08 juillet 2021

Macron ou le mystère du verbe, de Damon Mayaffre : le mystère fait de la résistance

La déclaration de candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2022 fait un tabac ! Elle est l’œuvre d’un algorithme d’intelligence artificielle. Il y a bien longtemps que des humoristes ont proposé des générateurs de langue de bois, dans la foulée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy. On en trouve en ligne chez Odexa, ActuFinance, Nota-PME et d’autres. Mais celui-ci est spécialisé dans le « parler Macron ». On s’y croirait ! On s’y croirait, et en même temps, on sent qu’il manque quelque chose. On y reviendra plus bas.

Ce texte est l’épilogue fantaisiste d’un ouvrage tout à fait sérieux, Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine, un gros livre (342 pages) à la présentation sobre et qualitative. Son auteur, Damon Mayaffre, enseigne à l’Université Côte d’Azur. Docteur en histoire, il a bifurqué vers la linguistique via l’étude logométrique du discours politique. Après Chirac, Sarkozy et les autres, il se penche sur celui d’Emmanuel Macron ‑ du moins celui du « jour d’avant » puisque la pandémie de covid-19 a changé subitement le discours du chef de l’État. Le livre est fondé sur l’étude de cent discours soumis au crible du logiciel Hyperbase développé par l’Université Côte d’Azur et le CNRS.

Il est divisé en trois parties : la « naissance » d’Emmanuel Macron en 2017, sa « généalogie » révélée par les parentés de son discours avec celui de ses prédécesseurs et son « actualité », c’est-à-dire ses principales thématiques.

Spécificités du discours macronien

Dès sa naissance, le discours d’Emmanuel Macron privilégie le mouvement (le nom « En Marche ! » en est témoin). Avant l’élection présidentielle il est truffé de verbes comme « changer », « transformer », « bouger », « construire » et toute une série de mots en « re- » : « renouveler », « refonder », « réformer », « recréer » et les substantifs correspondants. Emmanuel Macron adore la lettre « r », plaisante Damon Mayaffre.

S’y ajoute une particularité remarquable repérée par la logométrie : « Chez Macron, les verbes de changement sont très souvent employés de manière intransitive, c’est-à-dire sans complément d’objet. (…) Macron peut répéter ‘’je veux transformer’’, ‘’il faut réformer’’, sans avoir à préciser l’objet politique de la transformation ou des réformes souhaitées : le mouvement présenté comme une fin en soi » (p. 62). Ce que confirme la fréquence, dans ses discours, du suffixe « -tion » (évolution, libération…), qui connote le mouvement.

S’il est question de « projet », ce mot lui-même est répété « pour ne pas nécessairement avoir à dire de quel projet il s’agit ». Les pronoms « je » et « nous » sont multipliés « pour fabriquer une communauté de destin indépendamment du contenu ou du programme » et « s’en tenir au processus pour performer un consensus qui apparaîtra d’autant plus évident qu’il est non explicité ». Est-ce spontané ou délibéré ? Le résultat en tout cas, est que « la parole que Macron s’applique à prononcer est consciemment fuyante en cherchant à ne rien dire de net qui puisse choquer, diviser, idéologiser. »

Ex Machina

Les cent discours analysés constituent donc un « corpus » fragile et définir le « macronisme » est difficile. Damon Mayaffre y voit d’abord  une « rhétorique du processus ». Mais il se présente aussi comme un « pragmatisme », une « rhétorique de l’explication, un discours du ‘’parce que’’ », une « troisième voie entre l’ultra-libéralisme et le social-réformisme » et un « idéal européen ». Le « mystère du verbe » est loin d’être totalement levé.

Si la logométrie permet de repérer la structure du discours macronien dans la première partie du livre, elle met aussi en évidence, dans la troisième partie, quatre thématiques prioritaires : l’économie, la société, le social et le régalien (qui inclut l’Europe). La santé n’y est pas, pour des raisons de calendrier : la grande majorité des discours cités datent de la période 2017-2019 et sont donc antérieurs à l’épidémie de covid-19. L’auteur examine le sujet à part, dans un avant-propos intitulé « Macron ‘’ex machina’’ » ‑ autrement dit, un commentaire de texte rédigé sans l’aide de l’ordinateur.

Et à vrai dire, ce qualificatif pourrait aussi concerner largement la troisième partie du livre. L’ordinateur repère les thèmes du discours à travers des mots, voire des phrases. Rien de plus en réalité. Damon Mayaffre leur donne du sens par le commentaire. Il est dommage qu’il manifeste souvent des sentiments personnels à l’égard de son sujet d’étude. Exemple : « La forme la plus anecdotique de cette présidence publicitaire est sans doute l’éloge funèbre que le premier des Français se sent obligé de prononcer, devant les caméras de télévision, pour un chanteur franco-belge exilé fiscal aux États-Unis et aux mœurs dissolues, mais dont le chef de l’État semblait vouloir récupérer auprès des fans un peu d’aura et de notoriété » (p. 178).

Emprunts ou ressemblances ?

Revenons sur la deuxième partie du livre. Elle examine les « emprunts du discours » d’Emmanuel Macron à « ses huit devanciers » (sept en réalité), les précédents présidents de la Ve République. « L’intelligence artificielle peut chiffrer avec précision ces emprunts multiples », assure l’auteur ; « après apprentissage, l’algorithme évalue chaque phrase de Macron pour lui trouver une forme de paternité ou de source d’inspiration dans le corpus présidentiel » (p. 126). L’ordinateur de Damon Mayaffre calcule même un « taux d’inspiration » : Emmanuel Macron serait ainsi inspiré à 2 % par de Gaulle, 7 % par Pompidou, 3 % par Giscard, 12 % par Mitterrand, 21 % par Chirac, 29 % par Sarkozy et 26 % par Hollande.

