter les journalistes pour qu'ils aillent se payer des putes! ». Et c’est reparti pour un tour !

Les petites phrases de Bernard Tapie présentent une caractéristique intéressante : beaucoup d’entre elles sont à la première personne. C’est relativement rare. Certes, les petites phrases ont pour principal sujet les leaders politiques. Mais ces derniers se décrivent en général en parlant d’autre chose, et souvent sans le vouloir ; Emmanuel Macron a été jugé méprisant pour avoir parlé des Gaulois réfractaires et des gens qui ne sont rien. Normalement, le moi est haïssable. « L’État c’est moi » (Louis XIV) choque en tant qu’affirmation cynique de l’absolutisme royal. « La République c’est moi » (Mélenchon) choque en tant que prétention outrancière d’un simple élu. Mélangeant le sport, la politique et l’argent, Tapie aurait pu dire « Les affaires c’est moi » sans choquer vraiment. Cela suffit à en faire un personnage hors du commun.

Michel Le Séac’h

Illustration : Jeanne Menjoulet, Flickr, licence CC BY 2.0.

22 septembre 2021

Petites phrases vertes : les épines de la campagne

Pour un parti, désigner un candidat à la présidence de la République par un processus de primaires, c’est inévitablement ouvrir la voie à des petites phrases négatives. Les adhérents d’un parti sont plus ou moins d’accord sur les idées essentielles. Le débat porte sur les personnes, le leadership. Il ne suffit pas à un candidat de se montrer sous son meilleur jour, il doit montrer qu’il mènera les siens à la victoire. Ce qui suppose d’afficher sa force, au moins symboliquement.

La nature en donne partout des exemples. Or l’homme fait partie de la nature, les écologistes ne diront pas le contraire. Le premier tour de leurs primaires avait lieu dimanche dernier. À peine les deux finalistes désignés, les petites phrases commencent. « Il y a un clivage assez clair qui se dessine entre une écologie d’accompagnement et une écologie de transformation ; je porterai la seconde », déclare Sandrine Rousseau, qualifiée pour un second tour face à Yannick Jadot. Avec cette déclaration, elle « installe le match », commente Le Figaro (21 septembre).

Lundi, le ton monte. Alice Coffin, conseillère de Paris et soutien de Sandrine Rousseau, assure que « choisir Yannick Jadot, c’est refaire un Macron ». Circonstance aggravante, elle s’exprime dans Reporterre, le quotidien en ligne favori des écologistes.

 


Matthieu Orphelin, député non inscrit (ex EELV, ex LREM) proche de Yannick Jadot, proteste dans un tweet : « Le format duel du second tour est propice aux dérapages, petites phrases et attaques inutiles et dégradantes, à chacune et chacun de veiller à les limiter. » On note qu’il parle de les « limiter » pas de les éliminer. C’est l’expérience qui parle, sans doute. Protagoniste de la campagne présidentielle EELV de 2012 (2,31 % des voix), il en a décrit les manières dans ses Chroniques d’un élu écolo : ce n’est pas joly-joly…

Il serait vain de la part des écologistes d’attendre un débat « bienveillant et apaisé » où l’on s’échangerait, au pire, du Jadot à moitié plein et du Rousseau à moitié vide, ou inversement. Il est plus raisonnable de compter sur la sagesse des candidats : à eux d’éviter les petites phrases « assassines » qui pourraient vite devenir suicidaires. Et s’ils n’ont pas cette sagesse ? Eh bien, mieux vaut sans doute qu’ils ne soient pas président. Aux électeurs d’en juger. La sélection naturelle, c’est eux.

Michel Le Séac’h

12 septembre 2021

Michel Barnier : « Qui imagine la Cour de justice européenne mise en examen ? »

D’une seule phrase, Michel Barnier a soulevé jeudi dernier une énorme agitation dans les milieux politiques et médiatiques. Personne n’a parlé de « petite phrase », pourtant. Et pour cause. Cette phrase, prononcée lors d’une journée parlementaire des Républicains, la voici :

Nous ne pouvons pas faire tout cela sans avoir retrouvé notre souveraineté juridique, en étant menacés en permanence d'un arrêt ou d'une condamnation de la Cour de justice européenne ou de la Convention des droits de l'homme, ou d'une interprétation de notre propre institution judiciaire.

