Le discours du général Fabien Mandon au 107e congrès de l’Association des maires de France (AMF), le 18 novembre 2025, a eu un vaste retentissement en raison d’une formule qualifiée de « petite phrase » par Le Parisien, Radio France, L’Union, France 24, RTL et quelques autres :
« Si notre pays flanche parce
qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire
les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la
production défense, alors on est en risque. »
C’est bien long pour une petite phrase ! En fait, la déclaration du chef d’état-major des armées a souvent été réduite à cinq mots, « accepter de perdre ses enfants ». Ils ont servi de titre à Libération, L’Humanité ou Franceinfo. La formulation originelle, à la fois conditionnelle et négative (« si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt ») était en effet peu propice à la mémorisation.
Mais qu’y avait-il à mémoriser ? « Accepter de
perdre ses enfants » est une autre manière de dire « esprit de
défense ». Tout pays qui se dote d’une défense nationale accepte
implicitement de sacrifier de jeunes vies. Au cours de sa demi-heure d’exposé,
le général Mandon, sur un ton tranquille, a proposé plusieurs phrases complètes
qui auraient pu être de meilleures candidates :
·
Ce qu’il nous manque (…), c’est la force
d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est.
·
Les armées, c’est un extrait de la nation.
·
Les femmes et les hommes qui sont aujourd’hui
employés partout dans le monde (…) tiendront dans leur mission s’ils sentent
que le pays tient avec eux.
Le général s’est livré à un tour d’horizon de la situation
polémologique du monde : les États-Unis abandonnent l’Europe et se
préparent à une confrontation avec la Chine, qui elle-même se prépare à attaquer
Taiwan en 2027 et s’affirme comme une puissance mondiale, l’Afrique voit progresser
rapidement le nombre et la puissance des groupes terroristes, le Moyen-Orient
est déstabilisé… La petite phrase retenue, cependant, concerne plus directement
la Russie.
Le général Mandon a spécialement insisté sur celle-ci dans
un passage qui évoque fortement la célèbre formule de Julien Freund : « c’est
l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez
lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous
soyez l’ennemi, vous l’êtes. » Là aussi, certaines formules auraient pu avoir vocation à
devenir petites phrases :
·
La Russie aujourd’hui, je le sais par les
éléments auxquels j’ai accès, se prépare à une confrontation à l’horizon 2030
avec nos pays.
·
Aujourd’hui, la Russie produit plus
d’équipements de défense qu’elle n’en consomme sur le front. Elle est
clairement dans une phase de préparation de quelque chose d’autre.
·
Je sais qu’on sera au rendez-vous et je sais
que nos compétiteurs, ceux qui déposent des têtes de cochon coupées devant des
mosquées, ceux qui inventent des histoires de punaises de lit, nous écoutent et
le savent.
Plus fort que « nous sommes en guerre »
Pourquoi, alors, les médias se sont-ils focalisés sur « accepter
de perdre ses enfants » ? Emmanuel Macron, en voyage en Afrique, a émis
l’hypothèse classique de la « phrase sortie de son contexte » : « Je
vois assez bien de quoi il peut s’agir, sortir une phrase et la sortir de son
contexte pour faire peur ». Pourtant, c’est dans son contexte, au
contraire, qu’elle aurait de quoi faire peur, puisque le chef d’état-major
évoque des préparatifs militaires observables en Russie…
Il est clair cependant que l’avertissement n’était pas
destiné à épouvanter les Français. La langue vernaculaire des armées abonde en expressions
martiales : « sacrifice suprême », « mourir pour la patrie »,
« savoir vaincre ou savoir mourir », « l’étendard sanglant est
levé »… Avec la litote « perdre ses enfants », le chef des
armées a plutôt tenté d’édulcorer ses propos. Il a de plus veillé à souligner
que les Européens sont « fondamentalement plus forts que la Russie »,
même si celle-ci est convaincue du contraire. Le but était plutôt de mobiliser
les esprits.
Emmanuel Macron n’avait que modérément effrayé le pays avec
son « nous
sommes en guerre » de mars 2020. Mais si « nous sommes en guerre »
est une métaphore presque inopérante, « perdre ses enfants », quelle
qu’en soit la cause, est une angoisse de tous les temps pour tous les parents. La
petite phrase rencontre aisément l’opinion.
Certains médias ont même titré « il faut accepter de
perdre nos enfants » (BFMTV,
Le
Midi libre, Le
JDD, Sud
Radio, L’Indépendant…).
L’usage de la première personne déplace la phrase sur le terrain de l’affectivité,
il en appelle directement au pathos des lecteurs ou des auditeurs. D’autant
plus que la perte des enfants apparaît comme une fatalité alors qu’être « prêt
à accepter », selon la formule d’origine, évoque une éventualité. Le logos
est aussi renforcé puisque la phrase, complétée par un verbe, se présente désormais
comme une injonction. Reste à savoir si cette aggravation du sens est délibérée
ou pas…
Michel Le Séac’h
Illustration : copie d'écran compte YouTube de l'Association des maires de France