Mais comment faire la part de ce qui est « emprunt » ou « inspiration » et de ce qui est air du temps ou préoccupations communes chez les titulaires successifs d’une même fonction ? « Quand Macron imite Giscard, nous versons ainsi dans un discours sans visage ni patrie », écrit par exemple Damon Mayaffre. Faut-il y voir une imitation de l’un par l’autre ou plutôt la marque commune d’un passage par l’ENA et l’Inspection des finances ? Sans doute, « à quarante ans de distance, Macron se rapproche de Giscard […] sur un thème particulier et récurrent du débat politique français : le nucléaire. » Ce rapprochement n’est pas quantitatif : Emmanuel Macron parle peu du nucléaire – moins que Mitterrand ou Sarkozy. Mais ses positions « rappellent étrangement celles de Giscard d’Estaing ». On soupçonne pourtant que tous deux parlent métier, tout simplement : l’un a présidé au grand programme nucléaire, le second est soumis à la clause de revoyure implicite de ce programme après quarante ans de vie des premières centrales.

Les petites phrases absentes

« Pour qui n’a qu’un marteau, tout a l’air d’un clou », disait Abraham Maslow. Ici, l’algorithme examine tous les passages de Macron et mesure systématiquement leurs ressemblances avec les discours des présidents précédents. Fatalement, il en trouve. Mais conclure à des inspirations ou des emprunts peut être une extrapolation hâtive. Exemple : « Jacques Chirac articule, pendant douze ans, majoritairement des platitudes ou des généralités. Et Emmanuel Macron, lorsqu’il l’imite, n’hésite pas à prononcer quelques discours à l’eau tiède, mouillés de bons sentiments et pleins de vide » (p. 185). On soupçonne que cette « imitation de J.C. » est en fait un caractère commun aux adeptes de la langue de bois. Mais puisque seuls les discours de Chirac figurent dans la base de données, le logiciel conclut que ceux de Macron s’en inspirent.

Si ce livre est riche en observations, son principal enseignement est « en creux ». « Comprendre le macronisme, c’est d’abord – tel est le postulat de ce livre – comprendre les mots-images, les phrases-idées, les discours-symboles par lesquels Emmanuel Macron s’exprime et espère convaincre les Français. » Cependant, si le logiciel repère bien les mots, les phrases et les discours, il ne saisit pas encore bien les images, les idées et les symboles. Surtout, il ne saisit pas les sous-entendus et l’arc émotionnel que les mots peuvent traduire ou susciter entre un leader et son peuple. C’est pourquoi il ignore les petites phrases.

Ces dernières, pourtant, traversent furtivement le livre : « supposons que Macron prononce une phrase comme ‘’vous n’avez pas le monopole des sentiments’’ ou même ‘’vous n’avez pas l’exclusivité des sentiments’’ ou encore ‘’le monopole du cœur n’est pas votre propriété’’. Alors, le logiciel identifiera automatiquement, après examen du lexique, de la grammaire et de la syntaxe, une ressemblance linguistique avec Giscard d’Estaing lors de son fameux débat avec Mitterrand en 1974 » (p. 126). Mais saurait-il exclure « vous n’êtes pas le seul à posséder un muscle cardiaque » ? Comprendrait-il la ressemblance sémantique avec : « cessez donc d’arborer vos sentiments en bandoulière » ?

La singularité confirmée des petites phrases

Mieux encore : « supposons maintenant que Macron s’écrie à la tribune : ‘’Je vous ai entendus !’’ Hyperbase détectera l’inspiration gaulliste d’un discours de juin 1958 à Alger » (p. 126). Mais Hyperbase ignorera probablement le double sous-entendu du « je vous ai compris » gaullien (« …mais je ne ferai pas ce que vous désirez » pour l’un, « …donc il fera ce que nous désirons » pour les autres). Hors contexte, n’importe quel politicien peut dire « je vous ai compris », « je vois ce que vous voulez » ou « je perçois vos désirs » sans que le rapprochement avec de Gaulle soit le moindrement pertinent. Paradoxalement, Emmanuel Macron lui-même a bel et bien dit « Je vous ai compris » dans un discours du 18 février 2017. Hyperbase ne l’a pas repéré car ce discours ne figurait pas dans la base de données.

Celle-ci n’incluait pas non plus les discours d’Emmanuel Macron à l’étranger car ils « ne sont pas directement adressés aux Français et se trouvent très contraints linguistiquement par les circonstances et par le protocole » (p. 50). Mais les Français écoutent leur président même quand il ne s’adresse pas directement à eux ! Certaines de ses petites phrases les plus remarquées ont été prononcées à l’étranger (« le Gaulois réfractaire » au Danemark, « les Français détestent les réformes » en Roumanie, « la colonisation est un crime contre l’humanité » en Algérie…).

En les ignorant, ce livre confirme implicitement le caractère singulier des petites phrases dans le discours politique. Encore inaccessibles à l’intelligence artificielle, elles impliquent à la fois l’orateur et l’auditoire. Une petite phrase, saillante et détachable, c’est justement ce qui manque au pastiche, réussi par ailleurs, de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron. Peut-être n’en est-il que plus vrai à cause de cela : la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron en 2016 n’en contenait pas non plus. Mais le président de la République a sans doute assez appris pour ne pas refaire cette erreur.

Michel Le Séac’h

Damon Mayaffre
Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine
Éditions de l’Aube, 2021. ISBN 978-2815937467. 342 pages, 24 €.