Une phrase de 45 mots peut pouvait difficilement être qualifiée de « petite ». Et celle-ci ne semble pas avoir ému le grand public. Mais que les commentaires des spécialistes se soient focalisés sur elle a de quoi surprendre. Le message important, a priori, était le « faire tout cela » : ce que le candidat à la présidence de la République s’engage à réaliser s’il est élu. En l’occurrence, un moratoire de l’immigration comprenant une quinzaine de mesures : durcir les conditions du regroupement familial, distribuer des cartes vitales biométriques, renforcer Frontex, etc.

Ces mesures avaient déjà été avancées par Michel Barnier dans une tribune du 28 juillet 2021. L’une d’elles était ainsi libellée : « Loi constitutionnelle pour garantir la primauté du droit français en la matière. » C’est-à-dire, en douze mots, exactement la même chose que le 9 septembre en quarante-cinq. La bouffée d’indignation de ces derniers jours pourrait donc bien être le fruit d’une réflexion plutôt qu’une réaction spontanée.

Les positions sont, dépêche AFP aidant, assez stéréotypées :

  • Stupéfaction à Paris et Bruxelles après les critiques de Barnier contre la justice européenne – Le Parisien
  • La classe politique divisée après les critiques de Michel Barnier contre la justice européenne – Le Figaro
  • Michel Barnier provoque la consternation en Europe – Les Échos
  • Les propos anti-européens de Michel Barnier consternent Bruxelles – Challenges
  • Les propos anti-européens de Michel Barnier sèment la consternation à Bruxelles – Le Monde
  • Les propos de Michel Barnier contre la justice européenne créent la stupéfaction – Ouest-France

On note que ces réactions sont « bruxelloises », alors que l’avertissement de Michel Barnier vise tout autant le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État français. Évidemment, si un ancien commissaire européen est capable de contester aussi ouvertement la suprématie du droit européen, les autres candidats à la présidence pourraient surenchérir. Le risque est clair pour des institutions européennes déjà fragilisées par le Brexit et les attitudes de certains pays d’Europe de l’Est.

Les partisans de la supranationalité, alertés par les propos du 28 juillet, auraient pu la jouer lénifiante : « les institutions européennes respectent la souveraineté juridique des États membres dans le cadre prévu par les Traités », etc. Au contraire, ils ont saisi la première occasion explicite pour déclencher un tir de barrage. Et non contents de contester la proposition, ils attaquent l’homme lui-même. « Cela le discrédite complètement », proclame par exemple Sylvie Guillaume, eurodéputée socialiste. De là à penser qu’ils tapent fort pour tenter de dissuader d'éventuels imitateurs…

 Se montrer ferme ou pas

L’épisode contient aussi une leçon pour Michel Barnier en tant que candidat à la présidence. Expert ès milieux européens, il ne pouvait ignorer ni le caractère scandaleux de l’expression « primauté du droit français » ni la virulence de ces milieux envers les contestataires. Dès la révélation de ses intentions, c’est-à-dire dès le 28 juillet, il aurait dû s’attacher à leur donner une forme plus visible afin d’imposer sa marque, d'afficher une autorité intellectuelle.

François Fillon, lui aussi, savait bien qu’il allait scandaliser une partie de son propre camp en lançant, fin août 2016, son fameux « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? ». Une question rhétorique, largement qualifiée de petite phrase, elle. Les critiques avaient été vives mais l’ancien Premier ministre, lui aussi réputé terne et pondéré, avait acquis une stature.

À retardement, Michel Barnier cherche à présenter sa position au grand public le 9 septembre avec ce tweet : « Il faut retrouver notre souveraineté juridique pour ne plus être soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH. » Même si les sigles sont ésotériques pour beaucoup, la position se veut claire et déterminée : Michel Barnier est à l’offensive.

