30 mars 2021

« Dedans avec les miens, dehors en citoyen » : le slogan qui a failli devenir petite phrase

Slogans et petites phrases se ressemblent souvent dans leur forme. Surtout quand les secondes sont à l’impératif (« Ralliez-vous à mon panache blanc », « Tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens », « N’ayez pas peur »…). Mais les premiers sont mieux cadrés que les secondes. Un slogan est choisi et délibérément répété par une organisation pour favoriser la réalisation de ses objectifs. Une petite phrase… c’est plus compliqué, mais il s’agit d’ordinaire d’une formule attribuée à un personnage désigné, prononcée une fois puis qui vit sa vie dans l’opinion.

Il arrive qu’une petite phrase devienne slogan. Le célèbre « Yes we can » de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008 est issu d’un discours plus ou moins improvisé prononcé un soir de défaite à l’élection primaire du New Hampshire le 8 janvier de cette année-là[1]. Obama a noté la réaction positive de son auditoire et a fait de cette phrase minimaliste le leitmotiv de sa campagne victorieuse. Qu’un slogan devienne petite phrase serait davantage contre nature.

C’est pourtant ce qui a failli se passer avec le slogan de lutte anti-covid dévoilé le 22 mars par le Premier ministre Jean Castex : « Dedans avec les miens, dehors en citoyen ». Les réseaux sociaux y ont réagi assez systématiquement comme s’ils commentaient une phrase propre au Premier ministre et non un slogan du gouvernement. Ce qui n’est pas étonnant :

  • D’abord parce que Jean Castex l’a dévoilé lui-même. C’est par sa bouche que beaucoup de Français l’ont entendu pour la première fois.
  • Par ailleurs, ce slogan d’inspiration très XXe siècle, si ce n’est années 50, pouvait assez bien correspondre à l’image du Premier ministre. Ressemblance normale si, comme il l’a dit au Parisien, il en est l’auteur.
  • Enfin et surtout, il y a eu ce détournement immédiat et génial : « Dedans avec Durex, dehors avec Castex ». Il attachait irrémédiablement le slogan à l’hôte de Matignon. Et par-dessus le marché, il était bien plus percutant que l’original !

Puis cette attribution de petite phrase a paru retomber assez vite dans l’oubli. Le gouvernement lui-même semble s’être empressé de remiser le slogan au magasin des accessoires. Il ne figure plus sur la page d’accueil de son site ; on peut encore le trouver en rubrique « Covid-19 », mais il faut le chercher. Il paraît absent du site du ministère de la Santé et de la Solidarité. Une seule des treize agences régionales de santé (ARS) l’affiche en page d’accueil à ce jour.


À Jean Castex, on l’a déjà souligné, n’est encore attachée aucune petite phrase, qui marquerait l’opinion durablement. L’occasion s’est présentée, pourtant. Mais « ce n’est pas le moment pour desserrer la bride » ou « il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea » n’ont pas tenu la distance. Il n’a sans doute pas lieu de s’en réjouir.

Certes, il n’est pas plus mal que les Français renoncent à accrocher à son veston un slogan « sinon incompréhensible, du moins maladroit », comme l’écrit Jean-Philippe Feldman. Mais, favorable ou non, une petite phrase qui marque signale l’appartenance de son auteur aux personnages politiques de premier plan.  On dirait que l’opinion publique refuse cette qualité à Jean Castex.

Michel Le Séac’h

Photo Florian David via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 121.

27 mars 2021

05 mars 2021

Derrière « Vous êtes gentils… », une grande violence

Avant les grands moyens, les petites phrases ? Emmanuel Macron a souvent été desservi par ses sorties non calculées. Mais il sait aussi calculer. Il l’a montré avec cette formule : « Vous êtes gentils, mais tant que vous avez des vaccins dans les frigos, je ne reconfinerai pas les gens ».

La phrase n’a pas été prononcée publiquement mais au cours d’un conseil de défense sanitaire mercredi 3 mars. Elle a été rapportée le lendemain par Elisa Bartholomey, de BFMTV. Une indiscrétion tout à fait délibérée et autorisée, très probablement.

Elle ne s’adresse pas au citoyen lambda mais à un public bien déterminé : le ministère de la Santé et l’hôpital public. Et ce n’est pas une considération générale : en utilisant le « vous », le président souligne qu’il parle en direct à un groupe. Le triptyque habituel des petites phrases, auteur-médias-public, est bien caractérisé.

La phrase est d’une grande violence. C’est « une façon de mettre la pression sur le gouvernement, sur le ministre de la Santé en particulier », a commenté Elisa Bartholomey. Mais la cible n’est pas un homme ou une institution. « Vous êtes gentils » s’adresse à des personnes. L’accusation implicite désigne les milieux de la santé publique : s’ils réclament un reconfinement, comprend-on, c’est parce que beaucoup d’agents hospitaliers refusent de se faire vacciner – d’où les « vaccins dans les frigos ». Pour s’épargner une contrainte, ils en imposent une plus dure au pays entier.