23 juin 2021

« Il faut que tout change pour que rien ne change » : optimisation d’une petite phrase

En matière de petite phrase, la vox populi est plus forte que l’auteur d’origine. Elle est capable d’imposer une forme « parfaite » ‑ du moins une forme qui lui convient. « Il faut que tout change pour que rien ne change » en est témoin. Au croisement de la politique et de la culture, cette réplique culte tient assurément une place de choix. Sous une forme rimée, elle véhicule un sous-entendu puissant. Relativement consensuelle, elle ajoute un vernis culturel au populaire « Plus ça change, plus c’est la même chose ».

Chacun connaît ou croit connaître cette phrase issue du Guépard, le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1958) adapté au cinéma par Luchino Visconti (1963). L’action se déroule en Sicile en 1860, vers la fin du Risorgimento. Sous la pression de Garibaldi, l’île est fermement invitée à se joindre au mouvement d’unification de l’Italie. Don Fabrizio, prince Salina, observe les événements avec scepticisme. Son neveu Tancrède y participe avec enthousiasme. Loin de les opposer, pourtant, ils rapprochent les deux hommes. Tancrède représente un ordre futur qui se substituera à l’ordre passé, une nouvelle aristocratie qui remplacera l’ancienne : « Il faut que tout change pour que rien ne change », dit-il à son oncle.

Ainsi va le récit, du moins. Pourtant, même si référence expresse est faite au livre de Lampedusa et/ou au film de Visconti, la majorité des citations ‑ et elles sont nombreuses, notamment en politique – sont inexactes. Voici la phrase en V.O. italienne : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! » Dans la version française du film, qui reprend la traduction du roman par Fanette Pézard, elle est rendue par : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout »

Le verdict populaire s’impose

Cette traduction semble assez fidèle à l’original. (La traduction automatique par Google donne « Si nous voulons que tout reste tel qu'il est, tout doit changer. ») Or le moteur de recherche de Google ne trouve aujourd’hui que 176 résultats pour « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout » contre environ 13 500 pour « il faut que tout change pour que rien ne change » : il n’y a pas photo (1) ! On trouve aussi quelques autres formules minoritaires (« Si nous voulons que tout reste tel que c'est , il faut que tout change », etc.).

Or beaucoup des citations non conformes se trouvent dans des revues et des livres on ne peut plus sérieux, de Défaite interdite de Pierre Moscovici (Paris, Flammarion, 2011) à Dans un état critique d’Angelo Rinaldi (Paris, La Découverte, 2010).

Comment expliquer une déformation aussi massive ? On peut avancer deux ou trois hypothèses. D’abord, dans la traduction « fidèle », le doublement du « tout » est conforme à celui du « tutto » italien mais n’en a pas la sonorité. L’introduction d’une rime interne avec le doublement de « change » améliore la prosodie de la phrase. L’abandon du deuxième « tout » n’affaiblit pas celle-ci, au contraire, puisque « rien » lui apporte un contraste fort. Le verbe « changer » est en outre plus spécifique que le nom très commun « tout ». Enfin la suppression de « si nous voulons… », qui n’apporte aucune information, simplifie la phrase. Le conditionnel, d’ailleurs, n’est pas propice aux petites phrases. On ne pourrait citer beaucoup de phrases historiques commençant par « si » : la relation entre un peuple et son leader s’exprime au présent.

Alors, bien sûr, « il faut que tout change pour que rien ne change » ne signifie pas tout à fait la même chose que « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ». Mais l’important n’est pas ce qu’écrit Lampedusa ou ce que déclare Alain Delon en Tancrède devant la caméra de Visconti, c’est ce qu’en retient la postérité. Les petites phrases sont souvent façonnées par leur public. Emmanuel Macron et bien d’autres en ont fait l’expérience, pas toujours à leur avantage.

Michel Le Séac’h

(1) En anglais, la traduction originale d’Archibald Colquhoun, « If we want things to stay as they are, things will have to change », donne environ 9 120 résultats avec Google Search. « Change everything to not to change anything », environ 14 700 résultats, et « everything must change for everything to remain the same », 2 530 résultats.

Illustration : Luchino Visconti et Burt Lancaster sur le tournage du Guépard à Palerme en 1963, photo Manfredi Mazzè sous licence CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons

20 juin 2021

« Ce n’est plus le virus qui nous traque… » : une petite phrase qui a déjà trop servi

« Ce n’est plus le virus qui nous traque, c’est nous qui le traquons » : Ainsi s’exprimait Olivier Véran au micro de Sonia Mabrouk, sur Europe 1, le 26 juin 2020 (à 1:05 sur la vidéo ; texte intégral sur le site Vie Publique). Avec son balancement interne, cette petite phrase était de belle facture. Elle n’avait pourtant pas eu un retentissement considérable à l’époque. Question de contexte, sûrement. Sortis du confinement, les Français avaient d’autres idées en tête.

Peut-être déçu du peu d’impact de sa formule, le ministre de la Santé l’avait réitérée un mois plus tard, à deux jours d’intervalle, à l’occasion d’entretiens avec Le Soir puis avec Le Parisien. Là, il prenait un risque, car la tonalité héroïque de cette phrase n’était déjà plus de mise. « Derrière le propos guerrier pointe la fébrilité du gouvernement », soulignait Solveig Godeluck dans Les Échos. En effet, les contaminations avaient recommencé à progresser depuis trois semaines : la seconde vague de l’épidémie s’annonçait.

Les répétitions de cette phrase n’avaient pas marqué davantage que sa première apparition. Et en réalité, vu la suite des événements, le ministre avait tout lieu de s’en féliciter : il valait mieux rester dans l’obscurité que s’illustrer avec une formule démentie par les faits.