Cependant, devant la vivacité des réactions, l’ancien commissaire européen retire son tweet ! Il lui substitue celui-ci : « Restons calmes ! Pour éviter toute polémique inutile et comme je l’ai toujours dit très précisément, ma proposition de ‘’bouclier constitutionnel’’ ne s’appliquera qu’à la politique migratoire. » Ses adversaires restent maîtres du terrain de la twittosphère. Son geste de soumission, ou au moins de conciliation, a sûrement ses raisons mais risque d’obérer la suite d'une campagne présidentielle.

Michel Le Séac’h

Illustration : Michel Barnier en 2017, photo The Jacques Delors Institute, licence CC B Y 2.0 via Wikimedia Commons

07 septembre 2021

Sans petite phrase vacharde, où ira Xavier Bertrand ?

À propos de l’élection présidentielle de 2022, Le Figaro a publié hier un sondage d’autant plus intéressant qu’il écarte toute certitude ! « La compétition électorale reste très ouverte », lit-on. Était-on mieux fixé il y a cinq ans ? « Présidentielle : un sondage donne la gauche éliminée au premier tour dans tous les cas » titrait Le Monde le 7 septembre 2016. François Hollande serait devancé par Marine Le Pen et le candidat de droite, Nicolas Sarkozy ou Alain Juppé. Il allait couler encore beaucoup d’eau sous les ponts, trois de ces quatre-là étant exclus du jeu.

Quelques jours plus tôt, le 28 août 2016, François Fillon avait posé la fameuse question : « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » Il était alors classé en quatrième position dans les sondages sur la primaire de la droite et du centre. Moins de trois mois plus tard, il devancerait finalement Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Bruno Le Maire. Et on le donnerait pour largement élu en 2017. Cependant, Emmanuel Macron venait de se déclarer candidat le 16 novembre…

Instruits par l’expérience, on sent que les candidats d’aujourd’hui marchent sur des œufs. Xavier Bertrand « a demandé à ses troupes de ne se livrer à aucune critique ni petite phrase vacharde vis-à-vis des équipes adverses », révèle Marion Mourgue dans Le Figaro[1]. Est-ce si raisonnable ?

Pas de leader silencieux

Une petite phrase est un instrument de leadership. Ce n’est pas seulement une déclaration, c’est un processus : il ne suffit pas qu’elle soit émise par un candidat, encore faut-il qu’elle soit admise par le public. En retenant une petite phrase, celui-ci adoube un leader (positif ou négatif, mais c’est une autre histoire). Une petite phrase vacharde n’est pas différente des autres. Chez toutes les espèces sociales, les individus dominants s’affrontent avec les moyens du bord : cornes, crocs, griffes, ergots… Chez l’homme, avec des mots. Ça peut faire aussi mal mais c’est moins dangereux pour la survie de l’espèce. Ex « Mister Nobody », François Fillon a pris le dessus grâce à une petite phrase. Elle allait finalement faire sa perte, mais là encore c’est une autre histoire.

Personnage nouveau en politique, Emmanuel Macron avait lui-même été distingué par plusieurs petites phrases avant de se déclarer candidat (« Les femmes salariées de Gad, pour beaucoup illettrées », « Le traité de Versailles de la zone euro », « La gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins », « Le libéralisme est une valeur de gauche », « La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler », etc.). Elles lui avaient valu de solides inimitiés, mais elles avaient aussi établi sa stature dans l’électorat. Elles avaient fait de lui un leader crédible.

En s’interdisant les petites phrases, Xavier Bertrand joue la sécurité. Il fait profil bas. Au risque d’en rester là.

Michel Le Séac’h

Photo : Xavier Bertrand en campagne pour François Fillon le 5 avril 2017. Photo Thomas Bresson via Flickr, licence CC BY 2.0.
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[1] Marion Mourgue, « Le faux plat de Xavier Bertrand », Le Figaro, 6 septembre 2021.

26 juillet 2021

Comment dit-on « petite phrase » en anglais ?