Cette violence au second degré reste pourtant maîtrisée. « Vous êtes gentils » est certes une antiphrase. Telle la réplique-culte américaine « nice shoes », elle n’annonce rien de bon. Pourtant, elle tempère l’expression par un peu de bonhomie. Un troisième degré encore plus menaçant pourrait se profiler par derrière. Il n’aura pas échappé au ministre de la Santé et à son directeur général. Une rumeur court à bas bruit depuis les débuts de l’épidémie de covid-19 : leur principal impératif aurait toujours été de protéger l’hôpital public. Il fallait contenir les infections avant tout parce que, techniquement et humainement, l’hôpital n’était pas en état de faire face. Ce qui revenait en somme à considérer la réduction de la mortalité comme un moyen et non une fin. Si au sortir de l’épidémie une opinion publique exaspérée par des mois de restrictions et de valses-hésitation réclame des têtes, on saura lui en désigner.

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d'écran BFMTV

02 mars 2021

Les magistrats « petits pois » : des dangers potentiels d’une petite phrase

Nicolas Sarkozy a-t-il été condamné pour une petite phrase ? Évidemment non, mais même si elle ne figure pas au dossier, elle pourrait bien en être un élément à charge.

Le 7 octobre 2007 Invité de l'émission Vivement dimanche prochain sur France 2, le président de la République racontait une séance solennelle à la Cour de cassation. Il avait été frappé par l’homogénéité des hauts magistrats : « mêmes origines, même formation, même moule, la tradition des élites françaises, respectables, bien sûr, mais pas assez de diversité ». Et il avait décidé d’y changer quelque chose : « je n'ai pas envie d'avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le monde qui se ressemble aligné comme des petits pois, la même couleur, même gabarit, même absence de saveur ».

La métaphore étrange des « petits pois » avait intrigué. Brièvement. Google Trends ne révèle à l’époque qu’un bref surcroît de recherches sur l’expression « petits pois ». Il est probable que l’immense majorité des Français ont vite oublié cette petite phrase un peu ésotérique, dont ils ne savaient que faire. 

Mais ce que dit un dirigeant, fût-il le président de la République, ne touche pas nécessairement l’ensemble du public de la même manière. Bien des petites phrases frappent des sous-ensembles : personnes habitant un certain endroit, exerçant une certaine profession, adeptes de certains comportements, etc. Le public des petites phrases se choisit lui-même. Nicolas Sarkozy lui-même avait pu s’en rendre compte, déjà en 2005, comme ministre de l’Intérieur, avec les « racailles d’Argenteuil ». Sa petite phrase avait été reçue comme une offense non par les seules « racailles d’Argenteuil » mais par une fraction plus large de la jeunesse de banlieue.

De toute évidence, les magistrats français, et pas seulement ceux de la Cour de cassation, ont dû se sentir visés de manière assez générale par ces « petits pois ». En tout cas, leurs relations institutionnelles et autres avec le président de la République ont dès lors été exécrables. Nicolas Sarkozy a été visé par une ribambelle d’enquêtes auxquelles ses prédécesseurs Jacques Chirac et François Mitterrand n’avaient jamais eu droit. Acharnement judiciaire ? C’est probable, puisque plusieurs de ces enquêtes se sont achevées par un non-lieu. Enfin, ce 1er mars, voici Nicolas Sarkozy condamné pour corruption et trafic d’influence.

Indices et subjectivité

Et les petits pois reviennent aussitôt dans le débat. « La condamnation de Nicolas Sarkozy, une décision suspecte », estime Nicolas Beytout ce 2 mars à l’antenne d’Europe 1. « Tout est suspect, insiste le chroniqueur. D’abord, son histoire d’ancien président de la République et cette sourde bataille qui l’avait constamment opposé au monde judiciaire. Ce monde de petits pois ne lui a jamais pardonné. » Pour lui, la condamnation « souligne le corporatisme de cette profession. » Qui dit corporatisme dit identité collective – et les petites phrases font partie de celle-ci. Ce n’est pas une question d’orientation politique. Philippe Bilger, ancien avocat général, n’est pas connu pour ses opinions de gauche. Il exultait néanmoins hier sur Cnews à l’annonce de la condamnation, retrouvant le ton qu’il employait en 2014 pour dénoncer sur son blog « les grosses ficelles de Nicolas Sarkozy ».

Conscient de la charge psychologique qui intervenait dans son attitude, il concédait alors : « certains vont me reprocher mon manque de mesure, mon hostilité ». Ce côté passionnel ne fait aucun doute aujourd’hui. Le tribunal correctionnel de Paris l’a d’ailleurs signalé lui-même en assortissant son jugement d’hier de considérations morales (des actes ayant « lourdement porté atteinte à la confiance publique », etc.).

Ce qui ne poserait aucun problème si la condamnation était fondée sur des aveux ou des preuves matérielles. Mais elle l’est sur « un faisceau d’indices graves et concordants », c’est-à-dire sur l’interprétation subjective d’informations parcellaires. On imagine aisément que, le subconscient étant ce qu’il est, les petits pois ont pu faire partie du faisceau.

Michel Le Séac’h

Photo N. Sarkozy :  European People's Party - EPP Summit October 2010 via Wikipedia et FlickrCC BY 2.0