On comprend donc mal pourquoi, deux vagues épidémiques et 100 000 décès plus tard, Olivier Véran a tenu à réitérer encore une fois sa petite phrase aujourd’hui dans Le Journal du dimanche. Peut-être est-elle enfin vraie sur le fond, mais à quoi bon prendre le risque qu’on lui rappelle ses antécédents ?

Ce qui n’a pas manqué, bien entendu : la répétition a été vite repérée par des internautes et par les chaînes d’information en continu. Et le second degré de la petite phrase, qui aurait dû être « la France est en train de vaincre l’épidémie », devient quelque chose comme : « le ministre de la Santé se ridiculise ».


Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d’écran Twitter

14 juin 2021

« Whatever it takes » n’est pas vraiment « Quoi qu’il en coûte »

À une question sur « Quoi qu’il en coûte », Google trouve aujourd’hui environ 325 000 résultats. La petite phrase d’Emmanuel Macron reste l’un des grands marqueurs de l’année 2020. Dans Le Figaro de ce matin, Jean-Pierre Robin revient utilement sur la comparaison fréquente – déjà faite ici – entre cette formule et celle de Mario Draghi, « Whatever it costs ». Il y a copie, confirme-t-il, mais il y voit une « erreur de traduction devenue piège politique ».


Les trois mots de Draghi, arrivés comme un cheveu sur la soupe dans un discours du 26 juillet 2012, « ont coupé court à toute attaque des marchés. Selon le principe de la dissuasion nucléaire – il suffit d’affirmer sa force pour ne pas avoir à s’en servir – l’euro a été sauvé sans que la BCE ait dû débourser le moindre crédit. »

Hélas, avec le « quoi qu’il en coûte » du 12 mars 2020, « c’est exactement l’inverse […] : il s’avère ruineux pour l’État et son efficacité reste discutable ». L’économiste montre même un soupçon de cruauté envers le président de la République : « Faute de trouver les mots justes pour persuader ses compatriotes à l’instar de Mario Draghi subjugant les marchés, Emmanuel Macron s’est cru obligé de faire tinter le tiroir-caisse, comme s’il achetait les consciences. »

Deux auteurs puissants, deux publics différents

Le plus important dans une petite phrase n’est pas son contenu : c’est son auteur. Des chercheurs allemands ont montré que « la réaction neurophysiologique au sens d’un message est immédiatement influencée par le statut social de l’orateur et sa capacité éventuelle à faire advenir l’état des affaires qu’il/elle décrit »[i]. Autrement dit, le cerveau des auditeurs d’un discours réagit différemment selon qu’il pense ou non que l’orateur a les moyens de ses déclarations.

Après son auteur, le plus important dans une petite phrase n’est toujours pas son contenu : c’est son public. Les financiers qui écoutaient Mario Draghi ont manifestement cru qu’il avait les moyens d’agir : ils se sont abstenus de spéculer contre l’euro. Zéro dépense pour la BCE. Les Français qui ont écouté Emmanuel Macron ne demandaient sans doute qu’à  croire qu’il avait les moyens d’agir – et que l’argent de l’État n’était pas le leur.

Deux formules identiques à la langue près, deux personnages crédibles vis-à-vis de leur électorat, et des effets radicalement opposés : l’ironie de l’histoire s’exprime parfois sous forme de petite phrase.

Michel Le Séac’h

Photo Mario Draghi (2011) : INSMMario Draghi, Präsident der Euopäischen Zentralbank über die Europäische Währungsunion und die Schuldenkrise. Wohin steuert Europa?, via FlickrCC BY-ND 2.0


[i] Ina Bornkessel-Schlesewsky, Sylvia Krauspenhaar et Matthias Schlesewsky, « Yes, You Can? A Speaker’s Potency to Act upon His Words Orchestrates Early Neural Responses to Message-Level Meaning », PLOS ONE 8(7), 24 juillet 2013, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0069173

06 juin 2021

Contre les petites phrases, Emmanuel Macron cultive les images

Emmanuel Macron en terrasse d’un café avec Jean Castex, Emmanuel Macron avec McFly et Carlito dans les jardins de l’Élysée, Emmanuel Macron au Rwanda et en Afrique du Sud pour parler génocide et vaccins, Emmanuel Macron à Saint-Cirq-Lapopie, Martel et Cahors pour serrer des mains… : depuis le 19 mai, quelque chose a changé dans la communication du président de la République. 

« Le chef de l’État fait le choix de la saturation médiatique », explique Arnaud Benedetti dans Le Figaro. Ce faisant, il « pousse le marketing politique à son point ultime », ajoute le professeur de Paris-Sorbonne. Cependant, il se peut que cette stratégie largement fondée sur l’image soit défensive plus encore qu’offensive.

Quand Emmanuel Macron parle, le risque est grand qu’une partie de l’opinion se focalise sur un extrait de ses propos, éventuellement arbitraire et marginal, à l’instar des « 66 millions de procureurs » en janvier dernier. Mais une petite phrase a besoin d’un peu de temps pour s’installer. Elle suit la courbe de diffusion de l’innovation proposée par Everett Rogers dans les années 1960 : innovateurs, premiers adoptants, majorité précoce, etc. 

L’orateur-innovateur imagine une formule, des leaders d’opinion la repèrent et la diffusent vers un public nombreux, et c’est alors qu’elle devient petite phrase… Le processus n’était sûrement pas bien différent quand Démosthène parlait sur l’Agora. L’internet l’a juste accéléré considérablement.