Traduire « petite phrase » en anglais, à première vue, c’est facile : les dictionnaires bilingues ont généralement opté pour sound bite ou soundbite ‑ littéralement « bouchée sonore ». C’est la solution retenue par Le Grand Robert & Collins, le Harrap’s Unabridged Dictionary ou le Harrap’s Shorter. La locution « petite phrase » ne date que du 20e siècle. C’est aussi le cas du sound bite, enfant des médias de masse radio-télédiffusés « La nature réductionniste de la télévision pousse les politiciens à résumer leurs discours dans des sound bites – phrases cohérentes ayant un début, un milieu et une fin, qui véhicule un principe clair – une idée principale présentée avec un minimum de mots », explique la fondatrice de Rhetoric Academy[i].

Cependant, les petites phrases ne sont pas toujours si « cohérentes ». Et surtout, le sound bite est affaire de forme plus que de fond, de technique plus que de langage. Selon l’International Encyclopedia of Political Communication, « un sound bite est un segment audiovisuel dans lequel on peut voir et entendre un orateur »[ii]. Il s'agit à l’origine d'un extrait que le producteur d’un journal radiophonique ou télévisé va retenir dans un discours enregistré. Si les sound bites duraient en moyenne 40 secondes dans les années 1960 et moins de 10 aujourd’hui, ce n'est pas parce que les politiciens cultivent la concision mais parce que les chaînes de télévision leur coupent la parole.

Dans la pratique, donc, le choix des dictionnaires n’est pas toujours suivi. Le site de traduction Linguee recense dans sa base de données de textes bilingues une trentaine d’extraits contenant la locution « petites phrases »[iii]. Ils proviennent de sources comme l’administration canadienne ou le parlement européen. Parmi les traductions, « sound bites » vient nettement en tête, en un seul mot ou en deux, avec une dizaine d’occurrences. Mais on trouve aussi « brief phrases », « catchphrases », « empty phrases », « familiar phrases », « little lines », « little phrases », « more sentences », « pieces of advice », « proverbs and inspirational messages », « quotes », scathing comments », « short phrases », « short sentences », « simple phrases », « simple sentences », « small sentences », « sterile statements » et « well-rehearsed sentences » !

On pourra trouver aussi à l’occasion « baselines », « buzzwords», « loaded phrases », « one-liners », « punchlines », « snippets » ou « utterances » d'une part[iv], « slogan », « rengaine », « accroche », « phrase clé », « phrase fétiche », « phrase culte » ou « clip sonore » de l’autre. Il faudrait y ajouter de nombreux néologismes formés sur des noms propres pour désigner des petites phrases propres à certains personnages ; on reviendra sur ce sujet.

Une telle dispersion montre à la fois que le phénomène est très présent et qu’il n’est pas bien cerné. Toutes ces expressions sont au fond des métaphores pour un concept auquel il manque un nom. Et rien n’est plus difficile que d’étudier une chose sans nom !

Michel Le Séac’h

Illustration [cc] CALI Lesson par Eric Molinsky via Flickr


[i] Michelle Stein Teir, « What makes a speech effective? Netanyahu's and Obama's SPECtrum of Rhetoric Intelligences (SPEC/RI) in United Nations speeches 2009-2012 », in The Rhetoric of Political Leadership: Logic and Emotion in Public Discourse, Ofer Feldman (dir.), Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2020, p. 35.

[ii] Ozen Bas et Maria Elizabeth Grabe, article « Sound Bite » dans The International Encyclopedia of Political Communication, G. Mazzoleni (dir.), doi:10.1002/9781118541555.wbiepc063.

[iii] Voir https://www.linguee.com/english-french/search?source=auto&query=%22petites+phrases%22. Consulté le 26 juillet 2021.

[iv] Voire une simple allusion que le traducteur désignera spontanément comme une petite phrase : « ‘Eh bien, je suis sûr que les dirigeants de Wall Street vont adorer.’ Cette petite phrase est lancée parmi d’autres commentaires ordinaires, mais la culpabilité associée vous trotte dans la tête », in Robert Greene, Les Lois de la nature humaine, Paris, Alisio, 2019, p. 268. Traduction de Cécile Capilla, Danielle Lafarge et Sabine Rolland.

