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23 novembre 2025

« Accepter de perdre ses enfants », de l’esprit de défense au défaitisme médiatique

Le discours du général Fabien Mandon au 107e congrès de l’Association des maires de France (AMF), le 18 novembre 2025, a eu un vaste retentissement en raison d’une formule qualifiée de « petite phrase » par Le Parisien, Radio France, L’Union, France 24, RTL et quelques autres :

« Si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production défense, alors on est en risque. »

C’est bien long pour une petite phrase ! En fait, la déclaration du chef d’état-major des armées a souvent été réduite à cinq mots, « accepter de perdre ses enfants ». Ils ont servi de titre à Libération, L’Humanité ou Franceinfo. La formulation originelle, à la fois conditionnelle et négative (« si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt ») était en effet peu propice à la mémorisation.

Mais qu’y avait-il à mémoriser ? « Accepter de perdre ses enfants » est une autre manière de dire « esprit de défense ». Tout pays qui se dote d’une défense nationale accepte implicitement de sacrifier de jeunes vies. Au cours de sa demi-heure d’exposé, le général Mandon, sur un ton tranquille, a proposé plusieurs phrases complètes qui auraient pu être de meilleures candidates  :

·         Ce qu’il nous manque (…), c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est.

·         Les armées, c’est un extrait de la nation.

·         Les femmes et les hommes qui sont aujourd’hui employés partout dans le monde (…) tiendront dans leur mission s’ils sentent que le pays tient avec eux.

Le général s’est livré à un tour d’horizon de la situation polémologique du monde : les États-Unis abandonnent l’Europe et se préparent à une confrontation avec la Chine, qui elle-même se prépare à attaquer Taiwan en 2027 et s’affirme comme une puissance mondiale, l’Afrique voit progresser rapidement le nombre et la puissance des groupes terroristes, le Moyen-Orient est déstabilisé… La petite phrase retenue, cependant, concerne plus directement la Russie.

Le général Mandon a spécialement insisté sur celle-ci dans un passage qui évoque fortement la célèbre formule de Julien Freund : « c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. » Là aussi, certaines formules auraient pu avoir vocation à devenir petites phrases :

·         La Russie aujourd’hui, je le sais par les éléments auxquels j’ai accès, se prépare à une confrontation à l’horizon 2030 avec nos pays.

·         Aujourd’hui, la Russie produit plus d’équipements de défense qu’elle n’en consomme sur le front. Elle est clairement dans une phase de préparation de quelque chose d’autre.

·         Je sais qu’on sera au rendez-vous et je sais que nos compétiteurs, ceux qui déposent des têtes de cochon coupées devant des mosquées, ceux qui inventent des histoires de punaises de lit, nous écoutent et le savent.

Plus fort que « nous sommes en guerre »

Pourquoi, alors, les médias se sont-ils focalisés sur « accepter de perdre ses enfants » ? Emmanuel Macron, en voyage en Afrique, a émis l’hypothèse classique de la « phrase sortie de son contexte » : « Je vois assez bien de quoi il peut s’agir, sortir une phrase et la sortir de son contexte pour faire peur ». Pourtant, c’est dans son contexte, au contraire, qu’elle aurait de quoi faire peur, puisque le chef d’état-major évoque des préparatifs militaires observables en Russie…

Il est clair cependant que l’avertissement n’était pas destiné à épouvanter les Français. La langue vernaculaire des armées abonde en expressions martiales : « sacrifice suprême », « mourir pour la patrie », « savoir vaincre ou savoir mourir », « l’étendard sanglant est levé »… Avec la litote « perdre ses enfants », le chef des armées a plutôt tenté d’édulcorer ses propos. Il a de plus veillé à souligner que les Européens sont « fondamentalement plus forts que la Russie », même si celle-ci est convaincue du contraire. Le but était plutôt de mobiliser les esprits.

Emmanuel Macron n’avait que modérément effrayé le pays avec son « nous sommes en guerre » de mars 2020. Mais si « nous sommes en guerre » est une métaphore presque inopérante, « perdre ses enfants », quelle qu’en soit la cause, est une angoisse de tous les temps pour tous les parents. La petite phrase rencontre aisément l’opinion.

Certains médias ont même titré « il faut accepter de perdre nos enfants » (BFMTV, Le Midi libre, Le JDD, Sud Radio, L’Indépendant…). L’usage de la première personne déplace la phrase sur le terrain de l’affectivité, il en appelle directement au pathos des lecteurs ou des auditeurs. D’autant plus que la perte des enfants apparaît comme une fatalité alors qu’être « prêt à accepter », selon la formule d’origine, évoque une éventualité. Le logos est aussi renforcé puisque la phrase, complétée par un verbe, se présente désormais comme une injonction. Reste à savoir si cette aggravation du sens est délibérée ou pas…

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d'écran compte YouTube de l'Association des maires de France