Un discours distancié et alambiqué avec soin

En donnant tous les jours ou presque quelque chose à montrer, Emmanuel Macron ne laisse pas le temps à chaque vague de se développer à partir de ses propos. Il propose chaque jour une actualité plus forte et plus visuelle qu’une petite phrase en développement. Sa parole n’a pas forcément changé. En comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie (« Il ne manque que la mer pour faire la Californie ») dans un entretien avec Zadig, il s’est montré fidèle à une certaine veine et a pris un vrai risque. Mais la vague, même californienne, a vite été recouverte par une autre.

En l’occurrence celle de la visite du 27 mai au mémorial de Gisozi, qui commémore le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. L’image était forte et le thème puissant. Ses discours à l’étranger sont souvent à risque pour Emmanuel Macron : au Danemark (les « Gaulois réfractaires »), en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »), en Grèce (« je ne céderai rien devant les fainéants ») , etc. Mais le discours de Kigali, un chef-d’œuvre de littérature diplomatique, ne laissait guère de place à l’invention d’une petite phrase. Ce qui concernait directement la France était soit de l’ordre de l’évidence (« la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda ») soit distancié et alambiqué avec soin (« les tueurs qui hantaient les marais, les collines et les églises n’avaient pas le visage de la France »). Emmanuel Macron a eu la sagesse de ne pas dévier du texte qu’on lui avait préparé.

Martel subliminal ?

L’image a donc pris le pas sur le texte – le président blanc à masque noir en compagnie du président noir à masque blanc. Puis, après les photos institutionnelles d’Afrique australe, plongée immédiate dans la France profonde à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), un village façon « force tranquille » de 1981, et à Cahors, avec un détour par Martel. Curieux détour, d’ailleurs : plus de 50 km à vol d’oiseau dans chaque sens alors que moins de 20 km séparent Saint-Cirq-Lapopie de Cahors. Serait-ce une main tendue subliminale aux lecteurs de Houellebecq ? Dans Soumission (près d’un million d’exemplaires vendus, tout de même), l’écrivain attribue la fondation du village à Charles Martel, qui y aurait vaincu les Arabes quelques années après la bataille de Poitiers.

Toujours est-il qu’à multiplier les images, Emmanuel Macron a pu échapper aux petites phrases. Y parviendra-t-il durablement sans lasser ni s’épuiser ?

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P.S. La gifle qui a visé le président à Tain-L'Hermitage, le 8 juin, ajoute une image remarquable aux précédentes !

Michel Le Séac’h

Graphique : Courbe d’adoption selon Everett Rogers par Jurgen Appelo, http://www.management30.com/, image Flickr, licence CC BY 2.0

21 mai 2021

« L’art d’être Français » : Onfray tacle Macron

La conférence de presse présidentielle du 25 avril 2019 clôture solennellement le Grand débat national engagé après les troubles des « Gilets jaunes ». Un débat voulu par Emmanuel Macron pour tourner la page d’une période troublée. Cette conférence de presse est donc destinée à être un temps fort de son mandat. Plusieurs journaux qualifient la mise en scène de « gaullienne ».

Le chef de l’État estime entre les lignes que le mouvement des Gilets jaunes est dû au moins en partie à ses petites phrases. « Il y a des phrases que je regrette », assure-t-il. Et il affiche sa volonté de changer : « Je crois que j'ai compris beaucoup de choses de la vie du pays. »

La première manifestation de cette volonté de changement est lexicale. De la conférence de presse, la presse retient avant tout une expression : « l’art d’être Français ». C’est clairement le but recherché : elle figure pas moins de quatre fois dans l’introduction d’Emmanuel Macron. Sibeth Ndiaye, qui s’occupe alors de sa communication, la répète sur France Inter le lendemain.

Un concept insaisissable

Comme le note alors Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là prolonge en fait l’expression « en même temps », familière à Emmanuel Macron. Ce que celui-ci confirme entre les lignes en expliquant :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

Selon toute apparence, « l’art d’être Français » était destiné à servir de devise au chef de l’État pour la suite de son mandat. Mais avec cette définition alambiquée et ambiguë, « l’art d’être Français » est mal parti. Les sarcasmes pleuvent. Le chef de l’État ne s’acharne pas. Il ne renonce pas totalement à l'expression, pourtant. En février 2020, à la veille du Salon international de l’agriculture[i], il salue une profession « qui participe à l’art d’être français » (on note cependant la disparition de la majuscule à « français », au moins sur le site d’En Marche).

La formule réapparaîtra-t-elle au cours de la prochaine campagne présidentielle ? C’est à peu près exclu désormais : Michel Onfray a publié hier un livre intitulé L’Art d’être français[ii]. Il y écrit ceci :

L'art d'être français fut une expression utilisée par un président de la République française qui, paradoxalement, fit aussi savoir en son temps, appelé à ne pas durer dans l'Histoire, qu'il y avait pas de culture française, seulement des cultures en France...

Tout « art d’être français » dans la bouche d’Emmanuel Macron deviendrait une publicité pour un philosophe absolument pas « Macron-compatible ». La cause est entendue.

Michel Le Séac'h


[i] Voir https://en-marche.fr/articles/actualites/agriculture-emmanuel-macron-1. 

[ii] Michel Onfray, L’Art d’être français, Paris, Bouquins, 2021.

07 mai 2021

« De l’Empire nous avons renoncé au pire… » : la rime Macron/Napoléon n’est pas très riche

« De l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur », a déclaré Emmanuel Macron le 5 mai, pour le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier.

Le président de la République savait que son discours à l’Institut de France serait scruté avec une extrême attention. Qu’on chercherait, pas forcément avec des intentions favorables, à y distinguer une petite phrase résumant l’ensemble.