18 juillet 2021

Avec Emmanuel le hardi, Alain Duhamel n’éclaire pas tous les mystères de la parole présidentielle

Dans son dernier livre, paru au début de cette année, Alain Duhamel s’amuse à attribuer aux présidents de la Cinquième République des surnoms à la manière des monarques de l’Ancien régime. Le général de Gaulle eût été Charles le Grand, Mitterrand, François le Hutin, etc. « Quant à Emmanuel Macron, écrit l’essayiste, c’est Emmanuel le Hardi qui semble le plus approprié, comme pour Philippe III le Hardi au XIIIe siècle ». Cette référence est-elle bien judicieuse ?

« Dans la galerie des rois de France, il n'y a guère de figure plus effacée et plus sacrifiée que celle de Philippe III », constate le grand médiéviste Charles-Victor Langlois dans la biographie qu’il a consacrée à ce fils de saint Louis. « Les chroniqueurs du moyen âge sont discrets sur son compte ; les écrivains modernes lui ont reproché en passant son "incurable incapacité". Il n'est connu que par son surnom énigmatique, qui a fait le désespoir des commentateurs, car on n'attribue à ce prince aucun trait marqué d'héroïsme ou de témérité. »


Alain Duhamel en attribue davantage à Emmanuel Macron. « Qui peut nier ses aptitudes à prendre les décisions les plus difficiles et les plus osées ? » demande-t-il, le comparant à Churchill, Disraeli et Guizot. Son livre n’éclaire pas totalement le personnage, cependant. Il est en grande partie consacrée à de vastes tours d’horizon sur l’état de la démocratie française et la géopolitique de l’Europe, ou encore à la présentation des candidats potentiels à l’élection présidentielle de 2022. Ces tableaux sont bien troussés, comme toujours. Mais le personnage principal reste dans une semi-obscurité.

Peut-être la hardiesse du Hardi est-elle surtout de la jeunesse et de l’inexpérience. En tout cas, les nobles intentions achoppent parfois sur l’exécution. Si le président de la République « inspire et contrôle de très près la construction de son image », il est aussi, « en même temps », le premier acteur de sa dégradation. Il soigne « ces grands discours qu’il signe d’un style », ses écrits « témoignent de sa hardiesse et de la diversité de ses talents d’expression » mais il multiplie les bévues et les gaffes qui lui aliènent une bonne partie des Français et des corps constitués.

Les petites phrases, un mystère pas éclairci

Alain Duhamel, en dépit de sa bienveillance, ne peut que le constater : « la France a un jeune président entreprenant et audacieux mais clivant et, on l’a vite constaté de petites phrases intempestives en petites phrases provocatrices, imprudent » (p. 52). Ah ! « les fameuses ‘’petites phrases’’, aussitôt happées par dix smartphones, aussitôt relayées par vingt sites aux aguets, aussitôt répercutées sur les réseaux sociaux, tambourinées et trompetées sur les chaînes d’information continue ». Le président serait ainsi victime d’une «  malédiction des ‘’petites phrases’’ ».

Mais si telle est leur importance, pourquoi l’analyste subtil qu’est Alain Duhamel ne cherche-t-il pas davantage à explorer leur genèse et leur fonction ? Elles ont au moins une part de mystère, pourtant, puisque « parfois aussi, des ‘’petites phrases’’, lancées sur le ton de la plaisanterie, sans penser à mal, colportant d’ailleurs une part de vérité, allument néanmoins des incendies médiatiques aussi théâtraux que disproportionnés ». Le constat est un peu court. Est-ce le « ton de la plaisanterie » ou la « part de vérité » qui déclenche l’incendie ? Ou autre chose encore, qu’Emmanuel le hardi ne cherche pas à tirer au clair ? 

Si les smarphones, les réseaux sociaux, les chaînes d'information continue accélèrent la circulation des « fameuses petites phrases », ils ne les créent pas. Le peuple n'avait pas besoin de smartphone pour se répéter  « Delenda est Carthago » en quittant le Sénat ou « De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace » aux portes de l'Assemblée. L’ombre qui demeure sur le personnage d'Emmanuel Macron demeure aussi sur ce qui aura aussi été une grande caractéristique de son mandat, les petites phrases accrochées à ses basques. Mais peut-être Alain Duhamel, qui a toujours la plume alerte, prépare-t-il déjà un Emmanuel le clivant pour en dire plus.

Michel Le Séac’h

Alain Duhamel, Emmanuel le hardi, Paris, Les Éditions de l’Observatoire, 286 pages, 20 €

08 juillet 2021

Macron ou le mystère du verbe, de Damon Mayaffre : le mystère fait de la résistance

La déclaration de candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2022 fait un tabac ! Elle est l’œuvre d’un algorithme d’intelligence artificielle. Il y a bien longtemps que des humoristes ont proposé des générateurs de langue de bois, dans la foulée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy. On en trouve en ligne chez Odexa, ActuFinance, Nota-PME et d’autres. Mais celui-ci est spécialisé dans le « parler Macron ». On s’y croirait ! On s’y croirait, et en même temps, on sent qu’il manque quelque chose. On y reviendra plus bas.

Ce texte est l’épilogue fantaisiste d’un ouvrage tout à fait sérieux, Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine, un gros livre (342 pages) à la présentation sobre et qualitative. Son auteur, Damon Mayaffre, enseigne à l’Université Côte d’Azur. Docteur en histoire, il a bifurqué vers la linguistique via l’étude logométrique du discours politique. Après Chirac, Sarkozy et les autres, il se penche sur celui d’Emmanuel Macron ‑ du moins celui du « jour d’avant » puisque la pandémie de covid-19 a changé subitement le discours du chef de l’État. Le livre est fondé sur l’étude de cent discours soumis au crible du logiciel Hyperbase développé par l’Université Côte d’Azur et le CNRS.

Il est divisé en trois parties : la « naissance » d’Emmanuel Macron en 2017, sa « généalogie » révélée par les parentés de son discours avec celui de ses prédécesseurs et son « actualité », c’est-à-dire ses principales thématiques.

Spécificités du discours macronien

Dès sa naissance, le discours d’Emmanuel Macron privilégie le mouvement (le nom « En Marche ! » en est témoin). Avant l’élection présidentielle il est truffé de verbes comme « changer », « transformer », « bouger », « construire » et toute une série de mots en « re- » : « renouveler », « refonder », « réformer », « recréer » et les substantifs correspondants. Emmanuel Macron adore la lettre « r », plaisante Damon Mayaffre.

S’y ajoute une particularité remarquable repérée par la logométrie : « Chez Macron, les verbes de changement sont très souvent employés de manière intransitive, c’est-à-dire sans complément d’objet. (…) Macron peut répéter ‘’je veux transformer’’, ‘’il faut réformer’’, sans avoir à préciser l’objet politique de la transformation ou des réformes souhaitées : le mouvement présenté comme une fin en soi » (p. 62). Ce que confirme la fréquence, dans ses discours, du suffixe « -tion » (évolution, libération…), qui connote le mouvement.

S’il est question de « projet », ce mot lui-même est répété « pour ne pas nécessairement avoir à dire de quel projet il s’agit ». Les pronoms « je » et « nous » sont multipliés « pour fabriquer une communauté de destin indépendamment du contenu ou du programme » et « s’en tenir au processus pour performer un consensus qui apparaîtra d’autant plus évident qu’il est non explicité ». Est-ce spontané ou délibéré ? Le résultat en tout cas, est que « la parole que Macron s’applique à prononcer est consciemment fuyante en cherchant à ne rien dire de net qui puisse choquer, diviser, idéologiser. »

Ex Machina

Les cent discours analysés constituent donc un « corpus » fragile et définir le « macronisme » est difficile. Damon Mayaffre y voit d’abord  une « rhétorique du processus ». Mais il se présente aussi comme un « pragmatisme », une « rhétorique de l’explication, un discours du ‘’parce que’’ », une « troisième voie entre l’ultra-libéralisme et le social-réformisme » et un « idéal européen ». Le « mystère du verbe » est loin d’être totalement levé.