Les petites phrases d’Emmanuel Macron se partagent entre trois catégories.

  • Les formules malheureuses, les gaffes en somme, qui lui ont construit une image déplorable (exemples : le « pognon dingue » ou les « Gaulois réfractaires »).
  • Les considérations politiques personnelles à l’emporte-pièce, comme des réflexions à haute voix (exemple : « le libéralisme est une valeur de gauche »).
  • Les phrases fabriquées pour être reprises par la presse afin de diffuser un message calibré, que le marketing politique appelle traditionnellement sound bites.

Chez la plupart des dirigeants politiques, un discours solennel est l’occasion d’un sound bite. Mais le président de la République n’a jamais paru à l’aise dans cet exercice. Lors de l’annonce de sa candidature, déjà, en novembre 2016, il était complètement passé à côté de l’occasion. C’était pourtant le moment ou jamais de commencer à se bâtir une stature présidentielle. N’y avait-il donc chez En Marche personne qui fût capable de lui expliquer le principe ?

Un soupçon de créativité

Faute de mieux, la presse avait surtout retenu cette phrase : « Je suis candidat à la présidence de la République ». Pas faux, mais c’était quand même le degré zéro de la communication politique. Nouvelle pour Emmanuel Macron, cette proclamation avait été entendue par les Français dans bien d’autres bouches.

Par la suite, hormis « Make our planet great again », les petites phrases des grandes occasions présidentielles n’ont jamais été très créatives. Emmanuel Macron a même fait dans le plagiat pur et simple avec « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour votre pays », pour ses vœux du 1er janvier 2018. Une formule presque directement empruntée au président Kennedy. « L’art d’être français », « quoi qu’il en coûte » ou « nous sommes en guerre » n’étaient pas non plus d’une grande originalité, sinon par leur présence multiple au sein d’un même discours.

Par contraste, « de l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur » semble le produit d’un effort d’imagination. Cette petite phrase bénéficie à la fois d’un doublement (l’Empire/l’Empereur) et de deux rimes internes (Empire/pire et Empereur/meilleur), deux dispositifs dont la puissance évocatrice est connue depuis l’Antiquité.

Une phrase trop retouchée ?

Ni sa prosodie ni sa métrique ne sont optimales, pourtant. On dirait qu’elle a été travaillée, discutée, soupesée et que cette moulinette critique l’a affaiblie. Une formule au présent, avec des verbes d’action, du genre « de l’Empereur nous gardons le meilleur, de l’Empire nous rejetons le pire », aurait eu plus de force. Quant au fond, elle ne signifie pas grand chose. Empire/pire tient plus du calembour que de la rime. Et qui peut se représenter en quoi consiste « embellir le meilleur de l’Empereur » ?

Pourtant, il ne fait aucun doute que ce passage était LA petite phrase du discours. On l’avait même annoncée à l’avance. Le Monde du 29 avril[1] la mettait dans la bouche d’un « proche de M. Macron » sous la forme : « Nous regardons Napoléon en face ; la République embellit le meilleur de l’Empereur et s’est séparée du pire de l’Empire » (la différence avec la phrase réellement prononcée permet de se faire une idée des débats préparatoires). Le Canard enchaîné avait repris cette formulation quelques heures avant le discours.

Le site de l’Élysée confirme le caractère central de la phrase. Il la cite dans une courte introduction au texte intégral du discours, et la commente ainsi : « avec cette commémoration, le Président regarde l'histoire en face ». On est bien dans la mécanique du sound bite à l’américaine[2] mais les communicants présidentiels n’ont pas l’efficacité des spin doctors d’outre-Atlantique.

Michel Le Séac’h

Illustration : statue équestre de Napoléon par Vital-Dubray, Rouen ; photo Frédéric Bisson via Flickr, licence CC BY 2.0


[1] Olivier Faye, « L’Elysée veut honorer Napoléon ‘’de manière équilibrée’’ », Le Monde, 29 avril 2021.

[2] Voir David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, 2019/édition Champs Flammarion, 2021, p. 167.

21 avril 2021

De l’art d’utiliser une petite phrase judiciaire

« Je vais vous dire exactement ce qu'a dit l'avocat général, c'est une petite phrase, j'entends vous la lire » : Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, tenait absolument à faire état du document qu’il avait sous les yeux, ce matin sur RTL au micro de Benjamin Sportouch. Il s’agissait de la péroraison du réquisitoire de l’avocat général au procès des agresseurs de policiers de Viry-Châtillon* :

Assumer ses actes est devenir un homme. Pour ce faire il s'agira de briser la loi du silence, cette omerta génératrice de violences dont vous avez été les auteurs ce 8 octobre 2016, en dialoguant, en échangeant, en parlant non pas pour propager des rumeurs ou parler seulement entre vous mais avec les autres, tous les autres, au-delà de la rue de la Serpente et de la Grande Borne, avec tous les citoyens venus d'horizons différents qui font la richesse de notre pays.

Étonnement de Benjamin Sportouch à l’annonce de cette lecture : « Vous pouvez y avoir accès, vous ? Parce que c'était le huis clos, vous avez donc eu accès, vous, à cette réquisition de l'avocat général ? » Réponse du ministre de la Justice : « Bien sûr, si je vous dis ce matin que j'ai cette phrase c'est que je sais qu'elle a été prononcée. » C’est bien là le problème.

Le ministre affirmait répondre à une déclaration de Marine Le Pen – un « mensonge éhonté » ‑ selon laquelle l’avocat général « avait commencé son réquisitoire en s’adressant aux accusés : "Je sais que vous êtes une richesse pour notre société" ».