Si la logométrie permet de repérer la structure du discours macronien dans la première partie du livre, elle met aussi en évidence, dans la troisième partie, quatre thématiques prioritaires : l’économie, la société, le social et le régalien (qui inclut l’Europe). La santé n’y est pas, pour des raisons de calendrier : la grande majorité des discours cités datent de la période 2017-2019 et sont donc antérieurs à l’épidémie de covid-19. L’auteur examine le sujet à part, dans un avant-propos intitulé « Macron ‘’ex machina’’ » ‑ autrement dit, un commentaire de texte rédigé sans l’aide de l’ordinateur.

Et à vrai dire, ce qualificatif pourrait aussi concerner largement la troisième partie du livre. L’ordinateur repère les thèmes du discours à travers des mots, voire des phrases. Rien de plus en réalité. Damon Mayaffre leur donne du sens par le commentaire. Il est dommage qu’il manifeste souvent des sentiments personnels à l’égard de son sujet d’étude. Exemple : « La forme la plus anecdotique de cette présidence publicitaire est sans doute l’éloge funèbre que le premier des Français se sent obligé de prononcer, devant les caméras de télévision, pour un chanteur franco-belge exilé fiscal aux États-Unis et aux mœurs dissolues, mais dont le chef de l’État semblait vouloir récupérer auprès des fans un peu d’aura et de notoriété » (p. 178).

Emprunts ou ressemblances ?

Revenons sur la deuxième partie du livre. Elle examine les « emprunts du discours » d’Emmanuel Macron à « ses huit devanciers » (sept en réalité), les précédents présidents de la Ve République. « L’intelligence artificielle peut chiffrer avec précision ces emprunts multiples », assure l’auteur ; « après apprentissage, l’algorithme évalue chaque phrase de Macron pour lui trouver une forme de paternité ou de source d’inspiration dans le corpus présidentiel » (p. 126). L’ordinateur de Damon Mayaffre calcule même un « taux d’inspiration » : Emmanuel Macron serait ainsi inspiré à 2 % par de Gaulle, 7 % par Pompidou, 3 % par Giscard, 12 % par Mitterrand, 21 % par Chirac, 29 % par Sarkozy et 26 % par Hollande.

Mais comment faire la part de ce qui est « emprunt » ou « inspiration » et de ce qui est air du temps ou préoccupations communes chez les titulaires successifs d’une même fonction ? « Quand Macron imite Giscard, nous versons ainsi dans un discours sans visage ni patrie », écrit par exemple Damon Mayaffre. Faut-il y voir une imitation de l’un par l’autre ou plutôt la marque commune d’un passage par l’ENA et l’Inspection des finances ? Sans doute, « à quarante ans de distance, Macron se rapproche de Giscard […] sur un thème particulier et récurrent du débat politique français : le nucléaire. » Ce rapprochement n’est pas quantitatif : Emmanuel Macron parle peu du nucléaire – moins que Mitterrand ou Sarkozy. Mais ses positions « rappellent étrangement celles de Giscard d’Estaing ». On soupçonne pourtant que tous deux parlent métier, tout simplement : l’un a présidé au grand programme nucléaire, le second est soumis à la clause de revoyure implicite de ce programme après quarante ans de vie des premières centrales.

Les petites phrases absentes

« Pour qui n’a qu’un marteau, tout a l’air d’un clou », disait Abraham Maslow. Ici, l’algorithme examine tous les passages de Macron et mesure systématiquement leurs ressemblances avec les discours des présidents précédents. Fatalement, il en trouve. Mais conclure à des inspirations ou des emprunts peut être une extrapolation hâtive. Exemple : « Jacques Chirac articule, pendant douze ans, majoritairement des platitudes ou des généralités. Et Emmanuel Macron, lorsqu’il l’imite, n’hésite pas à prononcer quelques discours à l’eau tiède, mouillés de bons sentiments et pleins de vide » (p. 185). On soupçonne que cette « imitation de J.C. » est en fait un caractère commun aux adeptes de la langue de bois. Mais puisque seuls les discours de Chirac figurent dans la base de données, le logiciel conclut que ceux de Macron s’en inspirent.

Si ce livre est riche en observations, son principal enseignement est « en creux ». « Comprendre le macronisme, c’est d’abord – tel est le postulat de ce livre – comprendre les mots-images, les phrases-idées, les discours-symboles par lesquels Emmanuel Macron s’exprime et espère convaincre les Français. » Cependant, si le logiciel repère bien les mots, les phrases et les discours, il ne saisit pas encore bien les images, les idées et les symboles. Surtout, il ne saisit pas les sous-entendus et l’arc émotionnel que les mots peuvent traduire ou susciter entre un leader et son peuple. C’est pourquoi il ignore les petites phrases.

Ces dernières, pourtant, traversent furtivement le livre : « supposons que Macron prononce une phrase comme ‘’vous n’avez pas le monopole des sentiments’’ ou même ‘’vous n’avez pas l’exclusivité des sentiments’’ ou encore ‘’le monopole du cœur n’est pas votre propriété’’. Alors, le logiciel identifiera automatiquement, après examen du lexique, de la grammaire et de la syntaxe, une ressemblance linguistique avec Giscard d’Estaing lors de son fameux débat avec Mitterrand en 1974 » (p. 126). Mais saurait-il exclure « vous n’êtes pas le seul à posséder un muscle cardiaque » ? Comprendrait-il la ressemblance sémantique avec : « cessez donc d’arborer vos sentiments en bandoulière » ?

La singularité confirmée des petites phrases

Mieux encore : « supposons maintenant que Macron s’écrie à la tribune : ‘’Je vous ai entendus !’’ Hyperbase détectera l’inspiration gaulliste d’un discours de juin 1958 à Alger » (p. 126). Mais Hyperbase ignorera probablement le double sous-entendu du « je vous ai compris » gaullien (« …mais je ne ferai pas ce que vous désirez » pour l’un, « …donc il fera ce que nous désirons » pour les autres). Hors contexte, n’importe quel politicien peut dire « je vous ai compris », « je vois ce que vous voulez » ou « je perçois vos désirs » sans que le rapprochement avec de Gaulle soit le moindrement pertinent. Paradoxalement, Emmanuel Macron lui-même a bel et bien dit « Je vous ai compris » dans un discours du 18 février 2017. Hyperbase ne l’a pas repéré car ce discours ne figurait pas dans la base de données.

Celle-ci n’incluait pas non plus les discours d’Emmanuel Macron à l’étranger car ils « ne sont pas directement adressés aux Français et se trouvent très contraints linguistiquement par les circonstances et par le protocole » (p. 50). Mais les Français écoutent leur président même quand il ne s’adresse pas directement à eux ! Certaines de ses petites phrases les plus remarquées ont été prononcées à l’étranger (« le Gaulois réfractaire » au Danemark, « les Français détestent les réformes » en Roumanie, « la colonisation est un crime contre l’humanité » en Algérie…).

En les ignorant, ce livre confirme implicitement le caractère singulier des petites phrases dans le discours politique. Encore inaccessibles à l’intelligence artificielle, elles impliquent à la fois l’orateur et l’auditoire. Une petite phrase, saillante et détachable, c’est justement ce qui manque au pastiche, réussi par ailleurs, de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron. Peut-être n’en est-il que plus vrai à cause de cela : la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron en 2016 n’en contenait pas non plus. Mais le président de la République a sans doute assez appris pour ne pas refaire cette erreur.

Michel Le Séac’h

Damon Mayaffre
Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine
Éditions de l’Aube, 2021. ISBN 978-2815937467. 342 pages, 24 €.