Richesse pour le pays, chance pour la France

Marine Le Pen s’était exprimée la veille au soir sur RTL. Pas plus que le ministre elle n’avait assisté au huis clos. Mais elle avait repris une déclaration de Me Thibault de Montbrial qui, lui, y était en tant qu’avocat de l’un des policiers blessés. Selon lui, l’avocat général avait conclu en adressant aux accusés cette petite phrase : « Je sais que vous avez de l’empathie et que vous êtes une richesse pour le pays ». Ce qui pouvait rappeler une formule célèbre et contentieuse, L’immigration est une chance pour la France, titre d’un ouvrage de Bernard Stasi paru en 1984 et régulièrement repris comme une antiphrase par les adversaires de l’immigration.

Le danger, pour le ministre de la Justice, n’était évidemment pas dans la déclaration de Marine Le Pen mais dans celle de Thibault de Montbrial. Lui-même avocat talentueux, Éric Dupond-Moretti s’est bien gardé de s’en prendre à son confrère : attaquer plutôt Marine Le Pen lui permettait de déplacer le débat du judiciaire au politique. Cerise sur le gâteau, la présidente du Rassemblement National avait placé la petite phrase au début du réquisitoire alors qu’elle se situait à la fin, preuve qu’elle peut « raconter n’importe quoi ».

En transformant sa défense en attaque, en la réorientant vers un leader politique et non vers un avocat témoin direct, en produisant une « petite phrase » (elle compte quand même 76 mots) écrite noir sur blanc alors que l’originale n’a pas été enregistrée et en mettant dans la balance sa crédibilité personnelle (« je sais qu’elle a été prononcée »), le Garde des Sceaux a probablement réussi à tuer dans l’œuf une petite phrase potentiellement dommageable pour son administration. De la belle ouvrage.

Michel Le Séac’h

* Dans cette affaire, treize jeunes étaient poursuivis pour une agression au cocktail molotov commise en 2016 contre des policiers qui avaient failli être brûlés vifs ; seuls cinq d’entre eux ont été condamnés en appel par la cour d’assises, au lieu de huit en première instance. Un verdict considéré comme beaucoup trop clément par les syndicats de policiers.
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Illustration : capture partielle d'écran RTL, https://www.rtl.fr/actu/politique/viry-chatillon-eric-dupond-moretti-annonce-sur-rtl-qu-il-ne-recevra-pas-les-acquittes-7900022512

09 avril 2021

« L'aérien ne doit plus faire partie des rêves d'enfants », petite phrase collective

« Cette petite phrase tirée de plusieurs heures de débats lors du dernier conseil municipal de Poitiers fait le buzz sur les réseaux sociaux », a noté, avec bien d’autres, France 3 Régions. « Ils sautent sur la moindre petite phrase qui peut échapper pendant 6 heures de conseil municipal », a elle-même déploré son auteure.

Léonore Moncond'huy, 31 ans, a été élue en 2020 maire Europe Écologie-Les Verts (EELV) de Poitiers, une ville tenue par les socialistes depuis plus de quarante ans. Elle a décidé le mois dernier de priver l’aéroclub local de la moitié de sa subvention municipale, avant suppression totale l’année prochaine. Elle s’en est ainsi expliquée devant son conseil municipal : « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants ». Mauvaise pioche lexicale : si elle avait dit « le kérozène ne doit plus faire partie des rêves d’enfants », elle n'aurait recueilli que des éloges.


Replacée dans son contexte, la formule est moins choquante qu’elle n’en a l’air. Une conseillère municipale LREM venait de réclamer le maintien de la subvention au nom de la participation de l’aéroclub à l’opération « Rêves de gosse », destinée à offrir des baptêmes de l’air à des enfants handicapés. Mais une petite phrase n’a pas d'autre contexte que celui de ses auditeurs. L’éventuelle circonstance atténuante n’a pas épargné à Léonore Moncond'huy un tollé aussi bien à droite qu’à gauche, et jusque chez ses propres amis (« qu’elle aille se faire foutre », a grondé Daniel Cohn-Bendit).

La jeune édile pas assez entraînée à la langue de bois apprend vite : mercredi 7 avril, sur RTL, elle a avoué « une maladresse ». Est-ce assez ? Une fois émise, une petite phrase n’est plus la propriété de son auteur. Il aura beau la démentir ou la renier, le verdict appartient à l’opinion publique. On se souvient des efforts de Michel Rocard tentant de faire oublier « la France ne peut pas héberger toute la misère du monde ». Léonore Moncond'huy pourrait cependant compter sur le fait qu’elle n’est pas une personnalité de premier plan. Les petites phrases des personnages secondaires sont rarement durables. Le problème, ici, est que la formule s’est agrégée à d’autres émanant de collègues écologistes de la maire de Poitiers.

De nombreux commentaires ont rappelé à cette occasion les déclarations débridées d’Éric Piolle, maire de Grenoble, sur la 5G « pour regarder du porno sur votre téléphone dans l’ascenseur », de Grégory Doucet, maire de Lyon, sur le Tour de France « machiste » et « pas écoresponsable » et du maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, sur les sapins de Noël, « arbres morts ». Comme aucun d’eux n’est très connu de l’électeur moyen hors de sa ville, chacune de leurs petites phrases tend vers une attribution collective alimentant un stéréotype du « maire écolo »*.

Michel Le Séac’h

Photo de Léonore Moncond'huy par Pikachuvert, Wikimedia Commons sous licence CC BY-SA 4.0

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* Johanna Rolland, maire socialiste de Nantes, alliée à EELV, a elle aussi refusé « l’implantation d’un sapin coupé » au nom de sa démarche de transition écologique. Elle l’a remplacé par une structure conique en métal. Mais ce qui alimente le stéréotype du maire écolo est sans effet à l’égard d’un maire socialiste.

02 avril 2021

"Propagande" de David Colon : la petite phrase parent pauvre

La parution de Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain en édition de poche chez Flammarion (collection Champs histoire), deux ans après sa sortie chez Belin, est l’occasion de s’interroger sur la place des petites phrases dans le vaste ensemble des pratiques, moyens et méthodes visant à gouverner les esprits. La somme magistrale de David Colon, professeur à Sciences Po, présente de façon quasi exhaustive les principes, les stratégies, les moyens et les grands noms de la propagande.

Elle montre à quel point le domaine s’est complexifié depuis l’époque de Bernays ou de Tchakhotine. L’utilisation des symboles, le neuromarketing, le nudge, les techniques langagières, le storytelling, la propagande par l’image – y compris les images subliminales – les fake news et la post-vérité, les rumeurs, le complotisme, le trolling et le hacking, y sont présentés en détail, avec force références. Si l’on cherche à situer la place des petites phrases dans la communication politique, c’est dans ce livre assurément qu’il faut chercher. 

Elles n’y font pourtant que deux apparitions – « fake news » ou « fact-checking » ont droit à plus[1].

Voici la première, p. 167 :

Depuis les années 1990, le White House Office of Communications systématise l'usage de la « ligne du jour », consistant à mettre en avant, chaque jour, un aspect particulier de l'action du président ou plus largement de l'administration présidentielle, à coups de déplacements thématiques et de « petites phrases » (sound bites) glissées à l'oreille des journalistes accrédités.

De l’anglais au français, il est classique de traduire « sound bite » par « petite phrase ». Cependant, l’expression américaine désigne une formule délibérément mise au point par ou pour un personnage politique, initialement en vue d’un passage à la radio (d’où le « sound »). La « petite phrase » à la française n’a pas forcément été calculée et il n’est pas rare qu’elle soit mise au débit de celui qui la prononce. « Casse-toi pauv’ con » ou « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, sont souvent qualifiées de « petites phrases » ; on ne pourrait en revanche les considérer comme des « sound bites ».

La deuxième occurrence, p. 235, est celle-ci :

[sous l'influence de la télévision, les hommes et les femmes politiques] tendent à délaisser les débats d'idée au profit des affrontements de personne et des « petites phrases » : le « journalisme de course de chevaux » focalisé sur les différences entre les candidats et la perception qu'en a le public, identifié en 1976 aux États-Unis, gagne la France dans les années 1980.

On se rapproche ici du sens français de la locution. Quoique les petites phrases soient évidemment antérieures aux années 1980[2]. S’il fallait établir un palmarès, « Je vous ai compris » (1958) ou « Vous n’avez pas le monopole du cœur » (1974) figureraient sans doute assez haut parmi les petites phrases les plus célèbres. Au singulier ou au pluriel, « petite phrase » figure une dizaine de fois dans Le Duel : De Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970). Et Patrick Brasart ne paraît nullement anachronique dans « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » (Mots, septembre 1994, n°40. pp. 106-112). C’est vrai, on voit mal pourquoi « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » (Danton, 1792) ne pourrait être qualifié de petite phrase aussi bien que « On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe » (de Gaulle, 1965).

Les petites phrases, elephant in the room ?

Comment expliquer cette présence anecdotique des petites phrases dans l’ouvrage sur la communication politique le plus complet du moment ? Il est vrai que, dans le processus de la communication politique, elles se situent « côté auditeur » plus que « côté émetteur ». Elles n’existent que si elles sont émises, transmises ET enfin admises par le public, ce qui rend difficile leur manipulation. Mais Propagande n’élude pas la communication ascendante. Le livre souligne que le public est acteur de la propagande. Il contient des passages très pertinents sur le charisme des orateurs (p. 155), la pression par les pairs (p. 156), les biais cognitifs comme l’effet de simple exposition (p. 245), le biais d’endogroupe (p. 250) ou les stéréotypes (p. 286), etc. La quasi-absence des petites phrases n’en est que plus étonnante.

Peut-être faut-il y voir en partie une influence, ou plutôt une « non-influence », anglo-saxonne. David Colon connaît sur le bout du doigt Bernays, Boorstin, Chomsky, etc. Tous se sont intéressés aux slogans, aucun n’a étudié spécifiquement les petites phrases. Ne serait-ce que par absence d’un mot ou d’une locution pour les désigner. Mais le livre n’est pas le simple reflet de pratiques et de théories américaines.

Les petites phrases seraient-elles alors un « elephant in the room », un phénomène trop énorme pour qu’on l’appréhende délibérément ? Énorme en effet, car elles sont finalement, pour le citoyen ordinaire, la base de la culture politique, au sens de « ce qui reste quand on a tout oublié ». Ce ne serait pas sans précédent : après n’y avoir vu que des ornements pendant des millénaires, on n’a vraiment pris conscience du rôle capital des métaphores qu’en 1980, quand Lakoff et Johnson ont publié Metaphors We Live By.

Michel Le Séac’h

David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, Flammarion (collection « Champs »), 2021. ISBN : 978-2-0815-2021-9. 448 pages, 12 euros.


[1] Oublié par l’index, « slogan » apparaît au moins une douzaine de fois.

[2] Bien qu'il soit difficile de prendre David Colon en défaut, il commet une autre erreur de date à propos du néologisme « conspirationniste ». Il serait apparu, dit-il p. 311, en 2012. On en trouve pourtant de nombreuses occurrences à la fin du 20e siècle.